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Indignation ou likes : même addiction biologique pour notre cerveau ?
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Stratégie bien rodée

Tristan Harris, ancien ingénieur de Google était auditionné ce 26 juin par le Sénat américain. Il a levé le voile sur les stratégies des réseaux sociaux pour vous rendre accroc et "pirater l'esprit" des utilisateurs. Et si ces entreprises jouaient avec nos cerveaux au sens propre comme au figuré ?

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Comment fonctionne cette addiction générée par les nouvelles technologies ? Tristan Harris compare notamment le "scroll" du fil d'actualité de Facebook à une machine à sous. Est-ce le même schéma ?

Jean-Paul Mialet : 

Oui, presque. La dépendance est entretenue par deux mécanismes, l’attention et la motivation.

Du point de vue de l’attention, les nouvelles technologies visent l’attention la plus simple : celle qui est proche d’un réflexe. Pour mieux comprendre, penchons-nous un moment sur le sujet. L’attention, cette notion familière, recouvre en fait des réalités très complexes. Pour faire bref, on en oppose deux variétés, l’une qui réclame un effort (les étudiants en période d’examens la connaissent bien…) et l’autre qui se déclenche spontanément à l’occasion d’un changement de l’environnement. La première forme, celle que l’on l’appelle attention contrôlée, répond à une intention qui nous permet de nous concentrer pour absorber des connaissances. La seconde, désignée comme attention automatique, est la manifestation d’un système d’alerte qui veille en permanence dans notre esprit pour nous préserver des menaces. L’attention contrôlée est l’attention noble : elle nous élève en faisant abstraction de l’environnement, elle nous permet de construire une représentation du monde bien à nous, elle s’appuie sur une direction intérieure où s’affirme pleinement le sujet que nous sommes. A l’inverse, l’attention réflexe est une attention d’alerte déclenchée par une transformation inattendue du milieu : nous n’en sommes pas maîtres, ce sont les événements qui la dirigent. Cependant, même si elle paraît faire de nous le jouet des évènements, cette attention-là n’est pas méprisable : du point de vue de la protection de l’espèce, il est souvent préférable de fuir avant de comprendre… C’est donc une attention rapide, qui ne cherche pas à connaître, mais nous prépare à agir. Or, c’est précisément cette attention automatique que cultive le monde numérique où se succèdent les images interchangeables,  les apparitions instantanées et imprévues sur l’écran, les cascades de chiffres et les rubans d’informations colorés. Nous pensons nous distraire en jouant, mais nous sommes en fait les jouets de stimulations sensorielles qui nous captent en nous soulageant de tout effort de réflexion. La civilisation numérique, ou plutôt numerico-consumériste, emploie un passe partout efficace pour s’infiltrer dans nos esprits : elle kidnappe l’attention et détourne le sujet vers des accroches en en faisant un automate prêt à acheter n’importe quoi, même des idées. Il y a 20 ans déjà, en guise de conclusion d’un ouvrage sur l’attention je m’interrogeais « sur les effets d’une culture qui privilégie le facilité de la sensation et de la réaction à la nouveauté au détriment de la structuration intérieure ».  Nous y sommes.

Tout comme l’attention, ce sont également aux motivations les plus élémentaires que s’adressent les nouvelles technologies. Je ne parlerai pas ici du sexe, bien que la diffusion par le Net d’images pornographiques de plus en plus crues ait sans doute eu sur l’inconscient libidinal collectif des conséquences dont on mesure mal la portée. Non, ce que je veux aborder ici, ce sont les Like : ces pouces dressés qui s’allument, comme tant d’autres icones, sont autant de reflets de soi dans un miroir ; l’écran que consulte le sujet numérique lui apporte des informations chiffrées sur l’affection dont on le gratifie.  Une sorte d’ersatz d’amour en monnaie numérique de Like vient combler le besoin de reconnaissance que chacun porte en soi, et on peut en voir le montant grimper à chaque instant sur un compteur - une distraction dont on ne se lasse pas. Motivations affectives et narcissiques participent donc à ancrer cette dépendance aux nouvelles technologies. Mais d’autres registres sont également exploités comme l’émotion (l’indignation « marche » très bien et augmente le taux de retweet de 17%, commente un spécialiste de la communication numérique), la culpabilisation (« êtes-vous sûr de vouloir quitter le site ? Vous allez manquer à vous amis »), etc. Le sujet numérique se croit libre, mais il est le jouet de professionnels qui le dirigent dans le sens souhaité par bien plus grand que lui : les géants du Web. Ces derniers entretiennent une armée de stratèges qui l’observent à son insu ; à l’aide d’outils statistiques puissants, ils parviennent à prédire son comportement et peuvent influencer sa consommation grâce à des techniques de persuasion approfondies et longuement mûries. Notons par exemple que l’université Stanford possède depuis 1997 un laboratoire réputé de persuasion technologique.

Qu’on me permette un commentaire : n’est-il pas étrange de voir ce monde libéral si sourcilleux pour tout ce qui touche à la  liberté, si culpabilisé par ces excès coloniaux d’hier, glisser en toute innocence vers un nouveau colonialisme : celui de l’esprit ?

Ces techniques sont utilisées pour rendre les utilisateurs dépendants au réseau ou à la plateforme qu'ils proposent. La semaine dernière, la plateforme conservatrice "Projet Veritas" provoquait une polémique en montrant une responsable de Google filmée à son insu expliquer que Google pourrait tenter de s'opposer à l'élection de Donald Trump. Ces techniques d'influence peuvent-elles être étendues à de la manipulation politique ?

Cela va de soi. La psychologie sociale sait depuis longtemps combien les jugements et les décisions peuvent être influencés par des effets de masse. Je ne vois pas pourquoi ce qu’elle a démontré sur des groupes restreints ne pourrait pas s’étendre aux grands groupes virtuels. Des informations choisies, brèves et avec un fort impact émotionnel, peuvent solidariser un vaste groupe virtuel et empêcher l’expression d’un désaccord. La peur du rejet (l’inverse du Like, doigt pointé en bas comme la mise à mort dans les cirques romains) et la difficulté à exprimer des nuances sur ce type de réseau facilitent l’adhésion sans critique aux normes du groupe. Mais vous voyez comme votre question contient à la fois le poison et le contre poison. Certes, les progrès technologiques étendent d’une manière très inquiétante les possibilités de manipulation des esprits, à des fins notamment politiques. Mais ces mêmes progrès permettent de faire savoir à tous comment on les manœuvre. Les petites cuisines ont toujours existé ; elles se déroulaient auparavant dans des arrière-boutiques ignorées de tous. Aujourd’hui, elles peuvent se dérouler à large échelle, mais elles peuvent également être dénoncées à large échelle.

Hormis quitter les réseaux sociaux, comment peut-on "protéger" son cerveau des techniques de manipulation ?

Dans ce monde saturé en informations qui exploitent l’excitation sensorielle et émotionnelle, il est plus que jamais utile de retrouver la vraie liberté qu’est la construction intérieure. Celle-ci, comme on l’a vu, est basée sur l’attention contrôlée. Seule cette dernière permet de traiter des informations en profondeur. C’est l’attention impliquée dans la lecture avant tout, mais aussi dans l’écoute – très peu en revanche dans les images. Il y aurait ainsi urgence à se désaliéner des images dont on nous accable et qui sont en fait une facilité de marketing exploitant une forme de persuasion non argumentée. Il y aurait également urgence à prendre conscience que la plupart des réseaux n’obéissent qu’à une loi, celle du marché. Imaginer que les géants du Web cherchent à créer un monde meilleur avec des intentions philanthropiques est une regrettable naïveté.

Comment en sortir ? Cela va peut-être vous surprendre, mais j’ai confiance en l’être humain. Vient un moment où il regimbe à être traité comme une souris de laboratoire gavée de récompenses pavloviennes. Il ressent un manque. Je me demande si tous ces écrits sur le bonheur et le bien être qui se multiplient aujourd’hui, de même que la mode du retrait sur soi et de la méditation ne sont pas les symptômes de ce malaise. Quand celui-ci sera suffisamment grand, je ne doute pas qu’alors, le mal secrètera son remède. Car, autre faiblesse, j’ai confiance dans le progrès : il nous apporte toujours du bon avec le mauvais. Dès à présent, l’évolution technologique qui uniformise la pensée du plus grand nombre et la réduit à l’état de réactions réflexes, cette même évolution technologique permet à un chirurgien posté à Paris d’opérer un patient en Afrique. Des réseaux non obsédés par le profit se développeront nécessairement. Et l’esprit critique se développera à mesure que la connaissance, aidée par les progrès technologiques (n’oublions pas que l’on peut, de n’importe quel lieu dans le monde, consulter les plus grandes bibliothèques et visiter les plus grands musées), s’approfondira.

Quelle forme doivent prendre les contrepouvoirs ? Doit-on envisager des plateformes prétendues neutres ?  Qui dirigera ces plateformes neutres ? La puissance publique, pour protéger ses citoyens ? Le danger serait alors celui d’un instrument de propagande politique. Notons en passant que dans le projet que vous mentionnez,  le mot de « Veritas » fait trembler. Qui peut prétendre détenir la Vérité ? Si l’on considère la presse quotidienne, en connaît-on une seule véritablement neutre et offrant à ses lecteurs des vérités incontestables ?

Il est clair qu’avec le numérique, l’individu a quitté le paradis de l’ignorance. Il lui faut à présent apprendre à se repérer dans le labyrinthe des informations qu’on lui apporte à domicile,  et ne pas se laisser étourdir. Plus que jamais, il ne doit compter que sur lui-même pour faire ses choix, en se méfiant de ce qui brille trop fort dans la vitrine. Cela peut être l’occasion de redonner à l’intériorité sa valeur et de réfléchir à ce que doit transmettre l’éducation pour faire d’Homo Numericus un homme responsable, et non un simple système cérébral téléguidé par quelques-uns.

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