Quelle fin pour l’homme dans une société en quête de sens ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Quelle fin pour l’homme dans une société en quête de sens ?
©Reuters

"Notre vie a un sens"

Bertrand Vergely publie "Notre vie a un sens" aux éditions Albin Michel. En exclusivité pour Atlantico, il aborde le sujet majeur au coeur de nos existences : quel est le sens de notre vie ?

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

Voir la bio »

Atlantico.fr : Notre époque parait toujours plus en quête de sens, au point de remettre en cause ce que nous sommes, notre identité, notre culture et presque toute chose. A ce mot sens, vous proposez de rendre toute sa force, dans votre essai "Notre vie a un sens !", d'abord dans sa polysémie. Le sens doit-il avoir une direction, un but ? Notre époque manquerait-elle de cet objectif supérieur ?

Bertrand Vergely : Nous vivons dans un monde intellectuel, culturel, artistique, politique et médiatique qui critique beaucoup et qui, pour tout dire, ne fait que critiquer. Est-il en quête de sens ? Non. S’il était en quête de sens, ce monde  ne se livrerait pas comme il le fait, de façon aveugle et dépourvue de bon sens,  à cette critique systématique. Il cesserait de chercher avant tout le pouvoir immédiat que donne la critique. 

Écoutons les médias. Quel est le discours qui se tient   ? Celui de l’individualisme libéral, libertaire et libertin. Sa vision du monde est simple. D’un côté, il y a  l’individu absolu qui réclame de pouvoir se vivre tel qu’il se sent, sans limites dans l’espace, dans ses  droits et dans ses modes d’être. D’un autre côté, il y a la société, le conservatisme, la morale judéo-chrétienne, qui veulent lui imposer une identité. Critiquons tout ordre quel qu’il soit, accusons la société, la morale, l’ordre judéo-chrétien : on flatte le grand nombre,  toujours sensible à ce qui le décrit comme opprimé par ce qui l’empêche d’être lui. 

On parle aujourd’hui de complotisme. Il serait le fait des conservatismes s’imaginant qu’il existe un complot contre eux. On oublie que le complotisme est le fait de l’individualisme libéral, libertaire et libertin, qui ne cesse de penser qu’il est l’objet d’un complot conservateur. D’où sa hargne soupçonneuse toujours prête à dénonce. 

Il importe de ne pas prendre pas pour du sens ce que la doxa contemporaine appelle sens, en ramenant celui-ci  au moi banal et à ses rêves de toute puissance ici, maintenant. Vivre pour le moi et ses satisfactions, quelle misère ! 

Le sens, comme la quête de sens, existe. Il a une autre allure. Si il y a la  vie avec un petit v, qui est la vie concrète, ici, maintenant, il y a la Vie avec un grand V. qui est la présence à la vie, venue de loin, puisqu’elle remonte à la création du monde, et hyperpuissante, puisqu’elle possède en elle l’énergie inouïe de la création. 

Quand on est dans la Vie avec un grand V, il y a plénitude. Quand on n’est pas dans cette vie, il y a manque, ennui, souffrance. La quête de sens commence quand on répond à l’appel de la Vie avec un grand V. On se met alors en route afin de découvrir ce qui nous manque. Découverte que l’on fait quand on commence à rentrer en soi en sentant vivre ce qui vit dans ses propres profondeurs  avant d’aller au-delà de soi. 

Tout est mû par une présence infinie. Le plus souvent,  nous n’en avons pas conscience. Envahis par nos préoccupations égotiques, immédiates et matérielles, nous ne vivons rien de l’intérieur et nous n’avons aucune conscience de la présence profonde qui meut toute chose.  D’où la nécessité de relativiser ce que nous appelons habituellement le sens. 

Dans la vie courante, le sens désigne : la direction, la signification,  l’intuition et la valeur Quand on sait où on va, que l’on comprend ce que l’on fait, que l’on sent ce que l’on comprend et que ce que l’on vit et sent a de la valeur, la vie a du sens. Le bon sens vit le sens ainsi. Cela permet de ne pas errer. Ce qui est utile et même indispensable. Toutefois, cela ne suffit pas. À la longue, enfermé en soi, on finit par tourner en rond et, tournant en rond, la vie finit par ne plus avoir de sens. Paradoxe : le sens peut tuer le sens ! Ce n’est pas un hasard. 

Il est beau d’avoir un but, une signification, une intuition ou une valeur dans la vie, mais si on ne les vit pas, ceux-ci finissent par aller nulle part, ne rien dire, ne rien donner à vivre et n’avoir aucune valeur. Quand on vit, il ne faut pas s’arrêter de vivre. C’est ce que veut dire vivre de l’intérieur. 

La vie que l’on vit de l’intérieur change tout. Quand un peintre s’adonne à la penture, son but est certes de peindre, mais il s’agit là d’un but apparent. C’est une façon de peindre qu’il recherche et, au-delà, c’est une relation entre la peinture avec un petit p et la Peinture avec un grand P. En profondeur, c’est l’extraordinaire de la peinture et pas simplement la peinture qui le motive.  Avec la vie, il en va de même. Celle-ci acquiert du sens quand on la vit de l’intérieur et que, la vivant ainsi, elle rentre en relation avec la Vie avec un grand V. En profondeur, c’est l’extraordinaire de la vie, et pas simplement la vie, qui lui donne du sens. 

Notre époque manque-telle d’un sens supérieur ? Oui et non. Le sens supérieur de la Vie avec un grand V renvoie à l’expérience la plus vive du sacré qui soit. Comme c’est dans le religieux que se pratique cette expérience et que nous ne sommes plus religieux, notre monde ne sait plus ce que veut dire le sens supérieur de la vie. D’où le constat de Nietzsche au milieu du 19ème siècle au début de La volonté de puissance. Le nihilisme nous guette, écrit-il. La vie n’intéresse plus les Européens. Les fins manquent. Les valeurs se déprécient. 

En même temps, en art, en littérature, au cinéma, on sent une intense quête de sens. Tout n’est donc pas perdu. Notre monde, qui fait énormément pour la culture, permet à cette quête de s’exprimer. En outre, malgré les critiques qu’on peut leur faire, les médias, à travers la place qui est faite aux commentaires, invitent à s’interroger sur le sens de ce que nous vivons. Ils essaient de répondre au besoin que nous ressentons tous de comprendre le monde dans lequel nous vivons, pourquoi il existe, comment il pourrait exister, pourquoi nous sommes là,  et comment nous pourrions être vraiment là. 

Aujourd'hui, la crise profonde que nos contemporains rencontrent viendrait de cette absence de sens. Qu'est-ce qui explique cette perte, cette disparition ou cette dévalorisation du sens qui est propre à notre temps ?

Si il y a crise du sens dans la société aujourd’hui, témoin le nombre de tentatives de suicides par an (250 000) et le nombre de suicides (12 000) ou bien encore le nombre de personnes déprimées (un Français sur cinq), c’est parce que derrière ces suicides et cette dépression il y a une crise de la pensée perceptible à travers quatre éléments. 

En premier lieu, ne l’oublions pas, nous sommes les héritiers des Lumières. Quand elles prennent le pouvoir, que se passe-t-il ? Finie l’idée d’un principe transcendant inspirant l’existence. Qui dit principe transcendant dit monarque. Qui dit monarque, dit infamie. Il faut écraser l’infâme. ! À bas le roi ! A bas tout principe transcendant !

Quand il y a principe, celui-ci est scientifique ou politique. Résultat : plus aucune place n’est possible pour une quête de sens. Quelqu’un parle-t-il d’un sens de l’existence autre que scientifique ou politique ? Il est immédiatement suspect. On le soupçonne de vouloir retourner à l’Ancien régime via la religion. 

Aujourd’hui, cette peur est perceptible. On parle du sens de la vie ? Immédiatement, une réaction de défense se produit. C’est une question personnelle, entend-t-on. D’où la parade consistant à  privatiser le sens. Parade malheureuse. Le sens étant une affaire privée, quand il est question de celui-ci, on se tait.  Pas question de bousculer la vie privée. Résultat : plus personne ne sait pourquoi il vit et pourquoi il meurt.  Dans les hôpitaux, ce manque confine à l’absurde. On soigne les êtres humains afin qu’ils vivent, mais on est incapable de dire ce qu’est la vie et quel est son sens. 

Deuxième élément : on le doit à Camus. Écrivain brillant (Noces), penseur profond (L’homme révolté), il enferme toute la culture dans l’absurde et le non-sens en expliquant qu’il y a tant de souffrance dans le monde que la vie ne mérite pas d’avoir un sens. Quand on est proche de ceux qui souffrent, on refuse tout sens à la vie en  se suicidant métaphysiquement. Camus exprime une idée populaire.  Vu le mal qui règne dans le monde, il est scandaleux de parler de bonheur. En ce  5 Mai 2019, par exemple, il est scandaleux que l’on joue au football. On devrait se souvenir de la catastrophe qui a eu lieu à Furiani en Corse le 5 Mai 1992, il y a 27 ans, lorsqu’une tribune s’est effondrée en faisant des dizaines de victimes. 

Le sens et le bonheur font depuis quatre-vingt ans l’objet d’un interdit. C’est la question sociale qui en est la cause. Au nom du respect de ceux qui souffrent, il est jugé obscène d’en parler. Résultat : impossible de dire que la vie a fondamentalement du sens ou qu’elle est fondamentalement heureuse. Ce qui est dramatique. Quand on se suicide, pourquoi le fait-on ? Parce qu’on réduit la vie au désespoir et au néant en lui supprimant tout sens et toute étincelle de lumière. Quand on résiste au suicide, pourquoi y parvient-on ? Parce qu’on ne réduit jamais la vie au désespoir et au néant en lui  conservant un sens et une étincelle de lumière. 

Troisième élément : Sartre. Il faut, dit-il, être responsable. Et, pour cela, il faut inventer soi-même sa propre morale. Pour y parvenir, il n’y a qu’un moyen : être athée, c’est-à-dire penser une fois pour toutes que l’homme est seul au monde, totalement abandonné par l’existence. Cette solitude et cet abandon  expriment ce que Heidegger appelle la déréliction. On la trouve chez   Camus pour qui, l’action étant impossible quand on pense qu’il y a une issue (À quoi bon agir puisque l’on va s’en sortir ?), seule une vision tragique de la vie incite à agir. Chez Sartre, même idée. Dieu existe ? À quoi bon créer ses valeurs ? Dieu n’existe pas ? On est seul au monde, dans une vie qui est un pur hasard ? On est obligé de se secouer et d’inventer des valeurs. Cette idée plaît beaucoup aujourd’hui. Elle flatte l’orgueil. Le sens de la vie ? Pas besoin d’un Dieu pour cela. Pas besoin d’un grand Sens. C’est à chacun de « se le faire ».  Les ados adorent !

Quatrième élément enfin : le structuralisme. Le sens, une aventure intérieure et transcendante ? Illusion. Le sens est un effet des relations sociales que l’on peut avoir C’est la structure sociale qui fait le sens. Ce sont les discours liés à des pratiques sociales qui le font également. Arrêtons d’avoir un rapport mystifié au sens. Déconstruisons les mythologies du sens élaborées par des pratiques sociales mystifiées et mystifiantes afin de permettre à l’individu de produire un sens critique au sein de pratiques sociales innovantes. Et, pour cela, finissons en avec la fausse question du sens de la vie, le sens étant dans la vie sociale  et non dans la vie. 

Mettons bout à bout toutes ces critiques. On comprend pourquoi aujourd’hui nous sommes en présence d’une crise du sens de la vie. Il est interdit d’en parler. Tout a été fait pour qu’il soit interdit d’en parler. 

La crise du sens, montrez-vous, est nécessairement une crise de notre rapport à l'avenir, que nous craignons. Mais que faire pour que cet avenir ne soit pas celui de lendemains qui (dé)chantent ?

Il y a avenir et avenir. L’avenir au sens banal renvoie au futur par rapport au présent. C’est le nouveau, le changement, l’utopie. Tu vas voir, les choses vont changer. La vie va s’améliorer. On va être heureux. L’avenir c’est le rêve et la réalisation du rêve.  Forcément, cela se passe mal et le rêve se transforme en cauchemar. Quand on rêve, on veut plier la réalité à son rêve. Quand on veut plier la réalité à son rêve, on crée une dictature. Toutes les utopies finissent mal. C’est la triste leçon de l’avenir pensé comme rêve et du rêve pensé comme avenir. Toutefois, heureusement, il y a un autre avenir, qui lui n’est nullement triste. 

Vivons les choses de l’intérieur en allant au-delà de nous. Vivons dans la présence. La vie a une issue. Elle n’est pas condamnée Spinoza en fait l’expérience. Quand on vit en épousant la puissance de la vie on débouche sur la vie créatrice ultra-vivante. Quand on débouche sur cette vie, on découvre la bonne nouvelle, du plan spirituel de l’existence. Une chose intelligente,  est toujours intelligente. Une chose spirituelle, est toujours spirituelle. Quand on vit la puissance de la vie, on vit avec les yeux de l’éternité. C’est ce que veut dire l’avenir. Celui-ci n’est pas le rêve par rapport à la réalité concrète,  mais l’ouverture absolue et joyeuse de l’existence par rapport à son impasse tragique et sinistre. 

Vous proposez de placer le sens de la vie dans son essence d'aventure. Pourtant notre monde nous propose un horizon sans limites, qu'est-ce qui nous empêche dès lors d'avoir ce rapport aventureux à l'existence ?

Tout comme il y a avenir et avenir il y a aventure et aventure, sans limites et sans limites. Notre monde, qui est héritier de la vision mécaniste que l’on trouve chez Descartes, voit la Nature comme un espace vide ouvert à toutes les combinaisons possibles du génie humain. Dès lors, qu’est-ce qui est sans limites ? Le fait de pouvoir jouer à l’infini avec la Nature afin d’inventer et de créer toutes sortes de mondes possibles. C’est l’homme ludique qui sert de modèle à notre vision du monde. C’est cet homme que la science entend servir. Cet homme ludique a pris possession de notre monde. Grâce au virtuel il joue avec tout. 

Dans cette perspective, la vie a-t-elle du sens ? Non. Jouant sans savoir pourquoi on joue, elle n’a aucun sens. Comme l’a vu Pascal avec sa découverte du divertissement comme structure du monde, le jeu sert à masquer le vide complet de sens. 

Un autre rapport au monde est possible toutefois. Et, avec lui, un autre rapport au sans limites. Quand on est dans la présence, découvrant la présence de la présence originelle de la vie en toute chose, dialoguant avec cette présence, la sentant vivre en nous et vivant en elle, on entre dans un univers de correspondances poétiques, morales et spirituelles infinies. La vie n’est plus alors un jeu puéril solitaire. C’est un chant, une danse, un hymne, une célébration. 

Un monde de joueurs le nez rivé sur des tablettes et des smart phones, comme on en voit plein le métro et plein les trains ? Un monde dans lequel les individus préfèrent voir la vie sur un écran au lieu de la voir dans la vie ? Ou un monde de poètes inspirés voyant la vie dans la chair de la vie et non dans l’abstraction d’une tablette que l’on tripote frénétiquement ? Quel sens ?  Pour quelle vie ? Être ou ne pas être, comme le dit Hamlet ? 

Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûr qu’un jour notre monde va se réveiller et, à partir de là, s’éveiller. La bêtise a des limites. La vie dans la plénitude,  habitée par la présence infinie, n’en a pas. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !