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Le cataclysme du mur des cons pour le système judiciaire français
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Bonnes feuilles

Philippe Bilger publie "Le mur des cons" aux éditions Albin Michel. Ce fut ce qu'on a appelé le "mur de la honte". Cette politisation de certains magistrats a ouvert une faille, un espace dans lequel le monde politique s'est engouffré pour délégitimer l'oeuvre de la justice. Le préjudice est irréparable. Il est urgent de nommer les dérives pour y mettre fin. Extrait 1/2.

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Ce fut ce qu’on a appelé le « mur de la honte ». J’en avais fait la découverte comme tous les Français au printemps 2013. Mais j’avais un petit privilège. J’avais l’honneur de faire partie de ces « cons » épinglés par les membres du Syndicat de la magistrature (SM) sur un mur désignant des juges mais aussi des personnalités politiques, journalistiques, syndicales, ou de simples justiciables pour avoir critiqué certaines décisions estimées injustes ou extravagantes. L’honneur d’y être épinglé avec ma robe rouge d’avocat général m’avait réjoui même si je ne raffolais pas du compagnonnage avec les époux Balkany et quelques autres. Je n’étais pas le seul magistrat ciblé et, à dire vrai, je n’aurais pas détesté être l’unique objet de ce ressentiment syndical ! À côté de ce « mur », une affichette précisait : « Avant d’ajouter un con, vérifiez qu’il n’y est pas déjà »

J’ai suffisamment d’expérience pour savoir qu’on est toujours le con de quelqu’un, comme dira un de mes pairs. Aussi ma présence sur ce « mur » m’a-t-elle plutôt fait sourire, même s’il n’est jamais agréable de se voir ainsi qualifié. Mais je suis passé du rire à l’effondrement lorsque j’ai découvert que, parmi les « cons » épinglés par nos « juges rouges » moqueurs figuraient les parents de deux jeunes filles assassinées, en particulier le père d’Anne-Lorraine Schmitt, une jeune femme de 23 ans massacrée par un multirécidiviste un dimanche de novembre  2007 dans le RER D.  Le général Schmitt s’était retrouvé sur ce mur indigne parce qu’il avait eu, dans sa douleur, l’audace inconcevable de critiquer le laxisme de la justice pour avoir libéré de façon anticipée un délinquant sexuel récidiviste qui avait ensuite massacré sa fille de trente-quatre coups de couteau. Ayant osé se plaindre, il fut condamné au « mur des cons ». Avec cette indécence et ce sentiment d’impunité que ce geste trahissait, il n’était plus possible de feindre l’étonnement. La démonstration éclatante de l’esprit partisan de certains juges était faite et si on forçait le trait, on aurait pu conclure que l’unique avantage du « mur » – ces cons du mur, avais-je écrit d’emblée sur mon blog Justice au singulier – a été de reléguer durablement au second plan la tragédie collective et singulière d’Outreau née à partir de 2004. 

« À travers ce comportement, c’est la mémoire de ma fille qu’on insulte », avait déclaré le père d’Anne-Lorraine Schmitt. Le cri de ce père bafoué ne traduit pas seulement l’incompréhension croissante des justiciables à l’égard de la justice française d’aujourd’hui. Il résonne désormais dans tous les prétoires pour témoigner de la honte d’une certaine justice dévoyée, en qui le citoyen ne peut plus avoir confiance. Le symbole d’un ordre qui s’est petit à petit fourvoyé, de certains magistrats qui ont perdu toute décence, toute neutralité, toute considération à l’égard des victimes au nom d’une conception gauchiste et vieillie du passage à l’acte criminel. Ce « mur » a des relents de justice maoïste. Il est l’aboutissement d’une dérive qui a commencé après mai 1968 et qui trouve aujourd’hui sa triste consécration en confondant le criminel et sa proie, en affirmant que le délinquant est une victime de la société et qu’il mérite autant d’égard que ceux qu’il a tués ou blessés. 

Ce « mur de la honte », comme l’a écrit Philippe Tesson, n’a pas suscité chez les dirigeants du Syndicat de la magistrature beaucoup de contrition. Pourtant, il aurait dû scandaliser des juges de gauche, si prompts à défendre la présomption d’innocence et à souligner l’importance des droits de la défense. C’est tout juste si la présidente de l’époque, qui a été condamnée de façon très symbolique, a concédé avoir commis une erreur ; au fond il ne s’agirait selon elle que d’une « pochade ». Légèreté d’un côté, extrême sévérité de l’autre. Que vous soyez puissant, et il vous faudra faire preuve à chaque instant de votre innocence. Mais si vous êtes du bon côté de la justice, vous avez droit à toutes les libertés, à toutes les « taquineries », aux « pochades ». Le SM n’a pas saisi que cette horrible mascarade témoignait de la dérive collective non seulement de ce syndicat mais, avec lui, de tous ceux qui ont une conception de plus en plus militante de la justice. On dénonce, on ricane, on bafoue les droits de ceux dont on ne partage pas les idées réelles ou supposées. Et ces juges se croient autorisés à le faire parce qu’ils estiment, non sans raison depuis quelques années, que le Politique a pris trop de liberté à leur encontre. Ils se « vengent ». « Ce mur des cons n’est-il pas la réaction affective, hystérique, magique, d’une partie de ce corps social en danger, celui des magistrats ? N’est-il pas une sorte de maraboutage de l’ennemi, un peu comme on enfonce des aiguilles dans la photo de son adversaire ? », se demandaient dans Le Monde deux magistrats du Syndicat. Si rien ne justifiait un tel « mur », il faut bien reconnaître que notre système démocratique est malade car les deux magistrats évoquent un danger qui, lui, n’est pas chimérique.

Tout a pris mauvaise tournure avec le quinquennat de Nicolas Sarkozy. J’ai toujours considéré qu’on avait sous-estimé le propos du président quand, dans une émission de Michel Drucker, le 7  octobre 2007, il avait comparé les magistrats de la Cour de cassation à des « petits pois… avec la même couleur, le même gabarit, la même absence de saveur… ». Sa critique faite pour vanter par contraste Rachida Dati, qu’il avait choisie comme garde des Sceaux, débordait évidemment la Cour de cassation et prétendait appréhender l’ensemble de la magistrature. 

Je ne sais s’il y a eu à ce sujet des échanges officieux, privés entre le président de la République et les chefs de la plus haute juridiction judiciaire. Je n’en suis même pas sûr, tant malheureusement, nous étions fondés à nous interroger sur le courage et la détermination de ceux ayant pour mission de veiller au respect de l’institution et de ceux qui la servaient. 

Rien n’a pu nous faire soupçonner qu’il y avait eu de la part du premier magistrat de France, Vincent Lamanda, une réaction claire et nette déplorant cet inadmissible propos. Il nous aurait fallu de l’énergie et de l’audace à la tête du corps. Je n’exagère pas la portée de cette offense ni le préjudice résultant de notre complaisance presque masochiste à l’accueillir sans broncher. 

Je crois bien avoir été le seul au sein du pouvoir judiciaire à protester vigoureusement face à cette attaque de Nicolas Sarkozy qui avait pourtant dans ses attributions la charge de se soucier de l’unité et de la dignité de la magistrature. J’avais d’ailleurs mis en cause la passivité et le silence officiels de la hiérarchie judiciaire qui semblait ainsi valider cette déplorable appréciation. C’était très grave car, en réalité, cette comparaison avec les « petits pois » constituait le premier acte de l’asservissement des juges face à un président de la République qui, nous ayant promis un État de droit irréprochable, s’était senti toute latitude pour ne pas respecter son engagement et considérer la majorité de la magistrature telle « un tigre de papier ». Cette lâcheté initiale de la haute hiérarchie des juges a collé, si j’ose dire, à la peau du corps qui, pour la gestion politique des affaires sensibles, a ainsi validé par avance toutes les transgressions désinvoltes et les mépris assumés d’un président démagogue exploitant le sentiment populaire de méfiance à l’égard des magistrats. 

