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Populisme et libéralisme : les deux revers d’une même médaille ?
©Brendan Smialowski / AFP

Bonnes feuilles

Christophe Boutin, Olivier Dard, Frédéric Rouvillois et une centaine de contributeurs publient "Le Dictionnaire des populismes" (éditions du Cerf). Qu'est-ce que le populisme ? D'où vient-il ? Quels sont ses théoriciens ? Cet ouvrage regroupe 260 notices et entrées et permet de cerner ce qui est devenu une réalité incontournable de la vie politique contemporaine. Extrait 2/2.

Alain Laquièze

Alain Laquièze

Alain Laquièze est professeur de droit public à l’université Paris Descartes (Sorbonne Paris Cité). Il est spécialiste de droit constitutionnel et d’histoire des idées politiques. Il a notamment publié en co-direction avec Marie-Claude Esposito et Christine Manigand l’ouvrage Populismes. L’envers de la démocratie (2012). En co-direction avec Xavier Bioy, Thierry Rambaud et Frédéric Rouvillois, il a fait paraître Le Président de la Ve République et les libertés, préface de Valéry Giscard d’Estaing (2017). On citera également ses contributions «Benjamin Constant», «Guizot et la monarchie de Juillet», «Juste milieu» et «Thiers» parues dans Le dictionnaire du conservatisme sous la direction de Frédéric Rouvillois, Olivier Dard et Christophe Boutin (2017). (Libéralisme)

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Dans le champ politique, le populisme et le libéralisme apparaissent à première vue comme des concepts dont les significations sont antinomiques. Le populisme est d’abord une attitude qui consiste à prendre le parti du peuple contre les élites politiques et économiques. Le peuple qui est visé renvoie le plus souvent aux classes populaires disposant de vertus d’honnêteté et d’authenticité, que l’on oppose à des élites illégitimes et corrompues. Cet antiélitisme se double d’un anti-pluralisme, puisque ceux qui se réclament du peuple considèrent qu’ils sont les seuls à pouvoir parler en son nom. Le discours populiste tend à exalter l’expression directe de la volonté populaire, au nom d’une démocratie directe mythique et indéterminée. Il prône l’immédiateté de l’action publique au détriment de la délibération politique et de la médiation institutionnelle. Il se situe donc à l’opposé d’une conception libérale qui croit dans la représentation, dans l’existence de contre-pouvoirs, dans l’importance de l’Etat de droit et des procédures pour contrebalancer les revendications populaires. Le libéralisme prône l’esprit de modération, en privilégiant des solutions situées à distance de positions extrêmes. Il réclame également du temps dans la prise de décision, ce qui le situe à l’opposé d’un tempérament populiste, marqué par l’urgence. 

Un des paradoxes de cette opposition conceptuelle est que les mouvements populistes prospèrent pourtant au sein des démocraties libérales et que loin de s’opposer à elles et d’en vouloir la disparition, ils prétendent au contraire en défendre les principes, parfois en demandant que les valeurs démocratiques soient mieux prises en compte, parfois même en soutenant les principes de liberté d’expression, de tolérance religieuse, de sécularisation et d’égalité entre les sexes contre la menace que représenterait, à leurs yeux, une immigration musulmane accusée de vouloir imposer ses propres normes. Le Parti pour la liberté de Geert Wilders s’appuie par exemple sur les valeurs de liberté et de tolérance pour décréter qui appartient au peuple néerlandais, et qui n’y appartient pas. 

Il est significatif que le libéralisme, surtout dans sa dimension économique de dérégulation des marchés, de reflux de l’Etat providence, d’exaltation de la responsabilité individuelle et de promotion du libre-échange au niveau international – on parle alors usuellement de néolibéralisme –, est vu comme un adversaire des mouvements populistes, qu’ils soient de droite ou de gauche. 

A droite, le populisme défend la communauté nationale qu’il voit comme un rempart à la globalisation économique et financière. Il dénonce de manière véhémente ce qui lui apparaît comme une agression venant de l’extérieur. Il assimile l’immigration à une invasion et lui impute fréquemment des maux qui secouent la société : communautarisme, délinquance, insécurité, terrorisme. Il n’hésite pas à y voir un complot d’origine religieuse et le signe de la décadence d’un pays qui abandonnerait progressivement ses valeurs. La défense de l’identité nationale s’oppose au cosmopolitisme et à un projet de construction politique de l’Europe qui pourrait s’en rapprocher. On a ainsi pu parler d’un «populisme identitaire» ou d’un «national-populisme». 

Un populisme de gauche s’est également déployé depuis la grave crise financière de 2008 en stigmatisant lui aussi le néolibéralisme, mais sans remettre en cause l’armature des démocraties libérales et le capitalisme. Il se distingue en cela d’une gauche révolutionnaire qui viserait une rupture totale avec l’ordre sociopolitique existant. Ce mouvement, théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, utilise le qualificatif de populisme, qui loin d’être vu comme péjoratif est revendiqué, en tant qu’il exprime l’intention de radicaliser la démocratie et de construire un peuple, susceptible d’exprimer sa volonté. L’antagonisme ami/ennemi de Carl Schmitt est utilisé pour justifier la lutte qu’il convient d’engager contre des élites qui ont imposé, sans consultation populaire, des politiques ne servant que leurs intérêts. Le conflit doit être antagonique, impliquant une lutte entre adversaires et non entre ennemis, il peut même se décliner de manière passionnelle et sous une forme violente en dernier ressort, mais il ne doit pas aboutir à la remise en cause de la démocratie pluraliste. La stratégie populiste de gauche entend établir un nouvel ordre hégémonique qui permettra de transformer les institutions politiques existantes par des procédures démocratiques, afin de créer selon les pays un «socialisme démocratique», un «éco-socialisme», une «démocratie associative» ou une «démocratie participative». Elle rejette néanmoins le recours au tirage au sort qui évacue la nature collective du sujet politique et privilégie l’expression des points de vue individuels. Le but de cette stratégie n’est pas d’abolir la représentation, mais de rendre les institutions plus représentatives. 

S’inspirant des enseignements de Gramsci, le populisme de gauche entend façonner un nouveau sens commun, notamment dans le champ culturel et artistique, afin de faire triompher ses idées de radicalisation démocratique dans la société civile et de transformer l’Etat. Cette réforme intellectuelle et morale passe par l’inscription de la question écologique au centre de l’agenda politique, qu’il convient de lier à la question sociale, dans le but de rejeter le modèle néolibéral jugé attentatoire à l’environnement. Une attention particulière est également portée à la citoyenneté, qui ne doit plus être conçue, sur le mode libéral, comme un simple statut légal et le vecteur de droits individuels, mais comme un engagement actif dans la communauté politique qui peut trouver sa source théorique dans la tradition du républicanisme civique. Un leadership charismatique est également requis par la stratégie populiste de gauche, même si elle ne doit pas instaurer une relation verticale entre le chef, conçu comme un primus inter pares, et le peuple. Les mouvements politiques Podemos en Espagne et La France insoumise se reconnaissent dans ces thèses du populisme de gauche. 

Face à ces attaques en règle, les libéraux peinent à trouver des réponses convaincantes. Une de leurs tentations est de discréditer les thèses des populistes au nom d’arguments moraux. En les accusant de n’être que des démagogues, ils évitent le plus souvent de discuter sur le fond leurs propositions. L’opposition progressistes/souverainistes qui a prospéré´ dans le débat public français depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, en se substituant à la distinction classique droite/gauche, est une manifestation de cette volonté d’exclure les populistes et de refuser qu’ils puissent porter des revendications légitimes. Il n’est pas indifférent de constater que cette opposition a structuré le débat sur l’Europe, les libéraux étant favorables à une Union européenne a ` vocation fédérative et dominée par le néolibéralisme, alors que les populistes, hostiles à toute idée d’Etats-Unis d’Europe, souhaitent au contraire concentrer leurs efforts à l’échelle des nations. 

Une autre réponse des libéraux consiste à donner plus de poids à la composante démocratique dans les systèmes politiques occidentaux. C’est pourquoi certains soutiennent une revalorisation de l’instrument référendaire, et notamment du référendum d’initiative populaire en matière constitutionnelle et législative. C’est pourquoi aussi des idées émergent pour réduire les pouvoirs des cours constitutionnelles qui, en ayant la capacité d’annuler des lois, sont soupçonnées de remettre en cause la volonté populaire. Il a pu ainsi être envisagé dernièrement de permettre au parlement qui verrait une loi déclarée inconstitutionnelle de surmonter, après un vote à une majorité qualifiée, le veto du juge, afin que la loi puisse être effectivement mise en vigueur. C’est donc deux piliers du libéralisme politique, le système représentatif et l’Etat de droit, qui seraient aménagés, voire affaiblis, au nom de la prise en compte des exigences populistes.

