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Notre-Dame de Paris : une flèche et des batailles
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Patrimoine

Devant le brasier ardent de la flèche et des charpentes, l’historien assistant au drame depuis l’Ile Saint-Louis entendait en lui-même les mots de Victor Hugo : "Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire".

Mathieu Lours

Mathieu Lours

Mathieu Lours est agrégé et docteur en Histoire. Spécialiste de l'architecture religieuse et notamment des cathédrales, il a consacré de nombreux ouvrages à l'étude de ces grands vaisseaux de pierre. Depuis le très érudit "Autre temps des cathédrales" jusqu'au "dictionnaire des cathédrales", seul ouvrage destiné au grand public regroupant toutes les cathédrales de France, en passant par le superbement illustré "cathédrales d'Europe" aux éditions Citadelles et Mazenod, co-écrit avec Alain Erlande-Brandenburg. Sa passion pour le patrimoine le conduit également à explorer d'autres lieux, d'autres thèmes, comme les places de Paris. Par ailleurs, il est l'auteur, avec la collaboration de Bertrand Ferrier, d'un récit décalé et décapant sur les chemins de Saint-Jacques, parcourus pendant sa jeunesse...

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"Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée".

Devant ses yeux, un immense et furieux tableau de Turner se dessinait dans le ciel, associant le brasier du soleil et celui de l’incendie dans une tourbillonnante nuée jaunâtre que le contre-jour rendait noir comme le fiel. Même au cœur du drame, Notre-Dame touchait au sublime –ce qui vous fascine, vous dépasse et vous dévore-, le chef d’œuvre de Viollet-le-Duc mourait dans un flamboiement digne de l’esprit romantique qui l’avait fait naître. 

Et déjà, se profilait une possible nouvelle bataille d’Hernani. Ou plutôt une double bataille. La première est de savoir si Notre-Dame est plutôt catholique ou plutôt nationale. Étant entendu qu’elle est évidemment le lieu de rencontre entre ces deux dimensions. Si Notre-Dame est « la paroisse de la nation », ou la « cathédrale du Monde », suivant une expression du XVIIIe siècle et une autre du XXIe, tout ce qui la touche en dit beaucoup sur ceux qui s’expriment à son sujet. Son premier acteur, c’est l’Église, depuis toujours marquée par l’ambivalence de son attachement au temple de pierre, alors que ses membres sont chacun le temple spirituel de l’Esprit Saint. Force est de constater que le désastre fait surgir des tripes du pays un fond de catholicisme pas forcément aussi « zombie » que n’ont pu le décrire de sociologues comme Emmanuel Todd. Depuis quand n’avait-on pas vu des catholiques prier spontanément dans les rues, en dehors de tout chemin de Croix ou de procession organisée par le clergé ? Depuis combien de temps n’avait-on pas entendu un archevêque oser une lecture providentialiste face à un désastre : allusion à la survenue de l’événement lors de la Semaine sainte, idée que Dieu peut se rappeler à son peuple des manières les plus inattendues et les plus violentes : « que veut nous dire le Seigneur à travers ce désastre ? » déclarait au Figaro Mgr Aupetit le 16 avril. On n’est pas si loin de ce qui dut être évoqué à Chartres en 1194 devant l’incendie de la cathédrale précédant l’actuelle. En tout cas, l’événement tend à contribuer à rompre avec la politique d’enfouissement de l’Église postérieure à l’application à la française du concile Vatican II. Une opportunité de renouer entre l’Église et le pays après les clivages introduits par les questions de bioéthique, une occasion de montrer qu’au-delà des scandales actuels l’Église possède en main la carte du temps long. Saura-t-elle en faire un levier de nouvelle évangélisation ?

Second acteur, l’État et les pouvoirs publics. Notre-Dame est propriété de l’État, comme les quatre-vingt-cinq autres cathédrales effectivement siège épiscopal en 1905. Mais le lien est beaucoup plus ancien. Toutes les grandes cérémonies royales à Paris, en présence ou en l’absence du roi, ont lieu à Notre-Dame depuis au moins l’avènement des Capétiens. Au XIXe siècle, Napoléon accroît encore ce lien, Paris se substituant à Reims comme cathédrale du sacre, au risque de raviver la mémoire de celui, illégitime, du roi anglais Henri VI comme roi de France en 1431. On l’a compris lundi soir, Emmanuel Macron rappelle que l’État est propriétaire de l’édifice et garant de son intégrité. Et il le fait sans jamais évoquer, ni dans son discours de lundi, spontané, ni dans celui de mardi, plus écrit et protocolaire, le mot de catholicisme ou de christianisme. Une omission voulue, visant à montrer que l’appartenance de la cathédrale à la nation prévaut dans le cadre d’un État laïc. Et, en même temps, la place laissée au clergé catholique dans les images du président, les rapports cordiaux qu’il entretient avec l’archevêque et le recteur, le discours fait par ce dernier dans la cérémonie d’hommages de mercredi après-midi, montrent une reconnaissance implicite de la dimension catholique de Notre-Dame, dans le cadre de son affectation perpétuelle et irrévocable au culte catholique par la loi de 1905. La nomination d’un général, catholique, comme cheville ouvrière du projet de reconstruction, est le signe que ce travail se réalisera sous des auspices rassurants. Pourtant, cette omission de la dimension religieuse du monument (le mot « sacrée » ou « spirituelle » permettant de s’en dédouaner habilement) pose une réelle question. Et les catholiques, cette fois-ci, l’ont fait publiquement remarquer. Mgr Aupetit a en effet pris la parole avec fermeté en déclarant sur les ondes de Sud Radio le 18 avril que « le mot catholique n’est pas un gros mot » et que « Les chrétiens se sont sentis un peu blessés, juste un tout petit mot de compassion, comme on l'aurait fait pour les juifs ou les musulmans ». L’incendie de Notre-Dame pose donc des questions importantes quant aux rapports entre le pouvoir et la religion catholique qui, statutairement, de par la loi de 1905, est affectataire de la cathédrale et pourrait donc être nommée explicitement sans enfreindre en rien le principe de laïcité. 