Cette insulte sur les « petits pois » fut la première offensive de Nicolas Sarkozy contre une magistrature qui, à ses yeux, avait le tort principal d’être une gêneuse. Pourquoi ne l’aurait-il pas méprisée, d’ailleurs, puisqu’elle avait tendu l’autre joue au lieu de se révolter ? Contre les puissants, la seule politique possible, la seule résistance efficace serait une force qui s’oppose à eux. La faiblesse fut sa fin. 

On l’a vu. 

La considération hyperbolique dont Rachida Dati fut l’objet constitua une étape définitive de la crise latente entre les juges et le pouvoir. Sa désignation comme ministre de la Justice était un pied de nez espiègle et décalé, signifiant que ce ministère fondamental pour une démocratie pouvait être confié à des esprits sinon médiocres, en tout cas superficiels. On ne nomme pas impunément à un tel poste Rachida Dati avec son mince parcours, sauf pour feindre de privilégier un symbole au lieu de favoriser l’élection d’une rigueur et d’une compétence. Nicolas Sarkozy a commis, pour provoquer, une erreur qui a été d’autant plus préjudiciable qu’il lui a apporté un soutien politique sans faille, mais stérile, tant la ministre n’a pas su en profiter durant son mandat. Malgré les apparences, il y a de la similitude dans la grossièreté des « petits pois » et le choix de Rachida Dati : un même désir de prouver que peu ou prou la magistrature ne sera plus respectée et qu’elle va peu compter.

J’ai connu à titre personnel les premières marques de cette volonté du politique de « caporaliser » la justice. Au soir du 20 septembre 2007, David Pujadas ouvre le journal de France 2 en annonçant qu’un « haut magistrat » avait critiqué « la ministre qui n’avait pas été choisie pour sa compétence ». Étant l’auteur de cette critique, je me suis retrouvé dans le bureau de mon procureur général de l’époque, Laurent Lemesle, pour être entendu. Ce fut le début d’une procédure disciplinaire à mon encontre… Avais-je commis un crime de lèse-majesté ? L’histoire prouvera que oui. 

Et, pourtant, j’approuvais globalement la politique pénale inspirée par le président de la République, en particulier les peines plancher. Mais mon interrogation quant aux raisons du choix de Rachida Dati comme ministre fit grincer le pouvoir. J’avais laissé entendre qu’elle n’avait pas été distinguée pour sa compétence mais parce qu’elle était la « chouchoute » de Nicolas Sarkozy et parce que son épouse Cécilia avait suggéré son nom. Bien plus tard, j’ai appris qu’une personnalité qui se trompe souvent, Alain Minc, avait joué aussi un rôle important dans cette promotion bien malencontreuse. Une semaine plus tard, la procédure contre moi était classée et je savais donc que je ne serais pas sanctionné. Si je l’avais été, nul doute que j’aurais bénéficié d’une aura dans la magistrature, tant ce corps aime trouver des prétextes pour fustiger le pouvoir politique et les ministres. 

La volonté de mettre la justice aux ordres du pouvoir ne s’est pas arrêtée. Je devais à nouveau en faire les frais. Michèle Alliot-Marie qui succéda à Rachida Dati et qui fut assurément le pire garde des Sceaux du quinquennat de Nicolas Sarkozy eut les mêmes velléités disciplinaires à mon encontre pour avoir défendu Éric Zemmour. Qu’on ne se leurre pas : les « petits pois » cuisinés à la mode Sarkozy ont été une défaite de la magistrature. Pire, avec son consentement. Depuis les choses ne se sont pas améliorées, elles se sont même aggravées.