Des réponses plus articulées théoriquement et plus radicales dans leurs implications ont pourtant été envisagées par la pensée libérale contemporaine. Si elles n’ont pas été spécifiquement avancées pour répondre aux mouvements populistes, elles pourraient néanmoins alimenter des argumentaires en vue de parer certaines de leurs critiques, car elles font également le constat des limites d’un néolibéralisme triomphant, adepte du capitalisme du laisser-faire. Au cœur de ces préoccupations libérales figure le concept de solidarité qui se fixe pour objectif l’égalité d’accès aux ressources et aux opportunités, ce que John Rawls appelle «les conditions sociales du respect de soi». La solidarité ne se réduit pas ici à l’assistance, c’est-à-dire à l’attribution de ressources nécessaires à la survie des plus pauvres, mais elle doit traiter les personnes en préservant leur dignité, ce qui suppose le respect et même la reconnaissance. Il faut donc envisager le citoyen comme un être doué de facultés morales, à savoir la capacité de développer une conception de son bien et un sens de la justice, et non comme un individu rationnel et intéressé. C’est sur ce fondement des facultés morales communes à tout individu, contrairement à celui du manque d’aptitudes ou de talents, que devrait être versé un revenu minimum qui permettrait à chacun d’exercer sa citoyenneté. Cette conception rawlsienne de la solidarité s’accompagne d’une critique de la méritocratie car elle exprime la conviction que la réussite individuelle est une illusion et que les efforts personnels ne sont rien sans la prise en compte du rôle de la famille, de l’institution scolaire et, plus largement, de l’environnement social et culturel de l’individu. 

Les libertariens de gauche sont allés plus loin encore en soutenant que le revenu minimum ne doit pas être une correction des inégalités, mais doit être appréhendé comme un droit. Pour ces auteurs, la solidarité ne se justifie pas dans une société démocratique, parce que les citoyens ont tous un droit absolu, et non pas conditionnel, à une part équivalente des ressources communes. On peut y voir l’expression de la conception lockéenne selon laquelle les êtres humains ont un droit absolu à la propriété d’eux-mêmes et à la propriété des biens extérieurs qui découle de leur travail, à la condition que ce droit n’empêche pas les autres de survivre. Les individus ne seraient donc pas bénéficiaires d’une aide sociale, en raison d’une volonté politique visant à corriger les inégalités les plus fortes, mais en vertu d’un droit naturel à une part égale des ressources extérieures, compatible avec la propriété de soi de chacun. Les implications concrètes de ces postulats théoriques seraient en particulier le versement d’un revenu universel et la taxation des donations et des héritages jusqu’à 100% de leurs valeurs. De telles propositions se heurtent néanmoins à deux objections principales. La première tient à leur caractère peu réaliste, car outre que les opinions publiques sont réticentes à s’engager sur de telles voies, le revenu universel et la taxation intégrale de l’héritage n’auraient du sens, au regard de leur prémisse jusnaturaliste, que s’ils s’appliquaient dans une perspective cosmopolitique. La seconde réserve tient à leur compatibilité avec leur inscription dans la doctrine libérale. Le principe de la propriété de soi, poussé à l’extrême, ne vient-il pas porter une atteinte grave aux libertés individuelles et tolérer un pouvoir coercitif de l’Etat, à rebours de l’enseignement libéral ? 

En définitive, à vouloir répondre aux thèses populistes qui demandent que le peuple soit entendu, sans que l’on puisse d’ailleurs très bien préciser sa consistance précise - est-ce une seule communauté ou, au contraire, un agrégat de groupes sociaux auxquels il convient d’accorder des droits spécifiques ? – les libéraux tendent à remettre en cause les principes mêmes de leur doctrine, qu’il s’agisse de la liberté fondée en raison, du primat de la représentation ou d’un Etat de droit reposant en dernier ressort sur des droits de l’homme universels et indifférenciés. 

Extrait de l’ouvrage collectif " Le Dictionnaire des populismes" - cosigné notamment par Christophe Boutin, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois - publié aux éditions du Cerf.

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