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Amazon : 11,2 milliards de profit, 0 dollars d’impôts payés…  : mais dans quel état erre un certain capitalisme ?
©JIM WATSON / AFP

Capitalisme financier

Alors que les profits d'Amazon ont explosé ces dernières années, il est étonnant que ces derniers ne payent aucun impôt fédéral aux Etats-unis.

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Atlantico : Selon un  rapport  de l'Institut sur la fiscalité et la politique économique (ITEP), Amazon ne paiera rien en impôts fédéraux sur le revenu pour la deuxième année consécutive aux Etats-Unis alors que l'entreprise a généré des profits de 11,2 milliards de dollars en 2018. Grâce à une nouvelle loi aux Etats-Unis sur la réduction des impôts et de l'emploi, la responsabilité fiscale d'Amazon tomberait à 21% au lieu de 35% les années précédentes. Comment tout ce système est-il rendu possible ? 

Frederic Marty :Le paradoxe est frappant, alors que les profits d’Amazon sont passés de 5,6 Mds USD à 11,2 entre 2017 et 2018, il ne paie pas d’impôts sur les sociétés aux Etats-Unis. Un second paradoxe est à relever : cette situation a suscité des critiques de la part de l’administration américaine alors que le taux d’imposition d’Amazon résulte en partie d’un plan de réduction de la fiscalité décidé à en septembre 2017 par cette même administration.

De 35%, le taux de l’impôt sur les sociétés est passé à 21%, soit un taux moins élevé que la moyenne des pays de l’OCDE. Son ampleur est assez exceptionnelle, si elle reste inférieure aux baisses d’impôts décidées par l’administration Reagan en 1981, elle est supérieure par son ampleur à la baisse de la fiscalité engagée en 1945 pour éviter la récession à la sortie de l’économie de guerre. Il s’agit de surcroît d’une politique fiscale favorable aux firmes multinationales américaines.

Cette baisse d’impôt visait surtout les profits réalisés par les firmes américaines à l’étranger. Celles-ci étaient comme nous l’avons vu en moyenne plus taxées aux Etats-Unis que dans les autres états de l’OCDE ! La conséquence était qu’elles ne rapatriaient pas leurs bénéfices. Il était plus rentable pour elles de réinvestir à l’étranger…ou de thésauriser leurs bénéfices en dehors des frontières américaines. D’où des évaluations très élevées de bénéfices restant localisés dans les filiales étrangères (2,6 milliards pour les grandes firmes américaines selon les estimations). Les entreprises mettaient également en œuvre des stratégies de rachat de ses propres actions afin de récompenser les actionnaires, non sous la forme de dividendes mais par l’intermédiaire de l’effet sur les cours. Apple avait par exemple annoncé en 2012 un programme géant de rachat d’actions d’un montant de 200 milliards de dollars. En 2018, les rachats s’étaient élevés à 100 milliards de dollars (voir Alain Guillemoles dans La Croix).

Le plan fiscal mis en œuvre par l’administration Trump visait à résoudre au moins en partie ces paradoxes au-delà même des jeux sur les taux d’imposition.

Les sociétés peuvent non seulement étaler leurs impôts sur plusieurs années après le rapatriement aux Etats-Unis des bénéfices accumulés dans les filiales étrangères mais elles peuvent en outre obtenir des déductions additionnelles si elles investissent aux Etats-Unis. Ce faisant le taux d’imposition potentiel effectif peut être bien inférieur aux 21 % et se rapprocher des taux irlandais par exemple. Tout en sachant que la pratique des rescrits fiscaux a longtemps permis d’obtenir des taux encore plus faibles.. avant que la Commission européenne et plus particulièrement la DG Concurrence ne s’intéresse à ces pratiques. La décision de la Commission européenne dans l’affaire des rescrits fiscaux irlandais a bien montré quels pouvaient être les taux d’imposition effectifs après de tel taxrulings. Comme l’indiquait la Commissaire européenne à la concurrence lors de la publication de la décision : « En réalité, ce traitement sélectif a permis à Apple de se voir appliquer un taux d'imposition effectif sur les sociétés de 1 % sur ses bénéfices européens en 2003, taux qui a diminué jusqu'à 0,005 % en 2014» (communiqué de presse IP/16/2923 du 30 août 2016).

