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Comment l'uniformisation de nos sociétés vers une pensée progressiste est en train de nuire à la démocratie
©GUILLAUME SOUVANT / AFP

Progressisme partout

Alors que la pensée "progressiste" est défendue dans de nombreux médias et gagne du terrain au sein de certaines grandes entreprises, Sciences Po vient d'annoncer la suppression de son concours d'entrée afin de parvenir à un système "plus équitable pour assurer une meilleure diversité des profils".

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Atlantico : Le projet Veritas a publié un rapport sur Google (qui inclut une vidéo, des documents et un témoignage) qui montre les velléités de contrôle de la vie politique de certains cadres exécutifs de la firme de la SiliconValley dans le sens d'un certain progressisme. Qu'est-ce que ces documents montrent exactement ? En quoi est-ce le signe d'une homogénéité idéologique problématique au sein de ce monde de la technologie ?

Pierre Vermeren : Cela s’appelle une évolution (ou une tentation) totalitaire, puisque le « bien commun » est défini par une minorité non élue sur des critères arbitraires, non démocratiques, non méritocratiques, et purement idéologiques. C’est contre ces tentations hégémoniques propres à tous les pouvoirs terrestres (politiques, bureaucratiques ou économiques), ainsi que l’a démontré il y a quatre siècles Montesquieu, qu’ont été inventés les contre-pouvoirs, la séparation des pouvoirs, et finalement la régulation démocratique. La démocratie politique repose sur le principe d’une alternance librement et légalement choisie ; seul le pouvoir arrête le pouvoir, et seul un pouvoir élu et constitutionnel est légitime. Que des aristocraties ou des oligarchies autoproclamées essayent de s’affranchir de toutes les modalités de la gouvernance démocratique, c’est dans leur nature. Qu’une entreprise gère ses affaires comme elle l’entend, cela la regarde sous deux conditions : qu’elle respecte le cadre légal en vigueur, à défaut de la justice ; et qu’elle ne soit pas en situation monopolistique mondiale, ce qui est le cas en l’occurrence de Google.

Ces révélations font écho à ce qui se passe en France dans l'industrie des médias. Tandis que Cédric O réclame un Conseil de l'Ordre des journalistes pour lutter contre les fake news, la directrice de l'antenne de France Inter, Laurence Bloch se réjouit du progressisme affiché de la radio. Dans quelle mesure la ligne progressiste est-elle dominante dans une majorité de médias ? En quoi est-ce un problème démocratique majeur ?

Il faut distinguer les médias détenus par des intérêts privés, qui n’ont de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires et à leurs auditeurs, ce qui affecte leur rentabilité ; et les médias publics qui ont en principe, dans une démocratie, un devoir de pluralité politique, idéologique et culturelle. Dans la mesure où ces médias sont le garant du bon fonctionnement de la démocratie, qu’ils sont financés grâce aux impôts des citoyens, ils ont un cahier des charges beaucoup plus exigeant. Toute tentative de les annexer à une idéologie plutôt qu’à une autre est dans ces conditions problématique. Cela dit en France, il y a tellement de médias publics que le partage des rôles au sein de plusieurs dizaines de médias est envisageable. Evidemment, si une seule idéologie de classe s’emparait de tous les médias publics, et qu’elle recouvre de surcroît une majorité des grands médias privés, cela ressemblerait à une dérive totalitaire. La récente campagne médiatique extraordinaire autour de la canicule et du réchauffement en cours ont illustré les pulsions hégémoniques auxquelles un tel système peut conduire. Je ne sais pas si les Français savent que le Moyen-Orient passe 5 mois chaque année sous 40 à 50 degrés Celsius, avec des nuits à 30 ou 35 degrés (et pas 18 ou 22° comme en France) : il faut absolument interdire aux Français de brûler du kérosène pour aller y passer leurs vacances estivales, et interdire à nos joueurs d’aller jouer la coupe du monde au Qatar, afin de leur éviter une insolation (d’autant plus qu’avec des stades climatisés, le réchauffement climatique va s’aggraver !).

Sciences Po vient d'annoncer la suppression de son concours d'entrée afin de parvenir à un système "plus équitable pour assurer une meilleure diversité des profils". La solution est-elle vraiment là ? L'ouverture est-elle le problème principal ou est-ce l'enfermement idéologique pendant les études qui doit être mis en question ? 

Cela fait 15 ans que je corrigeais chaque année l’épreuve d’histoire du concours d’entrée dans un institut de Sciences politiques. Les copies, totalement anonymes, répondaient à un sujet d’histoire portant sur le programme d’histoire de la classe de première. Les correcteurs, contrairement au baccalauréat avaient pour mission de sélectionner les meilleures copies, celles qui sont à la fois bien écrites (forme et fonds), qui répondent au sujet posé, de manière illustrée et construite, et si possible avec un peu de hauteur de vue (à échelle d’un élève de terminale). Il est clair que des boîtes privées de préparation onéreuses ontun peu détournél’esprit d’une compétition équitable. Mais finalement,seules 10% des copies répondaient à tous ces critères, 10 à 15% étant intermédiaires, et 50% ne répondant à peu près à aucun d’entre eux. Gageons que 90 à 95% de tous ces candidats sont reçus au baccalauréat, contre 10% à Sciences po. En l’absence de classes préparatoires (CPGE), qui ont pour mission, pour les autres Grandes écoles, de rétablir les conditions de la compétition entre tous les élèves au terme de 2 ou 3 ans de travail acharné, et de rebattre ainsi les cartes familiales et géographiques suivant des critères méritocratiques (et donc démocratiques), les IEP avaient inventé ce système de recrutement.
Mais le ministère de l’éducation nationale  veut que les IEP rentrent dans le système commun des affectations post-bac. Si la conséquence en était l’émergence de critères de recrutement non scientifiques et arbitraires, qu’ils soient idéologiques, ethniques, sociaux, politiques, religieux, vestimentaires etc., on entreraient dans un système inconnu en France. Est-ce que ce sont des grilles de lecture sociologique qui doivent palier le manque d’efficacité de l’école ? C’est une vraie question. Enfin, ce n’est pas à moi qui travaille à l’université de me prononcer sur « l’enfermement idéologique » de nos concurrents que vous évoquez. Mais les parents qui font des pieds et des mains pour inscrire leurs enfants dans ces établissements savent parfaitement ce qu’ils font, en toute connaissance de cause. Savez-vous que le mimétisme est le propre des sociétés humaines ?

Quelles sont les pistes pour retrouver une véritable hétérogénéité idéologique dans les médias, et de manière générale, dans la vie publique ?

Respecter les fondamentaux et les principes démocratiques (c’est même pour cela que les Français ont fait quelques révolutions). Puisque les médias publics appartiennent à tout le monde, il faut que tout le monde s’y exprime dans des conditions loyales, c’est toute la noblesse des métiers d’animateur ou de journaliste que de créer les conditions de véritables débats publics ; et que tous y soient représentés, y compris les vieux, les pauvres et leshandicapés, ce qui n’est pas souvent le cas, il faut bien le dire. Quant à la vie publique, les réformes en cours à l’éducation nationale ont semble-t-il en partie cette perspective de long terme : le problème est qu’il faut une génération pour que la réforme de l’école produise pleinement ses effets… Sinon on opte pour la discrimination positive dont les Etats-Unis ont déjà démontré toute la déficience en matière de recrutement universitaire.

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