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Cet autre mal Français qui se cache derrière le recul de la liberté d’expression en France
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Libertés virtuelles

Durant le week-end, le polémiste libertarien américain Jonathan Turley, mentionne que la liberté d'expression est menacée par la France. La réalité est cependant plus complexe que ses arguments.

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : Jonathan Turley a critiqué dans un article le président de la République Emmanuel Macron en affirmant que la France menaçait la liberté d'expression alors qu'elle était auparavant un des grands défenseurs de cette liberté. En quoi peut-on relativiser ce dernier jugement ? Emmanuel Macron ne s'inscrit-il pas dans une histoire plus large de contrôle de l'expression publique en France (on peut penser par exemple à la loi Gayssot de 1990) ? Quelle différence sur ce point avec les Etats-Unis ?

Eric Verhaeghe : L'argument utilisé par le gouvernement pour défendre sa position consiste à dire que la loi ne crée aucune incrimination nouvelle, mais oblige seulement à agir de façon urgente et parfois préventive pour éviter la diffusion d'idées haineuses. Pour le pouvoir, il ne s'agit donc pas de créer une censure nouvelle, mais d'adapter celle qui existe déjà aux réseaux sociaux. Et c'est vrai que la France dispose déjà d'une batterie d'interdits. Vous citez la loi Gayssot mais, globalement, nous aimons bien encadrer la moralité des propos tenus en public. C'était déjà le cas au dix-neuvième siècle - on se souvient ici des procès contre Flaubert ou Baudelaire, qui ont préfiguré la loi de 1881 qui encadre la liberté de la presse. 

En tout cas, il est acquis de longue date que, en France, on ne peut pas tout dire ni tout écrire dans l'espace public. Cette limite est perçue comme une protection de la liberté et non comme une restriction, dans la mesure où elle assure une tranquillité aux personnes, au sens large. On ne peut injurier impunément quelqu'un en public, parce que l'injure constitue une première menace contre sa dignité et sa liberté. C'est ici que notre doctrine change de la conception anglo-saxonne. 

Guylain Chevrier : Le cas de la France est un peu particulier. On a un ensemble de libertés qui constituent une cohérence au regard de la citoyenneté. La liberté d'expression est codifiée comme une liberté tournée vers une forme de responsabilité collective, qui a à voir avec l'idée de nation.

Lors de la première Guerre du Golfe, il y avait un filtrage de la liberté d'expression avec une vraie propagande d'Etat. La France à certaines époques, selon les enjeux politiques, a cette tradition de contrôle. La France n'est pas exempte, de la paix de Versailles jusqu'à la guerre du Golfe, de limitations de cette liberté. Ce sont souvent des enjeux qui relèvent de la raison d'Etat qui expliquent ces limitations.

En revanche, en France, la liberté d'expression s'articule avec une certaine idée de la citoyenneté : une forme de respect d'autrui, qui passe aussi par l'idée d'intégration au sein d'une même société et qui justifie par là une lutte contre le racisme et l'antisémitisme qui y ferait obstacle. Il y a donc limitation d'éléments diffamatoires, ou d'autres éléments qui peuvent être condamnés parce qu'ils constituent un rejet de l'autre en vertu de sa simple différence. Le cadre juridique de cette limitation existait avant la loi Gayssot, mais cette loi est venue le renforcer.  L'article 1er de la Constitution en France est précis de ce point de vue : l'égalité est conçue comme indépendante de l'origine, de la couleur, de la religion. De fait, on va protéger cette égalité en interdisant certains excès de la liberté d'expression qui pourraient nuire à l'application de ce principe d'égalité.

La France, par conséquent, a une conception particulière du fait de sa conception de la Nation. La Nation, c'est le peuple qui s'érige en corps politique souverain. Donc ce corps politique pour le protéger, quelles que soient les différences qui peuvent affecter les membres de ce corps politique, ce qui va prévaloir, c'est ce que les membres ont en commun.

Les Etats-Unis se sont construits sur des vagues d'immigration. Il y a une diversité sous-jacente à la construction de cette société. Et cette société s'est aussi construite avec une organisation en communautés séparées. On a voulu donner la totale liberté aux citoyens au regard de ces différentes appartenances. On a une sorte de reflet inverse parce qu'historiquement les choses ne se sont pas construites de la même façon. Cette conception tend à figer les expressions : chacun est au sein de sa communauté et parle en fonction de cette communauté. Les membres de la communauté nationale sont protégés par leur communauté d'origine qui formalise aussi leur expression. Cela dit, il y a une limitation de la liberté d'expression pour la presse : en matière de diffamation, on ne peut pas faire ce qu'on veut aux Etats-Unis. On sait aussi que certaines choses ne peuvent pas être publiées : les récits de certains détenus qui ont commis des crimes par exemple, et qui veulent publier leurs mémoires. Mais il est vrai que la liberté d'expression est un principe supérieur constitutionnellement quand on compare à ce qui se fait en France.

Néanmoins, en ne traitant la question des discours de haine que sur les réseaux sociaux, ce qu'on perd en liberté d'expression avec la loi Avia, le gagne-t-on vraiment dans la réalité par une violence moins importante, que ce soit dans les discours ou dans les actes ? En quoi peut-on encore comparer cette situation à la situation américaine ?

Guylain Chevrier : Le problème, c'est que la liberté d'expression est quelque chose de précieux. La contraindre trop, c'est encourager une haine qui va se manifester de manière différente, et notamment avec des violences actées, physiques. Le débat d'idées doit permettre un cadre d'échange où l'on ose se dire un certain nombre de choses qui clarifient les relations. Ce cadre doit permettre d'éviter une accumulation de ressentiments qui peuvent être liés à des frustrations en termes de liberté d'expression. C'est donc un danger.

Le deuxième problème principal est le suivant : où met-on le curseur en termes de contenu haineux ? Haineux ne veut pas dire grand-chose comme phobie ne signifie rien dans islamophobie. La notion de discours haineux ne peut être déterminée que devant un tribunal. Il peut y avoir des condamnations pour encouragement à la haine raciale : encore faut-il que les choses soient prouvées. Or avec la loi Avia, ce recul n'est plus possible : on demande aux grands opérateurs de réseaux sociaux de jouer un rôle de filtre et de supprimer ces contenus. Ces opérateurs risquent de se retrouver devant un flot de plaintes ! Le problème, c'est aussi la sélectivité des contenus qui sont retenus. On est par exemple passé dans les critères d'islamophobie à contenu antimusulman : à partir du moment où on interdit la critique d'une religion, on est entré dans un cadre liberticide.

Or aujourd'hui il y a une inquiétude dans notre société à propos d'une fragmentation, d'une mise en place d'une forme de multiculturalisme. C'est déjà une forme d'acceptation du multiculturalisme. On fige la photo avec la loi Avia. Il s'agit peut-être de créer les conditions du multiculturalisme : on reconnaît la légitimité des identités et on interdit l'exercice de la pensée critique à leur égard.

Eric Verhaeghe : L'interdiction de la haine sur les réseaux sociaux aura en effet une conséquence importante de refoulement vers d'autres canaux d'expression. On peut penser que ce qu'il ne sera plus possible d'exprimer sur Twitter ou sur Facebook sera exprimé de façon bien plus violente dans la vie quotidienne. Sur ce point, les élites parisiennes ont trop peu pris la mesure de la violence politique qui monte dans les quartiers dont elle est absente. C'est particulièrement vrai dans les zones de non-droit, où l'homophobie et l'antisémitisme se sont installés à l'abri des regards et deviennent des réalités incontournables. En soi, il ne s'agit pas de réalités "provocatrices", au sens où l'antisémitisme ou la haine y seraient revendiqués comme des combats frontaux contre l'autre. Ce sont des réalités "discrètes" parce que l'horizon intellectuel des habitants de ces quartiers est constitué autour de l'idée que les Juifs contrôlent le monde et que l'homosexualité est contre nature. Ces convictions-là, les réseaux sociaux permettent d'en prendre la mesure. Elles seront désormais cachées et donc d'autant plus virulentes et toxiques. La loi prépare une séparation stricte entre l'espace du débat public qui sera châtié et confisqué par les élites, d'un côté, et l'espace de l'expression quotidienne, qui sera le lieu où pourra se révéler une pensée toxique à peu près invisible des élites. 