Mais pour revenir au cas d’Amazon, il ne vaut pas oublier que l’absence de taxation au titre de l’impôt sur les sociétés ne correspond qu’à l’impôt fédéral. La compagnie s’acquitte de nombreuses taxes. Le résultat que nous observons est in fine la résultante de stratégies légales d’optimisation fiscale. Cette stratégie passe, par exemple, par des déductions au titre des investissements en recherche-développement, par des investissements dans les usines et les équipements localisés sur le territoire américain et par des programmes de paiements des salariés sous forme d’actions qui permettent à la firme d’accumuler des avantages fiscaux. Ce dernier canal est d’ailleurs paradoxal : plus la valeur des titres s’accroît, plus la déduction augmente… Nous pourrions dire qu’au moins en partie, l’absence d’impôts est le fruit des réinvestissements et non plus seulement le résultat d’une optimisation fiscale mais aussi, aujourd’hui, la résultante d’une politique industrielle

Ces contournements de taxations et le fait que les GAFAM bénéficient de situations monopolistiques de plus en plus influentes scandalise l'opinion. A-t-on encore de s'opposer à ces excès du capitalisme mondial actuel ? Les tentatives européennes et françaises vont-elles selon vous dans le bon sens ?

Le faible niveau des impôts payés par les GAFAM est la résultante de deux phénomènes convergents. Le premier est l’internationalisation et la numérisation des activités. Il est de plus en plus facile, et pas seulement pour les industries du numérique, de délocaliser leurs profits d’un Etat à l’autre au travers de mécanismes de prix de cession interne par exemple.

Le second phénomène qui accroît les incitations pour elles tient à la concurrence fiscale, collectivement négative, à laquelle se livrent les différents Etats. On peut certes espérer que les firmes en votant avec leurs pieds poussent chaque Etat à opter pour une fiscalité efficace… il est cependant possible d’envisager que ce jeu non coopératif conduise à une harmonisation par le bas…

Cette concurrence ne concerne pas que les Etats, elle également à l’œuvre à l’intérieur même  de ceux-ci. Des collectivités locales peuvent multiplier les gestes fiscaux pour attirer tel ou tel siège social ou tel ou tel investissement. Cela est rationnel au niveau individuel : les employés, l’activité génèreront des retombées et des ressources fiscales. Cela est malheureusement moins certain au niveau collectif : ici encore les entreprises peuvent mettre les collectivités en concurrence et obtenir des avantages excessifs. Il s’agit in fine d’un contrat entre deux agents dont les pouvoirs de négociations sont déséquilibrés. La firme peut se localiser ou se délocaliser aisément sur plusieurs sites qu’elle peut mettre en concurrence. En cas d’échec des négociations, la collectivité locale n’aura sans doute pas d’autres implantations équivalentes possibles…

Un exemple publié dans Wired en décembre dernier est particulièrement éloquent : pour inciter Apple à installer un campus à Austin, le Comté de Williamson a voté plusieurs dizaines de millions de dollars de déduction fiscale. 25 millions viendront d’un fonds d’Etat pour inciter les investissements industriels et 16 millions seront obtenus par des déductions fiscales. Apple bénéficiera d’un remboursement des impôts fonciers à hauteur de 65 % pendant 15 ans. Pourquoi le Comté renonce-t-il à ces ressources ? L’installation du campus va se traduire par un investissement d’un milliard de dollars  et générer 15 000 emplois…

