L’effet Ikea du "faites-le vous-même": le Graal des marques de consommation grand public<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
L’effet Ikea du "faites-le vous-même": le Graal des marques de consommation grand public
©GABRIEL BOUYS / AFP

Botte secrète

L'effort du client peut être vécue comme un expérience gratifiante et devenir une source de motivation d'achat : c'est l'"effet Ikea", du nom de la célèbre marque de meuble suédoise.

Antoine Carton

Antoine Carton

Antoine Carton est chercheur en marketing à l'IRG - Université Paris-Est. Il est également professeur associé à l'Université de Lille et directeur du cabinet d'études marketing Stratecom.

Voir la bio »

Atlantico : Les marques utilisent de plus en plus l' « Ikea Effect », du nom du producteur de meuble, et associent le consommateur à la production du produit. En quoi consiste cet effet ? Comment le mesure-t-on ?

Antoine Carton : L"effet IKEA" est une expression des travaux de Norton et al. qui démontre que l'effort du client peut être vécue comme un expérience gratifiante et devenir une source de motivation d'achat.  Ce qu'on appelle l'"effet Ikea", c'est lorsqu'on fait contribuer le consommateur à la production d'une offre, généralement d'un produit, et qu'il trouve de la valeur au fait de contribuer. Il y a effet ikea quand dans cette coproduction, le consommateur trouve de la valeur. Cette valeur est de nature psychologique mais a un effet assez puissant sur la perception de l'offre. Il y a des études qui montrent par exemple que le consommateur est prêt à vendre plus cher une offre s'il y a contribué, s'il doit la vendre, que s'il n'y a pas contribué, voire même à acheter plus cher une offre pour laquelle il peut contribuer.

Les valeurs qui s'expriment chez le consommateur sont dans un premier temps des valeurs personnelles d'accomplissement de soi, ce qu'on appelle l'effet Lego (être mis au défi et réaliser ce défi), ou encore la satisfaction de construire quelque chose avec ses mains, d'apprendre. Dans une société où l'on est de moins en moins manuel, l'envie de participer et de faire par soi-même est de fait forte.

On a aussi des éléments plus collectifs qui expliquent ce phénomène. Montrer aux autres ce qu'on est capable de faire est une des causes de l'effet Ikea ou permettre des expériences collectives et familiales. Quand le montage d'un meuble Ikea est compliqué, il n'est pas rare de voir des personnes montrer les meubles montés à leur entourage (la garde-robe dans la chambre par exemple), au point même que dans les entretiens que j'ai pu mener, des gens m'ont rappelé des expériences Ikea qui dataient de plus de quinze ans, en m'en parlant comme si c'était arrivé hier. Il y a peu de marques dans le quotidien des consommateurs qui laissent un souvenir aussi fort et durable que celui-là. Il y a peut-être Hermès avec le carré qu'on offre à sa fiancée. Quand on observe le budget de communication Ikea pour obtenir ce souvenir-là, on constate qu'il est modéré comparé à d'autres marques qui ont cette capacité. C'est donc un levier très fort.

A propos de la mesure de cet effet, c'est justement le problème : cela ne se mesure pas facilement. Il y a certes des conditions dans lesquelles cet effet se manifeste. En revanche, on le mesure en fonction de la nature de l'insatisfaction que le modèle de coproduction peut produire. Si la contribution du consommateur est insatisfaisante, si cela ne marche pas, si le produit est cassé, si le consommateur se sent mal accompagné ou s'il estime qu'on lui demande des choses impossibles, là on peut constater que le modèle est mal posé sur la contribution et qu'il n'y a pas d'effet Ikea. Quand "l'effet Ikea" est maitrisé, on observe un renforcement de l'attachement à la marque. D'un autre côté, on mesure cet effet dans l'entreprise en gain de productivité : fondamentalement, il y a transfert d'une valeur de production sur le consommateur et une capitalisation sur ses compétences.

En dehors d'Ikea, quelles applications marketing de cet effet vous semblent les plus emblématiques de cette stratégie ?

On retrouve cet effet Ikea de manière très variée. Je ne suis néanmoins pas certain que toutes les entreprises qui mettent le consommateur à contribution recherchent cet effet. C'est dommage car c'est un vrai levier et je ne suis pas certain que toutes les entreprises s'en rendent compte.

Là où cela marche bien par exemple, ce sont les ateliers de bricolage. Tous les modèles de l'économie de la fonctionnalité où l'on vend des usages plutôt que des produits peuvent utiliser cet effet. Chez Leroy-Merlin par exemple, vous n'achetez pas une perceuse, mais des cours pour apprendre à utiliser la perceuse. Il y a une mise à contribution du consommateur dans son usage.

Autre exemple emblématique : les gâteaux pré-cuisinés, qui sont une déclinaison de la purée mousseline. Dans le self-service, on peut aussi citer Subway, quand on contribue à la composition de son sandwich, dans une moindre mesure. Les devis en ligne aussi parce qu'il y a une compétence technique particulière.

Globalement, on retrouve cet effet quand l'entreprise a réussi à créer le juste équilibre entre le défi proposé au consommateur et ses compétences pour lui permettre une expérience de consommation. Sinon, soit c'est trop facile, le consommateur s'ennuie et cela ne marche pas ; soit c'est trop compliqué, il abandonne et c'est insatisfaisant. Par exemple, une caisse automatique où la pression du temps et la faible complexité des tâches demandées au clients rendent cette expérience peut stimulante.

Que le consommateur accepte d'effectuer une partie du travail normalement réservée à l'entreprise à laquelle il achète un produit semble paradoxal. Quelles sont de fait les limites de cet effet Ikea ? Comment bien utiliser l'effet Ikea dans le cadre d'une stratégie marketing ?

L'intérêt d'une stratégie marketing dans ce sens, c'est de créer du gain de productivité. C'est aussi permettre de rendre les tâches considérées comme basiques auparavant comme des éléments premium, que l'on peut facturer. On peut prendre l'exemple du devis (par exemple pour une cuisine) Ikea. Avant le devis Ikea était fait en compagnie de quelqu'un, maintenant vous le faite seul ou il faut payer Ikea pour avoir un personnel au contact qui fait le devis avec vous.

Le corollaire, c'est que si ce n'est pas maîtrisé, il y a de la destruction de valeur pour l'entreprise. Je reprends l'exemple d'Ikea. S'il y a un manque de maitrise et que votre client qui fait son devis sur un ordinateur passe quatre heures, et c'est quatre personnes de moins qui effectuent la même tâche, des fils d'attentes, etc. Autre destruction de valeur plus indirecte : le bouche à oreilles plus négatif. Voilà l'enjeu pour les entreprises.

La clé de succès d'une telle stratégie, c'est de réussir à jongler entre trois valeurs chez le client : la valeur d'échange (transactionnelle et monétaire), la valeur d'usage (liée à ce que le consommateur va faire du produit) et la valeur de travail (liée à ce qu'il est en capacité de produire). Autrement dit, il faut réussir à jongler entre trois rôles : le rôle de client, de consommateur et de collaborateur temporaire de l'entreprise. Il faut développer un véritable management de l'effort client.

D'abord, en construisant une évolution de rôle du client. Ikea fait cela très bien. C'est totalement scénarisé. Quand vous entrez dans un magasin Ikea, vous entrez comme consommateur, dans le showroom, On vous projette d'abord dans l'usage des produits. Et tout doucement, par des injonctions par information dans le magasin, on va vous orienter vers un rôle de collaborateur partiel. Par exemple, quand vous descendez dans le magasin, vous êtes dans un entrepôt, il n'y a aucun packaging. Le personnel au contact est là pour vous aider à porter des cartons. On n'appelle plus ce que vous allez acheter des produits mais de la marchandise. Cette transition est assez naturelle et simple. C'est un accompagnement vers ce qui vous attend à la maison.

Comme le client devient un collaborateur partiel de l'entreprise, il faut aussi le considérer en tant que tel : il faut presque avoir une politique de ressources humaines du client. Le personnel au contact, doit être doté de compétences managériales. Sur une caisse automatique, il faut que le chef de caisse devienne chef d'équipe. Si, dès qu'il y a un problème, il ou elle fait le travail à votre place, vous êtes vexé, voire humilié et insatisfait, ça toutes les études le montrent. C'est une situation qui est identique dans le cadre du travail. Il faut également accompagner le client par l'information et de la formation du client : il doit comprendre ce qui va se passer et ce qu'on attend de lui, proposer de l'aide. 

Dans ce management de l'effort client, il est impératif de chercher à donner aux clients des degrés de liberté dans la manière dont il réalise les tâches attendues, c'est une source d’appropriation de l'expérience ; sans que ces libertés mettent à défaut le résultat de l'offre coproduite. Sur une caisse automatique, il n'y en a pas. C'est un cas de collaboration sans choix des étapes. Quand on est chez Ikea, on a tous le même mode d'emploi, mais on peut sauter des étapes par exemple. On dose son niveau de difficulté en fonction de ses compétences.

Il est très important de rendre les tâches attendues du client accessible à tous, et de le vérifier (par des études d'accessibilité). Ceci par la vérification du niveau d'expertise et du niveau de ressources (temps, outillage nécessaire, ...). C'est loin d'être neutre car on ne peut pas se permettre d'établir une segmentation client sur la base des compétences que le choix de ciblage d'un tel segment serait inopérant et réducteur.

Enfin, et c'est sans doute là le plus important, le client s'inscrit dans une balance contribution / rétribution et va attendre à ce qu'il y ait un gain (économique, gain de temps, praticité...). Il faut donc donner du sens à sa contribution, et à ses efforts, lui expliquer ce qu'il a à gagner. Ikea a développer le concept de "design démocratique" en expliquant aux clients le "contrat moral" : les gains réalisés sur les efforts de montage des clients permettent de dépenser plus pour l'esthétique et le design des produits et de maintenir des prix accessibles au plus grand nombre, le "deal" du gagnant-gagnant est explicite,. Il faut affirmer le gain lié à l'effort, et s'assurer que ce gain soit perçu par le client comme étant à la hauteur des efforts fournis. Cela nécessité des études consommateurs assez fines. 

"La qualité de vie au travail" des consommateurs est une question  qui s'impose de plus en plus.  Le client est de plus en plus sollicité pour contribuer, participer, coproduire. Néanmoins, cet effet cumulatif et dans certains cas les enjeux financiers pour le client liés à une défaillance de sa contribution (la réalisation d'une cuisine par exemple) construisent des conditions de stress qui peuvent s'apparenter à certaine dimension des risques-psychosociaux. C'est un sujet inhérent à la coproduction du client et qui doit s'inscrire à l'agenda des réflexions  et des études marketing.  

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !