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Défi d’Al-Baghdadi à la France : malgré un retour à la clandestinité la menace reste bien réelle
©PRAKASH SINGH / AFP

Terrorisme

Abou Bakr Al-Baghdadi est réapparu après cinq ans d'absence dans une vidéo de l'Etat islamique. Dans cette dernière, il confirme que la France est toujours une cible prioritaire pour l'organisation terroriste.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Après plusieurs années d'absence et plusieurs annonces de son décès, la réapparition de Abou Bakr al-Baghdadi, calife autoproclamé de l'EI, a directement ciblé la France en appelant à "continuer de frapper la France croisée ". Comment mesurer la réalité de la menace ici formulée, et quelles seraient les cibles pouvant être atteintes par l'EI ? 

Alain Rodier : Il est vrai que ce qui frappe dans la déclaration d'al-Baghdadi est le fait qu'il évoque la "France croisée" comme l'un de ses principaux ennemis. Il appelle ses fidèles "au Burkina Faso et au Mali" à "continuer à frapper la France croisée" leur promettant que Daech les "vengera" ( s'il leur arrive malheur) sur d’autres théâtres d'opérations. Le mot "vengeance" revient d'ailleurs régulièrement dans les communications de Daech (actuellement très importantes en quantité)particulièrement depuis que l'opération "venger le Cham" a été décrétée au début avril en réponse à la perte de son dernier bastion territorial situé à Baghouz en Syrie. Comme l'ordre est simple (que les sympathisants frappent où et quand ils le peuvent), la France risque bien de ne pas y échapper à domicile et/où à l'étranger.

Il convient d'avoir présent à l'esprit qu'il existe aussi une grande concurrence entre Al-Qaida "canal historique" et Daech du fait de la rupture de Baghdadi avec la maison mère en 2014. Sur à peu près tous les théâtres de guerre où les deux organisations salafistes-djihadistes sont engagées, elles se combattent avec acharnement. C'est particulièrement vrai au Yémen, en Somalie, en Afghanistan et aux Philippines. Le seul endroit où il existe, si ce n'est une coopération, du moins une certaine neutralité bienveillante, c'est au Sahel et maintenant, de plus en plus en Afrique Noire qui semble progressivement être infiltrée par les salafistes-djihadistes. Or là, nous sommes dans la zone d'influence historique de la France, donc exposés au premier chef.

Au Sahel, le "Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans" (GSIM) de Iyad Ghali qui regroupe des mouvements plus ou moins affiliés à Al-Qaida "canal historique" se retrouve à côté de ce qui s'est appelé l' "Etat Islamique pour le Grand Sahara" (EIGS). Or, nous assistons à l'inclusion de l'EIGS dans une "province" plus large, la "wilayat de l'Afrique de l'Ouest" ("wilayat Wasat Ifriqiyah" ou "wilayat Gharb Ifriqiyah", la wilayat de l'Afrique centrale"), héritière de Boko Haram.

Ce mouvements nigérian à l'origine s'est scindé en deux en 2015. D'un côté Abubakar Shekau qui, quoique se disant encore affilié à Daech, a été rejeté par al-Baghdadi qui lui a préféré le fils du créateur de cette secte, Abou Moussab al-Barnawi. Comme un cancer, cette wilayat métastase progressivement, sortant du Nigeria (où Shekau continue à sévir à la tête du "Groupe sunnite pour la prédication et le Djihad" dans son bastion de la forêt de Sambisa et au Cameroun voisin) pour lancer des coups de mains autour du Lac Tchad (Niger et Tchad), au Cameroun et dernièrement dans la nuit du 16 au 17 avril en République Démocratique du Congo (où Daech aurait fait la liaison avec les "Forces Démocratiques Alliées" originaires d'Ouganda, un mouvement actif en Afrique centrale depuis 2014). Les craintes les plus vives portent sur cette progression qui semble inexorable car les gouvernements locaux pourraient être directement menacés mais également les Français présents dans ces pays. Il est encore trop tôt pour en déduire que les deux touristes français enlevés dans le Nord du Bénin au début du mois  l'ont été par cette wilayat. Ce qui est certain est que la zone qu'ils visitaient est déconseillée sur le site du Ministère des Affaires étrangères pour sa proximité avec une région troublée. Seules les revendications à venir permettront de se faire une idée.

Comment expliquer ce ciblage prioritaire de la France par l'Etat Islamique ? 

Baghdadi ne fait rien de très original. Déjà, Oussama Ben Laden puis son successeur Ayman al-Zawahiri ont menacé la France à de nombreuses reprises. Il ne fait que poursuivre les mêmes objectifs.
La France est jugée comme "ennemie" pour de multiples raisons. D'abord, les dirigeants salafistes-djihadistes dont le premier objectif est de reconquérir les terres d'Islam, considèrent que nombre de dirigeants tomberaient si les Occidentaux en général, et la France en particulier, n'étaient pas là pour les soutenir. Déclencher des attentats à domicile - comme Al-Qaida l'a fait les 7, 8 et 9 janvier 2015 (17 innocents tués+ 3 terroristes) et Daech le 13 novembre de la même année (130 tués + 7 terroristes)°- n'ont qu'un but : faire rentrer les militaires français à la maison. L'exemple du désengagement espagnol d'Irak qui a suivi les attentats de Madrid du 11 mars 2004 (191 tués, 1 900 blessés) reste dans toutes les mémoires.
Ensuite, la litanie des reproches est bien connue : la France "colonialiste" qui "maltraite" les musulmans à l'étranger et chez elle ; pays impie en proie à la "décadence" et à la "débauche"; son soutien à l'Etat d'Israël, etc.
Il ne faut pas oublier que les mouvements salafistes-djihadistes emploient avec une maîtrise consommée l'arme de la propagande et le goût des foules pour les théories complotistes. Au passage, après une période de calme relatif, les "organes de presse" de Daech sont de nouveau très prolifiques. L'action psychologique bat donc actuellement à son plein.  
Si Al-Qaida "canal historique" fait une fixation historique sur les Etats-Unis, il semble que Daech a une petite préférence pour la France. Le nombre important de volontaires venus depuis l'hexagone pour participer au Djihad en Syrie - sans compter les francophones partis du Maghreb n'est peut-être pas étranger à ce phénomène. Leur haine viscérale pour la France a pu influer sur la direction du mouvement.    

Peut-on parler d'une réorientation stratégique de la part de l'EI, dans un modèle ressemblant plus à Al Qaeda qu'à Daesh ? 

Depuis longtemps, Al-Baghdadi préparait son mouvement à rentrer dans la clandestinité. Dans le domaine de la guerre asymétrique, il y a trois niveaux qui vont en s'accroissant en fonction de l'augmentation de la puissance du mouvement qui la livre. D'abord le premier, le terrorisme car ce procédé n'est pas très compliqué à mettre en oeuvre et ne nécessite pas beaucoup d'activistes. Il suffit qu'ils soient déterminés. Le deuxième est celui de la guérilla quand les forces adverses font l'objet de harcèlements et de coups de mains. Enfin, le troisième, la guerre conventionnelle quand un certain équilibre des forces a été trouvé. C'est ce qu'a pratiqué l'Etat Islamique d'Irak et du Levant (EIIL) devenu Daech entre 2013 et 2017.  Mais al-Baghdadi savait très bien qu'il ne pourrait longtemps rester au troisième niveau étant données les forces auxquelles il s'opposait. Il avait donc prévu de revenir aux niveaux précédents et surtout, à la clandestinité.

Aujourd'hui, la guérilla est réservée aux pays où Daech est encore assez puissant comme dans ses wilayat africaines, au Sinaï, sur le front syro-irakien, en Afghanistan et aux Philippines.
Les attentats du dimanche de Pâques au Sri Lanka tendent à démontrer que là où Daech n'est pas implanté de manière importante, il peut néanmoins se livrer à des opérations terroristes d'envergure en utilisant ses sympathisants implantés sur place. L'enquête en cours laisse entendre que cette cellule était purement locale, les terroristes s'étant formés grâce au net. L'un deux aurait même payé les essais préalables des explosifs de fortune ainsi confectionnés par de graves blessures.  Ce qui est très inquiétant, c'est que plus aucun pays ne semble être à l'abri même ceux auxquels ont ne pense pas. Par exemple, en Amérique latine qui a connu des attentats commandités dans un passé assez lointain (1992 et 1994) par Téhéran contre les intérêts juifs.
N'oublions pas que le Ramadan qui vient de débuter pour un mois est une période privilégiée pour mener le Djihad. Par le passé, c'est surtout Al-Qaida "canal historique" qui l'a rendu particulièrement sanglant. 
A noter que les bouleversements survenus au Soudan et en Algérie ont bien été notés par al-Baghdadi mais, comme cela a été le cas pour Al-Qaida "canal historique" avec les "printemps arabes", il ne semble pas très bien savoir comment s'y prendre pour exploiter la situation tout en appelant au Djihad dans ces pays car c'est le seul moyen pour renverser les "tyrans".

Pour conclure, Daech est entré dans une phase de clandestinité active qui devrait s'étendre sur au moins une génération. Son combat est sur le long terme et il peut frapper n'importe où surtout grâce à des sympathisants déjà implantés sur place (les mouvements d'activistes entre pays est plus dangereux que par le passé car les frontières - en dehors des Etats où les pouvoirs sont faibles comme en Afrique - sont plus surveillés). Les objectifs sont clairs : abattre les pouvoirs musulmans "corrompus" et "apostats" (comme les Iraniens) et tuer des "juifs et des croisés".
La guerre va donc se poursuivre tant que l'idéologie salafiste-djihadiste sera attractive pour de plus en plus de populations et le problème réside dans le fait qu'au niveau du combat des idées, personne ne sait trop quoi lui opposer.

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