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Fraude sociale : pourquoi le scandale annoncé est probablement loin du compte
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

3 millions de centenaires ?

Les parlementaires Carole Grandjean et Nathalie Goulet ont dévoilé hier une partie de leur plan de lutte contre la fraude sociale. Les milliards de fraude annoncés ont fait grand bruit dans la "médiasphère".

Nicolas Moreau

Nicolas Moreau

Diplômé d'école de commerce, Nicolas Moreau a exercé en tant qu'auditeur pendant une décennie, auprès de nombreux acteurs publics, associatifs et privés.

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Atlantico.fr : Les chiffres avancés sont exorbitants. Dans quelle mesure peut-on s'y fier ?

Nicolas Moreau : Avec une infinie prudence, et plus encore...

Les chiffres de fraude avancés par mesdames Grandjean et Goulet sont issus selon leurs dires d’une étude de l’université de Portsmouth. En vérité, le calcul est bien moins savant qu'il n'en a l'air.

Elles partent d’un total des prestations sociales versées en France d’environ 450 milliards d’euros. (La réalité, dans le dernier tableau d’équilibre diffusé par la Cour des Comptes, est plus proche des 480 milliards).

Sur ces 450 milliards, elles soutiennent que l’université de Portsmouth a calculé pour la France un taux de fraude allant de 3 à 10%. Elles appliquent donc ces 3 à 10% sur les 450 milliards de prestations versées pour estimer des fraudes aux prestations comprises entre 13,5 et 45 milliards d’euros.

L’université de Portsmouth ne donne pourtant pas le chiffre de 3 à 10% de fraude pour la France. Elle donne ce chiffre pour une étude globale portant sur 690 tentatives de mesure de la fraude, entreprises entre 1997 et 2018, pour 40 types de prestations différentes, allouées par 49 organismes de sécurité sociale, venues de 10 pays bien différents. (Canada, USA, Irlande, Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, France, Australie, Nouvelle-Zélande et… Zambie !)

Nous sommes donc bien loin d’une mesure précise et spécifique pour la France.

D’ailleurs, la lecture de ces rapports depuis 2009 montre que ce taux de 3 à 10% reste inchangé au cours du temps, pendant que les technologies et mesures engagées pour lutter contre la fraude se sont fortement développées.

Il est donc préférable de douter du chiffre basé sur l’étude de l’université de Portsmouth (et du cabinet Crowe, avec qui elle coproduit ce rapport). Il s’agit d’une extrapolation opérée à partir de données, de pays et de systèmes sociaux qui n’ont rien à voir avec le nôtre.

Autre limite très importante : ce chiffre de 3 à 10% ne recouvre pas uniquement les fraudes, mais les fraudes et les erreurs. Or la fraude se distingue de l’erreur par son caractère intentionnel, et c’est elle qui est l’objet de la mission de mesdames Goulet et Grandjean, pas l’erreur qui ne porte pas le même bagage moral.

Un dernier point à relever, est la confusion qui règne dans les déclarations faites entre la fraude aux prestations (qui concerne les prestations versées aux assurés, et qui fait l’objet de la mission confiée par le premier ministre aux parlementaires), et la fraude aux cotisations (qui concerne les cotisations sociales versées par les salariés et les employeurs).

Ce chiffre de 13 à 45 milliards est donc mal calculé. Il est extrapolé à partir de données qui ne sont pas pertinentes pour notre système social, il cumule les fraudes et erreurs, et il distingue mal les fraudes aux cotisations et les fraudes aux prestations.

Madame Goulet est malheureusement coutumière de ce genre d’erreurs. En janvier dernier, elle annonçait avec Charles Prats avoir mis à jour une fraude portant sur 1,8 millions de faux numéros de sécurité sociale (NIR), pour une fraude potentielle s’élevant à 14 milliards d’euros. Après enquête du Sénat, diligentée sur leur demande, la fraude réelle avait été estimée à une fourchette comprise entre 200 et 800 millions d’euros. Le calcul avancé par madame Goulet et monsieur Prats était fantaisiste, bourré d’erreurs, partait du principe faux que le NIR seul ouvrait droit à des prestations, et occultait tous les mécanismes de lutte contre la fraude mis en place depuis plusieurs années. Malheureusement, ce chiffre faux est resté, et ressort encore régulièrement aujourd’hui.

Il est à craindre d’ailleurs que cette fake news revienne en force, si la confusion est entretenue entre les 14 milliards de fraude annoncés par Goulet et Prats en janvier (et qui portaient sur un seul type de fraude, la fraude au NIR), et le chiffre mal calculé de 13,5 à 45 milliards annoncé par Goulet et Grandjean le 3 septembre (et qui porte sur le total de la fraude aux prestations). Prats et Goulet, dont le Sénat avait invalidé les annonces catastrophistes, pourraient être tentés de jouer la confusion pour sauver la face.

La vérité est plus difficile à accepter : la fraude ne peut pas être évaluée avec acuité en France. Des estimations sont réalisées par les branches de la sécurité sociale, par des méthodes de plus en plus fines. Mais par définition, la fraude est dissimulée, mouvante, inventive, et par conséquent difficile à appréhender.

Si ces chiffres sont faux ou biaisés, pourquoi un tel fantasme autour de la fraude sociale ? Comment y échapper ? 

Derrière les chiffres de la fraude sociale, et les fantasmes qui les accompagnent, se cachent de vieilles idées, et des maux propres à notre époque.

Les vieilles idées sont celles sur l’assistanat, à droite, et la fraude des patrons, à gauche. Les deux idées s’opposent ou se complètent depuis longtemps, et elles font encore débat aujourd’hui.

Mais notre époque est surtout celle des biais de confirmation, du recul des valeurs modernes, et de la perte de crédit des journalistes. Aujourd’hui, on croit plus volontiers la fake news qui confirme nos opinions, que l’information travaillée et fouillée qui ne va pas dans notre sens.

Des chiffres de fraude exorbitants contentent tout le monde, car chacun y trouve une  explication qui corrobore ses vieilles idées. Des chiffres de fraude plus raisonnables ne servent les vieilles idées de personne.

La réponse à ces maux est extrêmement délicate. Les journalistes ont un travail à mener pour regagner la confiance des français, sur leur comportement, leur proximité avec les puissants, ou la fausse neutralité qu’ils peuvent afficher. Personne ne reproche à un journaliste de l’Humanité d’être de gauche, ou à un journaliste de Valeurs Actuelles d’être de droite. Par contre, un journaliste du Monde, qui se prétend neutre, mais qui ne frappe, ou ne décode qu’une partie du spectre politique, se verra plus volontiers ciblé. Les français pardonnent la partialité. Ils pardonnent moins bien la fausse neutralité.

En revanche, sur le recul des valeurs modernes (croyance en la science, au progrès, à l’expertise plutôt qu’à l’expérience, etc.), le combat sera très long, et fera rage dans tout l’Occident. C’est un véritable combat civilisationnel qui s’engage entre modernité et post modernité.

Les propositions avancées par les deux parlementaires permettent-elles de répondre sérieusement aux problèmes liés à la fraude sociale ?

Toutes les propositions n’ont pas encore été dévoilées, et d’autres seront formulées lors de la remise du rapport.

Il est bon de savoir que, dans ce genre de rapports, la plupart des propositions sont suggérées par les organismes interrogés eux-mêmes. Elles sont donc positives et bienvenues.

L’avenir de la lutte contre la fraude, comme dans beaucoup de domaines, passera par le Big Data et l’Intelligence Artificielle. Les contrôles manuels ou semi automatiques seront peu à peu remplacés par des croisements de données et des contrôles de cohérence automatisés, grâce à des échanges continus entre tous les acteurs de la sphère sociale en France, les banques, les employeurs, etc.

La sécurité sociale pourra savoir en temps réel si un retraité de 88 ans n’est pas allé chez le médecin depuis un an, si un virement de la CAF est dirigé vers un compte épargne, si un médecin réalise beaucoup plus de consultations que la moyenne, etc. Dans ce domaine, les possibilités ouvertes par l’IA et le Big Data viendront compléter la créativité et l’expertise des spécialistes de la lutte contre la fraude, pour proposer des solutions toujours plus performantes et automatisées. A terme, la lutte sera gagnée.

Pour le moment, les organismes bougent doucement. C’est le mal de la centralisation : on crée des monstres extrêmement complexes, qu’il est très difficile de faire évoluer. Mais à terme, ils évolueront, car contrairement à ce qu’affirme Nathalie Goulet, les organismes ne fixent pas seuls leurs objectifs de lutte contre la fraude, et celle-ci fait partie des priorités fixées par les ministères depuis plusieurs années maintenant.

Lien vers le dernier rapport Crowe / Université de Portsmouth : ICI

Propos recueillis par Aliénor Barrière

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