On se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale. Le pouvoir et les juges portent une part de responsabilité de cette dérive. Et chacun croit être dans son « bon droit ». Avec le « mur des cons », les juges ont cru effacer l’affront fait à leur pouvoir, alors que la justice s’est sabordée par la bêtise haineuse de quelques énergumènes du Syndicat de la magistrature. Et les médias n’ont pas mieux réagi. Quand le journaliste Clément Weill-Raynal a découvert ce « mur » et que sa vidéo clandestine avait été diffusée sur le site Atlantico, il a bizarrement eu des ennuis. Il existe encore aujourd’hui une tentation de minimiser la perversion de ce « mur ». Il a suffi, pour m’en convaincre, de lire certains comptes rendus du procès engagé seulement au mois de décembre 2018 pour injures publiques à l’encontre de Françoise Martres, l’ancienne présidente du SM. Le parquet a requis la relaxe et, si elle avait été prononcée, la catastrophe et l’indignation dans l’opinion publique auraient été sans commune mesure. On a frôlé le désastre. Françoise Martres n’a été condamnée qu’à une amende de 500 euros avec sursis pour la seule injure publique envers le général Schmitt, même si la « dérive militante » et collective de cette déplorable entreprise a été stigmatisée. 

L’affaire du « mur des cons », même pour quelqu’un comme moi qui ne se faisait plus aucune illusion sur le SM, a représenté un saut dans une débilité partisane et insensible qui dépassait toutes les craintes. J’avais vu, depuis 1968, que la justice se devait d’être pour certains esprits dévoyés une machine de guerre idéologique. Transgresseurs, prévenus, accusés et détenus étaient mués en victimes d’un monde odieux coupable de tout. La balance de la justice était délibérément faussée. 

Le « mur des cons » n’a pas seulement levé le voile sur les idéologues de la justice, mais il a jeté l’opprobre sur toute une magistrature noyée dans ce naufrage imputable à des militants qui auraient dû changer de métier, leur vocation étant de subvertir au lieu d’apaiser. Je crains que cette dégradation ne soit irréversible. Lutter contre l’accusation globale de politisation relève dorénavant d’une argumentation désespérée, vouée à l’échec ! 

D’autant plus que cette dernière se heurterait à une tendance dominante blâmant la justice pénale, pour les dossiers sensibles, l’accusant d’être trop partiale, en particulier au bénéfice de la gauche, alors que, pour être honnête, l’histoire et la réalité judiciaires montrent que cette vision n’est pas fondée. La droite a parfois bien plus tenté de soumettre la justice que la gauche. 

Ce qui en définitive est le plus terrifiant est la tentative de justification faite par certains juges de la nécessité de lutter contre Nicolas Sarkozy, celui-ci ayant comme ministre de l’Intérieur puis chef de l’État mené des « attaques quotidiennes » contre la magistrature. Cet aveu est d’autant plus inquiétant qu’il met au jour une volonté globale de s’en prendre, sur les plans politique et judiciaire, à lui. On peut se demander s’il n’en a pas été de même en 2017 avec François Fillon. Au prétexte de contredire le grief de politisation, cette défense le renforce en instillant dans l’esprit public qu’il y a deux catégories judiciaires : les magistrats d’un côté, les militants de l’autre. Et cette politisation ostensible de certains magistrats a ouvert une faille, un espace dans lequel le monde politique s’est engouffré pour délégitimer à son tour l’œuvre de la Justice. Le déplorable « mur » autorisait par rétorsion toutes les ripostes : il fallait faire payer à ces magistrats le fait d’avoir trahi leur mission. Pour le plus grand mal de la Justice et de la démocratie. Le préjudice est irréparable. Aujourd’hui, son lien d’estime et de confiance avec la société se trouve quasiment rompu.

Extrait du live de Philippe Bilger, "Le mur des cons le vrai pouvoir des juges", publié aux éditions Albin Michel 

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