Apple n’est pas cas isolé. Google et Amazon ont multiplié les investissements aux Etats-Unis ces deux dernières années. Pour autant, tous les choix de localisation de ces entreprises n’ont pas répondu à des incitations fiscales locales. Mais en tout état de cause, les opérations engagées s’appuient sur des réinvestissements des sommes que les multinationales peuvent rapatrier de l’étranger de façon à limiter leur imposition comme nous l’avons supra. Toujours selon Wired, Apple devrait rapatrier 252 milliards de dollars et a un plan d’investissement aux Etats-Unis de pas moins de 30 milliards de dollars. Le choix d’une implantation américaine plutôt qu’une autre répond cependant à d’autres logiques que les incitations fiscales locales. Ce ne sont pas que ces avantages génériques i.e. des avantages de coûts qui poussent les entreprises à choisir une localisation plutôt qu’une autre. Ce sont surtout des avantages spécifiques qui tiennent aux infrastructures, au capital humain disponibles, aux effets d’agglomérations, comme ont pu le montrer les travaux de Jean-Luc Gaffard… L’incitant fiscal n’est souvent qu’un facteur additionnel, voire un effet d’aubaine. Symétriquement, ce n’est pas l’absence de taxe qui déclenchera des investissements !

Il n’en demeure pas moins que la capacité de certaines grandes entreprises à échapper à une partie de l’impôt pose plusieurs problèmes.

Le premier d’entre eux est un problème d’égalité face à l’impôt bien évidemment. L’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen pose le principe d’une contribution commune elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.

Le deuxième problème tient à des considération d’équité. La charge fiscale pèse d’autant plus sur les entreprises de taille modeste qui ne peuvent jouer sur des filiales implantées dans plusieurs pays et bien entendu sur les particuliers.

Le troisième problème est un problème concurrentiel. Tout avantage sélectif donné à une entreprise est susceptible de constituer une aide publique qui doit être notifiée préalablement à la Commission européenne. Même si une collectivité publique a de bonnes raisons d’attirer un investisseur dans un territoire ou un Etat donné, ce soutien cause une distorsion de concurrence vis-à-vis des entreprises concurrentes qui n’ont pas bénéficié de telles largesses. La Commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Verstager l’avait souligné dans la décision de la Commission qui avait obligé la République d’Irlande à récupérer auprès d’Apple 13 milliards d’euros d’impôts liés à des avantages fiscaux indus : « Les États membres ne peuvent accorder des avantages fiscaux à certaines entreprises triées sur le volet. Cette pratique est illégale au regard des règles de l'UE en matière d'aides d'État. L'enquête de la Commission a conclu que l'Irlande avait accordé des avantages fiscaux illégaux à Apple, ce qui a permis à cette dernière de payer nettement moins d'impôts que les autres sociétés pendant de nombreuses années » (communiqué de presse IP/16/2923 du 30 août 2016).

Les firmes du numériques ne sont pas loin s’en faut les seules utilisatrices de ces montages fiscaux, comme ont pu le montrer de nombreuses décisions de la Commission européenne, mais deux problèmes doivent être relevés. D’abord, plus que toutes autres entreprises, elles sont en mesure de localiser leurs profits dans des espaces différents de ceux où se crée le chiffre d’affaires et où elles extraient les données, qui sont en partie la clé de voûte de leur modèle économique. Ensuite, il y a une contradiction entre leur puissance économique de plus en plus écrasante vis-à-vis des autres firmes et leur taux faible imposition. A ce titre, les initiatives européennes et françaises vont dans le bon sens. Sont-elles pour autant suffisantes pour garantir une concurrence non faussée vis-à-vis d’autres entreprises et pour faire face aux tentations de stratégies non coopératives de tel ou tel Etat ?

Les questions restent ouvertes mais elles ne doivent pas pour autant être altérées par des conclusions hâtives selon lesquelles les GAFAM (ou certaines d’entre-elles) échapperaient totalement à l’impôt. Les chiffres présentés ne sont en rien contestables mais résultent de nombreux phénomènes imbriqués.

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