Finalement, n'y a-t-il pas de la part du gouvernement un faux-semblant lui permettant de s'excuser de son manque d'action sur le plan des discours violents réels qui se développent notamment chez les jeunes (antisémites, racistes, islamistes, etc.) ?

Eric Verhaeghe : Ce faux-semblant est celui du contrôle de l'espace public par les élites. Dans la pratique, l'objectif du gouvernement n'est pas de combattre la haine, mais de la chasser des espaces où les élites se meuvent. Tous les députés ont un compte Twitter. Donc les députés se mettent d'accord pour interdire la haine sur ce réseau social. Ils en ont assez d'être insultés par des comptes anonymes, ce qui peut se comprendre. Mais il ne faut pas avoir d'illusion sur ce que signifie ce geste. Lorsqu'un Ciotti soutient la loi en demandant l'interdiction du pseudonymat sur les réseaux, on voit bien son objet: celui de se protéger lui-même. La lutte contre l'antisémitisme ou contre le racisme sont ici des prétextes. Il s'agit plutôt de dire: "cachez cette haine que je ne saurais voir". Pour le reste, les élites au pouvoir sont dans une telle réaction bourgeoise, élitaire, que ce qui peut se dire dans les quartiers ne l'intéresse absolument pas. Pourvu que les petites gens désertent les réseaux sociaux qu'ils fréquentent, tout va aux puissants. 

Guylain Chevrier : Si on reprend la réalité des actes violents comptabilisés, on sait que les actes de dégradation, par exemple de lieux de cultes chrétiens, sont devant les actes antimusulmans. On a par ailleurs une montée du courant identitaire indigéniste  qui n'est pas sans poser la question de l'affirmation d'un nouveau racisme. Il y a globalement un encouragement par ce mouvement de l'affrontement sur le plan des différences et des appartenances identitaires supposées, entre d'un côté ceux qui seraient d'anciens colons, identifiés aux blancs de manière illégitime, et de l'autre côté les décoloniaux, dont feraient partie systématiquement ceux qui sont issus de pays qui ont été des possessions françaises à l'époque de la colonisation (or on sait que c'est mal percevoir les phénomènes de colonisation qui se sont appuyés sur des indigènes).

Le risque de fragmentation est donc important. Et la République devrait réaffirmer face à ce risque le principe d'égalité et les valeurs Républicaines qui protègent une certaine liberté de se réclamer d'une différence. Donner la primeur, à travers cette loi, à l'idée qu'il faudrait accorder une limitation de la liberté d'expression selon les différences, puisque c'est de cela dont il s'agit, en mettant en avant, en plus, particulièrement les propos antimusulmans sans citer les autres (il n'y a rien sur le négationnisme par exemple), c'est donner l'autorisation à certains de se livrer au pire contre ceux qui ont une attitude simplement critique. C'est aller contre la liberté de penser et de critiquer tout système de pensée, dont les religions font partie.

On est dans le "en même temps" de Macron qui dit devant les représentants de la banlieue qu'il faut adapter la loi de 1905 de séparation de l'Eglise et de l'Etat pour répondre à la problématique des quartiers, et qui dit aussi, le 25 avril, en conférence de presse, qu'il faut au contraire combattre l'islamisme politique et le communautarisme. Voilà ce qui rend fou notre société : cela risque de nous amener à des affrontements de plus en plus graves.

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