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Pourquoi la guerre des stups a bouleversé le monde judiciaire et politique
©PIERRE CONSTANT / AFP

Bonnes feuilles

Richard Schittly publie "La guerre des stups" aux éditions Tallandier. En octobre 2015, les douanes découvrent un stock de sept tonnes de cannabis dans le XVIe arrondissement de Paris. Le principal suspect est en fait un informateur de l'Office central qui clame qu'il est " l'employé de la police ". C'est le début d'un scandale d'Etat. Extrait 2/2.

Richard Schittly

Richard Schittly

Journaliste à la rubrique judiciaire du Progrès et correspondant du Monde à Lyon, Richard Schittly explore le monde de la police et de la justice depuis vingt ans. Il est l'auteur de L'Histoire vraie du gang des Lyonnais (2011) et de Commissaire Neyret, chute d'une star de l'antigang (Tallandier, 2016).

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Pressenti pour remplacer François Molins, Marc Cimamonti n’est finalement pas retenu au poste de procureur de Paris. Le graal de la magistrature échappe au magistrat au caractère bien trempé, qui a longtemps présidé la Conférence nationale des procureurs en défendant farouchement l’indépendance du parquet. Le procureur de Lyon a visiblement été écarté au dernier moment par une décision venue de l’Élysée, alors que les signaux lui étaient favorables : Nicole Belloubet, ministre de la Justice, et Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, avaient donné leur accord pour sa nomination. Le Premier ministre Édouard Philippe l’avait reçu et validé sa candidature. À la surprise générale, le magistrat est finalement nommé procureur général de Versailles en janvier 2019. 

Bertrand Grain lui aussi a été promu. Avant que n’éclate le scandale d’Exelmans en 2015, le juge d’instruction a quitté la JIRS de Lyon pour rejoindre le pôle antiterroriste de Paris. Ce qui donne lieu à un épisode inattendu. Courant 2018, il appelle l’ambassade du Moyen-Orient où Patrick Laberche vient d’être nommé. Il souhaite obtenir des éléments pour un dossier en cours, et ne sait pas que l’ancien adjoint de l’OCRTIS y est en poste. L’affaire du boulevard Exelmans reste un mauvais souvenir pour le juge d’instruction, qui n’a pas apprécié que ses échanges confidentiels soient produits au dossier par la défense des responsables de l’Office central. Au téléphone, Bertrand Grain fait abstraction du passé et va au bout de sa demande au commissaire, sans nulle autre forme de politesse. 

Le scandale d’Exelmans provoque un électrochoc. Les policiers de terrain font part de leur extrême lassitude à se retrouver en position de suspects dans des enquêtes à hauts risques. « Les relations avec les magistrats ont radicalement changé, on ne se sent plus du tout soutenus, on hésite à se lancer dans des livraisons surveillées », confie un vieux briscard de la brigade des stupéfiants de Lyon. Au plus haut niveau des ministères de l’Intérieur et de la Justice, on s’interroge sur la nécessité de refondre complètement la lutte antidrogue. L’idée d’un Parquet national antidrogue, sur le modèle du Parquet national antiterroriste, a été avancée, sans réelle suite. Dans le projet de loi sur la réforme de la justice, il est plutôt question de confier à nouveau les dossiers complexes à la JIRS de Paris. Ce schéma revient à la situation antérieure, où les livraisons surveillées, initiées par l’Office central des stups, étaient supervisées par la juridiction parisienne, sans passer par la procédure allégée du « parquet entrant ». La commission des lois du sénat s’est penchée sur le sujet et a reconnu, dans un amendement, que les livraisons surveillées pouvaient s’avérer des « actes d’enquête particulièrement efficaces ». L’amendement a été rejeté. 

En attendant des réformes efficaces, les plus hautes autorités judiciaires et policières décident de réagir au scandale Exelmans. Catherine Champrenault, procureur général près la cour d’appel de Paris, et Mireille Ballestrazzi, directrice centrale de la police judiciaire, signent « une plateforme d’accord » portant spécifiquement sur les conditions de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Trois ans après la spectaculaire saisie de cannabis en plein Paris, les deux hautes responsables estiment qu’il y a « urgence à restaurer au plus vite des relations de confiance » entre justice et police. Le document pointe le flou des livraisons surveillées. Il liste les dérives constatées dans les enquêtes. Notamment le risque de « manipulations » de la part des informateurs qui, dans un « paradoxe » difficile à piloter, donnent des informations utiles aux enquêteurs en espérant continuer leurs propres activités illégales. Le cadre procédural et la gestion des informateurs, à interprétations et géométrie variables, portent en germe des situations tendancieuses. Notamment celle-ci : « la proportion de la marchandise qui va s’évaporer, souvent au bénéfice de l’informateur, est totalement ignorée, alors même que les volumes peuvent être considérables ». L’allusion à l’affaire Exelmans est transparente. 

« L’accord » signé entre justice et police prévoit donc une série de mesures. Concernant les livraisons surveillées, les chefs demandent un compte rendu écrit du suivi des opérations. Ils exigent l’ouverture d’une procédure préalable. Les policiers doivent aussi prévenir deux parquets sur l’itinéraire prévu des convois (le parquet « entrant » et celui de la JIRS concernée). Au sujet des informateurs, l’accord rappelle que le chef de service ne doit pas être l’officier traitant. La durée d’immatriculation d’un informateur doit être justifiée. Les enquêteurs doivent proscrire toute sollicitation d’actes illégaux et s’assurer que le rôle de l’informateur reste limité. Là encore, ces préconisations font clairement écho à l’affaire Exelmans. Si elles ne sont pas vraiment prévues par la loi et les codes de procédures, elles doivent « s’imposer dans la pratique », disent mesdames Champrenault et Ballestrazzi. Le texte de trois pages est parfaitement inédit dans sa forme et sa conception. Il ressemble à une convention passée entre deux institutions, avec des airs de traité de paix. Les contraintes retombent sur les policiers. L’objectif affiché est de leur assurer une meilleure « sécurité juridique ». Pour les enquêteurs de terrain, le concept est bien théorique dans la réalité mouvante des trafics. « On voudrait tout prévoir, tout régenter, c’est facile sur le papier, ces affaires portent des risques forcément, la relation avec les informateurs est complexe, changeante, tout le monde veut des résultats mais les risques personne ne veut plus les assumer », confie un enquêteur expérimenté de la PJ, officier traitant. Les policiers accusent le manque de confiance. Il faudra sans doute du temps pour que la plateforme produise ses effets. 

Les trafiquants, eux, se portent bien. Ils sont en train de remporter la guerre des stups, selon les enquêteurs spécialisés. « On atteint une infime part du volume de cannabis qui passe chaque semaine à travers les mailles du filet. On a perdu la volonté de s’attaquer aux réseaux. Les enquêtes sont trop longues, trop chères, les chefs régionaux n’ont plus la patience ou le courage de s’attaquer en profondeur au problème. Ils suivent les consignes. Ils ne veulent pas d’ennuis pour leur carrière. On a l’impression que les pouvoirs publics n’ont pas envie de regarder cette réalité en face. À se demander s’ils n’ont pas le cynisme de laisser la drogue financer les quartiers sensibles, pour acheter à bon compte la paix sociale », confie un enquêteur des stups. Sans compter la complexité croissante des procédures, qui alourdit les investigations. Et parfois les menace.

Extrait du livre de Richard Schittly, "La guerre des stups, le flic et l'indic : enquête sur un scandale d'Etat", publié aux éditions Tallandier.

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