La deuxième bataille pourrait s’ouvrir sur le front du patrimoine. Les déclarations d’Édouard Philippe sur la reconstruction, la restitution ou la restauration de la flèche –passons sur les questions de vocabulaire et prenons la chose dans son ensemble pour éviter ici un trop long excursus- associent plusieurs éléments. Le premier consiste à ouvrir un concours international qui « permettra de trancher la question de savoir s'il faut reconstruire une flèche à l'identique ou s'il faut une nouvelle flèche adaptée aux techniques et aux enjeux de notre époque ». Emmanuel Macron dans un communiqué souhaite qu’«un geste architectural contemporain puisse être envisagé». Ces déclarations, qui laissent possibles les deux possibilités, sont immédiatement interprétées comme une brèche dans laquelle pourra s’engouffrer une reconstruction nécessairement contemporaine. 

La bataille est-elle devenue politique ? En tout cas, les choix sont révélateurs. Pour le pouvoir, l’idée est d’inscrire Notre-Dame dans un débat mondial sur l’architecture, d’en faire le centre vers lequel vont converger pendant plusieurs années tous les meilleurs architectes du monde. Un « buzz » d’une telle ampleur est inespéré. Elle correspond bien à une vision d’un monde ouvert dans lequel circulent les idées d’une élite « hors-sol » pouvant travailler sur quelque matériau culturel que ce soit. Et, nul doute que les résultats seront parfois audacieux et pertinents. Face à ce volontarisme, les défenseurs du patrimoine répondent par la volonté d’une reconstruction à l’identique. C’est une lecture ancrée dans l’exaltation des traditions et savoir-faire nationaux. Les partisans de cette voie doivent être prudents et ne pas tomber dans le piège médiatique qui consisterait à getthoïser l’idée de l’identique comme étant une idée de la droite et du repli. On sait les batailles que cette stratégie-là a permis à d’autres gouvernements de gagner. Reste à savoir à qui profitera la politisation de la chose. Mais cela n’est plus l’affaire de l’historien. Tout au plus peut-il signaler qu’il est au nombre des paradoxes de l’histoire de constater que les tenants de la modernité sont plus près de l’esprit médiéval qui consistait à reconstruire ce qui était détruit dans le style du temps, tout en prenant en compte l’unité de style et l’harmonie de l’ensemble, alors que les partisans de la restitution dans le dernier État se rangent sur les positions les plus contemporaines qui soient en matière de patrimoine, et en contradiction avec Viollet-le-Duc lui-même qui reconstruisit la flèche tout sauf à l’identique de celle abattue en 1792. 

Une position raisonnable en faveur de la reconstruction à l’identique doit être adoptée, pour éviter le piège politique de la récupération. En effet, des arguments objectifs pèsent en faveur de l’identique, comme ont pu le rappeler Jean-Michel Leniaud ou Alexandre Gady dans leurs récentes tribunes. Tout d’abord la loi. Le code du patrimoine promulgué en 2004 et synthétisant la législation antérieure, indique que le dernier état connu d’un monument doit être restitué lorsque cela est possible. C’est le cas, à Notre-Dame. Ensuite, la valeur iconique de la cathédrale dans son dernier état plaide en la faveur de cette option. Enfin, le génie architectural de Viollet-le-Duc rend à peu près impensable qu’on se prive, dans le ciel de Paris, d’une de ses plus éclatantes réalisations, conçue pour être à l’échelle des dégagements du Paris d’Haussman. A l’heure où, en Europe, on a reconstruit à l’identique les derniers édifices détruits par les guerres ou les totalitarismes comme la cathédrale du Sauveur à Moscou, dès que cela est possible, quitte à employer matériaux et techniques modernes là où ils sont nécessaires, Paris choisira-t-il de faire de Notre-Dame un pendant du Reichstag de Berlin avec sa coupole de Norman Foster plutôt que de la Frauenkirche de Dresde, patiemment recomposée à l’identique ? En tout cas, il est étonnant de voir comment la reconstruction de deux flèches, sur deux édifices emblématiques du gothique, à Notre-Dame de Paris et à la basilique-cathédrale de Saint-Denis, résument une bonne part des débats patrimoniaux de ce début de XXIe siècle, comme si l’identité du pays se jouait toujours au cœur des lieux de mémoire blessés. 

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