Ce que perd une société en perdant le sens de la transgression<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Ce que perd une société en perdant le sens de la transgression
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

Evolution

La Manif pour tous a appelé à se rassembler dimanche contre le projet de loi bioéthique qui est examiné depuis la fin du mois de septembre à l'Assemblée nationale. L'occasion pour Atlantico de revenir sur la logique à l'oeuvre dans le projet de loi.

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

Voir la bio »
Jean-Baptiste Juillard

Jean-Baptiste Juillard

Jean-Baptiste Juillard est professeur agrégé de philosophie, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris.

Voir la bio »

Atlantico : Danièle Obono, députée La France Insoumise, a demandé le 3 octobre la suppression de la mention du sexe à l'état civil, parce que cette mention aurait des conséquences oppressives pour les "transgenres et intersexués". Dans quelle mesure, de manière plus générale, les lois de bioéthiques reposent-elles sur l'idée qu'il est nécessaire de prendre en compte toutes les transgressions et d'éliminer toutes les frustrations que peuvent engendrer l'existence d'une loi ou d'une norme morale ?

Jean-Baptiste Juillard : Formellement, la révision des lois de bioéthique s’accompagne d’états généraux largement ouverts et la discussion des textes à l’Assemblée permet d’écouter des intervenants de qualité. Pourtant, lorsque l’Académie de médecine évoque posément dans un rapport sur le projet de loi actuel une « rupture anthropologique majeure » et s’inquiète des conséquences pour les enfants des suites d’une procréation délibérément sans père, la ministre de la Santé réagit avec mépris en évoquant une conception « un peu datée ». Suffit-il d’invoquer quelques études anglo-saxonnes, nécessairement limitées dans le temps, pour faire taire tout débat ? D’autres études montrent quant à elles par exemple les difficultés sociales des enfants de famille monoparentale, questionnant ainsi l'ouverture de la PMA aux mères célibataires. Au fond, la réflexion éthique peut-elle encore consister à dire « non », c’est-à-dire soutenir un interdit contre une revendication minoritaire au nom d’une conception du bien commun, ou doit-elle simplement fournir quelques arguments bon teint pour justifier indéfiniment l’extension des droits de l’individu ? Le propos de Danièle Obono illustre tout à fait l’extension maximale du terme de « violence ». La mention du sexe est perçue comme une « violence » faite à l’individu dans sa particularité, or nos sociétés se veulent pleinement pacifistes et non-violentes, donc tout ce qui pourrait être ressenti comme une violence doit urgemment être effacé. L’expression d’une plainte suffit à garantir sa légitimité, rien ne peut être opposé à une subjectivité éplorée dans une société qui se veut « progressiste ». Tout ce qui ne repose pas sur un acte produit l’intention de l’individu est présenté comme une oppression dont l’Etat doit nous libérer.

Damien Le Guay : Madame Obono à tout à faire raison. Son raisonnement est implacable. Fou mais implacable. Fou, au sens donné par Chesterton : « est fou celui qui a tout perdu sauf la raison ». Trois éléments «de raison » doivent être pris en considération. D’une part le caractère construit de tout et de tous – y compris de la sexualité, du genre, de l’appartenance sexuelle. D’autre part, une vision simplement sociologique selon laquelle tout est vu sous l’angle des discriminations. Et pour finir : une confusion entre le biologique et la sexualité choisie – de manière à faire prévaloir le choix d’une sexualité qui doit recouvrir le biologique considéré comme une « assignation » dont il faut se libérer. Pour toutes ces raisons, le genre (homme ou femme) relève du déclaratif, de ce que je dis de moi. Et si, ce déclaratif sexuel est flou, queer, incertain (comme dans le cas pour les trans ou les inters ou les bis), alors une absence de reconnaissance par l’état civil de cette indétermination est considérée comme attentatoire à la dignité des personnes.

Or, quand le gouvernement rejette la proposition de madame Obono, il ne dit rien des trois présupposés qui conduisent à sa proposition. Eux, ensemble, forment un coktail anthropologique explosif. Et si nous ne revenons pas sur eux, il y aura toujours une madame Obono pour proposer, afin de satisfaire aux exigences comminatoires de 0,1 % de la population, la suppression des repères biologiques de nomination pour 99,9% de la population. Et si nous ne sommes plus « assignés » à un genre qui s’impose à nous, indépendamment de nos orientations sexuelles (qui ne concernent pas l’état civil), alors le monde commun disparait. Alors, comme c’est déjà le cas sur certains campus américain, il faudra, en se présentant, dire si l’on est un « he » ou un « she » ou un ze » (neutre). Alors, la confusion s’ajoutera à la confusion et la politesse à l’ancienne s’effacera au profit d’une dictature de stricte égalité des identités sexuelles LGBT QUA. Cette dictature semble vouloir s’imposer à 95% de la population – qui reste « assigné » dans une hétérosexualité sans trouble ni interrogation de genre. 

Ne vaut-il pas mieux assumer qu'une société, cela implique l'existence de lois et de normes, et donc de frustrations et de transgressions ? 

Jean-Baptiste Juillard : Freud voyait dans l’avènement de la culture un processus de « renoncement pulsionnel », et considérait qu’il ne peut exister de communauté humaine sans certains interdits fondamentaux. Mais nous voyons s’imposer une certaine conception de la démocratie comme projet d’affranchissement progressif de toutes les contraintes, au nom du droit à l’égalité de toutes les particularités. Notre philosophe national, Descartes, appelait à changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, nous prenons son exact contre-pied sur ce point, nous voulons changer l’ordre du monde plutôt que nos désirs. Il faut reconnaître que ce projet prométhéen n’est pas dénué de fondement, les prouesses de la technique moderne ont bien modifié notre conception d’un ordre naturel des choses fixé de toute éternité. Pour autant, la mise en place des techniques d’assistance médicale à la procréation dans les années 80 tenait pour acquis que la procréation demeurait le fruit de l’union de l’homme et de la femme ; le traitement de la stérilité ou de l’infertilité n’était pas conçu comme une transgression mais comme la restauration d’un ordre habituel de la fécondation. Ce qui est nécessaire biologiquement peut-il être totalement inutile sur le plan psychologique et social ? C’est ici que se rejoignent les préoccupations écologiques et morales, en montrant l’importance de penser des limites raisonnables et souhaitables, sans humilier la liberté humaine.

L'amendement légalisant la situation des enfants nés par GPA à l'étranger a été adopté jeudi soir à l'Assemblée, à la surprise générale. La mécanique du progressisme, qui consiste à reconnaître tous les états de faits dans le droit, même quand ils sont à l'origine lié à des formes d'illégalité ou de transgression, peut-elle être arrêtée ?

Jean-Baptiste Juillard : Si la politique consiste à observer l’inéluctable, autant dire qu’elle est morte. Face à cette perspective désespérante, il faut rappeler qu’aucune espèce de fin de l’histoire, de progrès automatique et graduel, n’est assurée. L’argument catastrophiste a sa légitimité intellectuelle, qu’il s’agisse là encore d’écologie ou de procréation. La logique du principe de précaution pourrait s’appliquer non seulement à la nature, mais aussi à la nature humaine. Cela étant, l’honnêteté intellectuelle invite surtout à penser la dynamique qui est à l’œuvre, et qui n’est effectivement pas arrivé à son stade final. Les discussions actuelles sur la PMA ou plus encore la GPA sont le prélude au bouleversement final que constituerait un jour la substitution de la machine au ventre de la femme, ce que l’on nomme « ectogénèse » ou plus sobrement utérus artificiel. Dans un livre paru en 2005, le biologiste Henri Atlan remarquait qu’une telle prouesse technique reviendrait à annihiler totalement le rôle naturel du corps des femmes, tout en mettant au monde des enfants qui ne seraient plus le prolongement d’une autre chair. Dira-t-on là aussi que cette permanence anthropologique est un « peu datée » ?

Damien Le Guay : Non. La manœuvre, dans le dos du gouvernement, menée par M Touraine, ouvertement partisan de la GPA et de l’euthanasie, est une manière de révéler une hypocrisie et une logique des droits. Pour ce qui concerne l’hypocrisie, ce qu’il a fait était une promesse du candidat Macron – même si le gouvernement est trop lâche pour l’admettre. Quant à la logique des droits elle est imparable, inexorable, trop puissante pour être freinée par qui que ce soit. Elle est dans l’ADN de nos sociétés démocratiques égalitaires. Ce qui est donné à l’un ne peut pas être refusé à l’autre. Lors du vote du PACS en 1999, Madame Guigou, garde des sceaux, disait alors, qu’il ne devait pas déboucher sur le mariage homosexues ou sur un « droit à l’enfant » pour tous. Mais les « bons sentiments » ne peuvent rien face à la lutte contre les discriminations. L’égalité finit par effacer toutes les différences – vues non pas comme des « différences » mais comme des inégalités. Après le Pacs, le mariage homosexuel (en 2013) qui lui, ipso facto, donna des droits a avoir des enfants – alors même que cela était jugé interdit par les promoteurs de ce dit mariage. En 2019, deux modalités de ce « droit à l’enfant » ; la PMA pour les femmes homosexuelles, la GPA pour les hommes homosexuels. On ne cesse d’avance à reculons tout en poussant des cris d’orfraie quand certains « méchants » disent qu’il y a une logique inexorable d’enchainement d’un droit sur l’autre, alors que cette logique est là de toute évidence.

Maintenant, on nous dit (Mme Touraine en tête) que son amendement, fait pour le « bien des enfants », maintient en France l’interdiction de la GPA et que plus tard, pour d’autres, on verra bien. Le mensonge et l’hypocrisie sont de mises pour mieux faire avancer les droits, l’égalité, la médecine au service des droits. Un enfant est un droit et rien ni personne, ni même une incapacité biologique, ne pourraient s’y opposer. Toutes les considérations psychologiques, anthropologiques, coutumières, éthiques et même maintenant féministes, ne tiennent plus. Elles ne peuvent plus tenir devant le droit d’avoir des droits qui refusent de se plier à quelques entraves ou interdits – tous considérés comme des injustices. Que des femmes soient réduites à des « ventres » à louer, des mères-porteuses à des utérus portatifs, des jeunes femmes désargentées à des ventres colonisées pendant neuf mois par des « désirs d’enfants » d’occidentaux riches et  désœuvrés, ne pose plus de problème à nos ultra-féministes.       

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !