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Après les Gilets jaunes, Notre-Dame : cette France qui se redécouvre des sentiments perdus de vue
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Effet surprise

Entre crise des Gilets jaunes et union de Notre Dame un constat s'impose, la France telle qu'elle est ne ressemble pas au portrait qu'en peignent les élites.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : De la crise des « Gilets jaunes » à l'incendie de Notre Dame, les actions et réactions des Français semblent surprendre toujours plus nos gouvernants et nos élites. Passant d'une crise sociale qui a sidéré une partie des élites du pays à la révélation d'un fort sentiment d'attachement à l'histoire, à la culture, à la religion, les Français ressemblent peu à l'image qui peut être faite d'eux au travers des essais. La France est-elle réellement celle que l'on croît ?

Christophe Boutin : Le 15 avril 2019, au moment où la France retient son souffle et s’apprête à écouter son Président détailler les mesures qu’il compte prendre pour sortir le pays d’une crise politique majeure, les premières flammes lèchent la flèche de Notre-Dame de Paris. Et, d’un coup, tout s’arrête. Les réseaux sociaux ne relaient plus que ces images, comme si chaque utilisateur, stupéfié, avait immédiatement choisi de prévenir ses proches, parisiens ou non, de ce qui était en train de se passer. Les médias interrompent rapidement leurs émissions en cours pour ne plus traiter que de l’incendie. Sur les écrans de toutes les télévisions il n’y a plus que l’image de ces flammes dans lesquelles la flèche va s’abîmer et d’un épais panache de fumée. Le président de la République annonce qu’il reporte son intervention, et comme d’autres politiques, se rend sur les lieux. Dans toutes les « unes » du lendemain les titres ne parlent que de « drame », « désastre », « désolation », « catastrophe » ou « tragédie ».

La seule « sidération » de masse comparable est celle que l’on a connu le « 11 septembre », lorsque la France, comme le reste du monde, suit derrière ses écrans l’embrasement et l’effondrement des tours du World Trade Center. Un esprit « raisonnable », analytique, relèvera qu’il n’y a aucun rapport entre un acte terroriste faisant des milliers de morts au cœur de la capitale économique d’un pays dont le sol avait jusque là été épargné par les guerres, et l’incendie d’une charpente, et que la spécificité qu’il s’agisse ici d’un édifice religieux majeur n’a plus guère d’influence dans un pays que tous les spécialistes s’accordent à dire déchristianisé. Et pourtant, il y a cette sensation de perte, ce sentiment d’avoir été frappé dans quelque chose de cher, que partagent ces badauds, en larmes pour certains, en contemplant le spectacle. Et pourtant, chez les politiques eux-mêmes, qui s’expriment devant les caméras, des hommes et des femmes que l’on sait parfois retors et manipulateurs, on sent une vraie émotion, de Le Pen à Mélenchon, en passant par Macron ou Hidalgo.

C’est que la France est un vieil État, dans lequel, comme nous le rappellent parfois des étrangers qui en sont toujours étonnés, la politique comme la société sont imprégnées d’une culture à laquelle nous sommes tous attachés par d’invisibles liens. Une culture dont on ne ressent la perte qu’au moment où disparaissent certaines de ses plus évidentes manifestations, certains symboles. Il est des choses que l’on ne voit plus tant elles nous semblent familières, que l’on en vient peut-être même à critiquer à cause de cette présence qui semble pesante par sa supposée éternité, mais que l’on ne supporte pas de voir blessées. Et dans la France de 2019, dans cette « start-up nation » tournée vers l’avenir, c’est un drame quand brûle la charpente, faite de chênes plantés pour certains au IXe siècle, de la cathédrale de sa capitale.

C’est en cela que l’incendie de Notre-Dame de Paris peut être rapproché du phénomène des « Gilets jaunes » - au moins dans son premier surgissement : dans cet enracinement identitaire qu’il révèle, et dont la violence surprend ceux qui ne savent plus qu’ils ne sont qu’un maillon de la chaîne des temps. Violentés par un progressisme qui détruit leurs repères civilisationnels et les condamne à n’être que des monades interchangeables, les « Gilets jaunes » demandent que l’on arrête la politique de la table rase ; surpris par la possible disparition d’un symbole majeur de cette même civilisation, les Français se figent.

Edouard Husson : Je trouve pathétique la tentative des dirigeants pour s’emparer d’un événement qui dit d’abord la démission de leur volonté, depuis des décennies. Je comprends qu’ils aient peur de devenir la cible de questionnements courroucés. Mais ce qu’on attend est un mea culpa pour des budgets de la culture et du patrimoine réduits à la portion congrue. Il faut savoir aussi que les équipes de la cathédrale, à commencer par l’actuel recteur, qui a énormément fait pour la réorganisation efficace des services, se sont heurtés à une faible appétence pour le mécénat dans la catégorie de ceux qui, aujourd’hui, une fois la catastrophe arrivée, aiment que l’on proclame combien de zéros comporte leur chèque. Dans leur grand aveuglement, consistant à vouloir tout financer un petit peu, l’Etat et la Ville ont émis cette règle absurde d’un euro privé à trouver pour chaque euro public en vue de la restauration de la cathédrale. Comme si la restauration d’un bâtiment qui porte l’âme de la France relevait de la comptabilité d’un partenariat public/privé. De même qu’ils ont été incapables de voir venir la catastrophe matérielle, nos dirigeants sont surpris par l’ampleur de la réaction populaire et par l’écho international de la catastrophe. En écoutant hier soir ou ce soir le président de la République, j’avais dans l’oreille sa déclaration de campagne sur le fait qu’il n’y a pas de « culture française ». Je veux bien que l’on change d’avis, pour le meilleur. Cependant je pense que ce qui va plutôt s’imposer c’est l’étrange correspondance entre le monument privé de toiture et dévasté à l’intérieur, d’une part, et, d’autre part, la population appauvrie, craignant pour ses fins de mois, incapable de dépenser ce qu’il faut pour assurer un avenir décent. La culture, le patrimoine, la langue, c’est tout ce que possèdent les pauvres, ceux qui vivent de peu, ceux qui ne gagnent pas assez pour épargner. Je ne peux pas m’empêcher de mettre en parallèle ces Gilets Jaunes éborgnés, mutilés, meurtris et notre cathédrale ravagée par le feu. 

Quelles pourraient être les autres découvertes que nous pourrions faire sur cette âme française passant sous les radars de nos élites ?

Christophe Boutin : Elles tournent en fait autour de cette notion d’identité et de ce besoin d’enracinement dont parlait Simone Weil dans son célèbre ouvrage. « La destruction du passé – écrivait-elle - est peut-être le plus grand crime. Aujourd'hui la conservation du peu qui en reste devrait être une idée fixe. La perte du passé, collective ou individuelle, est la plus grande tragédie humaine et nous avons jeté le nôtre comme un enfant déchire une rose. » (L'Enracinement). C’est qu’en lieu et place de la déconstruction généralisée il s’agit d’inverser les priorités, de retrouver le simple bon sens et avec lui du « bien commun » qui conduisent à considérer comme une évidence de mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour mieux préserver ce que nous ont légué des ancêtres auxquels nous restons redevables, ce patrimoine que nous avons vocation  nous–mêmes à transmettre à nos descendants pour qu’ils bénéficient de son infinie richesse.

En ce sens, le progressisme, qui nie transmission et héritage, est le principal responsable de cet incendie - quelles que puissent être les circonstances factuelles de son début. Que l’État préfère, à la suite d’affairistes et pour servir les intérêts de ces derniers, en faisant monter des cotes par des expositions ciblées ou des achats par les FRAC, dépenser son budget « culture » dans les grotesques productions spéculatives de l’art moderne, négligeant de ce fait l’entretien des monuments de son passé, est la vraie question. Que, pour prendre d’autres monuments religieux, le livre de Maurice Barrès sur La Grande pitié des églises de France soit cent ans plus tard en-dessous de la vérité, que les églises parisiennes soient entourées de filets pour éviter les accidents dus aux chûtes de pierres, ou aient un système électrique hors-norme pouvant causer court-circuit et incendie, tandis que l’on se prépare à « emballer » l’Arc de triomphe, traduit clairement les priorités du moment. Et que certains, tout crûment, ne pensent à reconstruire le « monument le plus visité » que parce qu’il est un piège à touristes pourrait aussi être relevé comme symptomatique.

La découverte majeure que devraient faire nos élites est que l’on ne peut savoir où l’on va que si l’on sait déjà qui l’on est, et d’où l’on vient. La déconstruction du roman national d’abord, et jusqu’à nos repères anthropologiques ensuite, laisse au bord du chemin des orphelins auxquels quelques pseudo-intellectuels tentent de faire croire, pour mieux leur faire renier leur passé, qu’ils ont été élevés par un père violeur et une marâtre sadique. La vérité est que personne ne croit à ce délire, même si peu osent le contester publiquement devant les sanctions judiciaires ou sociales qui frappent ceux qui osent encore le faire. Conan et Rousseau avaient titré un de leurs ouvrages : Vichy, un passé qui ne passe pas. En France, pays historiquement de grande culture, et d’une culture qui irriguait toutes les classes de la société, c’est en fait tout le passé, toute l’histoire qui ne passent pas, malgré les efforts des laveurs de cerveaux. Qu’un événement brutal survienne et l’on en a la preuve - ce qui est un immense espoir.

Edouard Husson : Lorsque Valéry Giscard d’Estaing avait déclaré, dans les années 1970, que la France ne serait plus désormais qu’une puissance moyenne parce qu’elle pèserait démographiquement très peu, il montrait la voie à tous ceux qui veulent réduire la France à des statistiques et de la technocratie. François Mitterrand avait bien compris qu’il fallait être un peu plus subtil que son prédécesseur et donc il s’adonna à la construction. Mais ce fut largement pour emprisonner symboliquement  les Français dans des lieux signifiant le despotisme: une pyramide, un arc de triomphe - à l’opposé de l’architecture ouverte vers le ciel de nos cathédrales. La pyramide est un lieu funéraire alors que nous avons besoin de lieux où l’on célèbre la beauté de la création, la vie plus forte que la mort, la possibilité de sortir de la souffrance, d’échapper aux limites de la condition terrestre. Le président suivant, Jacques Chirac crut, lui, qu’il suffisait d’une coupe du monde de football gagnée pour nourrir l’âme du pays. C’est le même homme qui, un jour, à Rome, déclara à l’un de ses collaborateurs, que « toutes ces pierres » l’écrasaient, l’oppressaient. Avec son musée des Arts Premiers, il a clairement dit qu’il n’aimait pas la beauté ni la puissance de notre civilisation. C’est le même homme qui a supprimé le service militaire, comme si les Français ne devaient plus jamais être amenés à se battre pour défendre leur patrie ou une grande cause. Nicolas Sarkozy, lui, était plus tiraillé: les discours d’Henri Guaino, évoquant l’âme de la France, étaient-ils en mesure de peser face à la dictature de la communication et de la technocratie monétaire? 
Alors, évidemment, nous pouvons faire le pari que la France va, de plus en plus réaffirmer la grandeur de la politique et même, redécouvrir ce que Péguy appelait la mystique en politique. Je pense que l’événement de Notre-Dame est un déclencheur - au même titre, toutes choses égales par ailleurs, que le 11 septembre 2001 pour les Américains. 

Que révèle plus profondément cet attachement des Français à Notre Dame, en tant que représentation d'une France qui ne se définit pas uniquement comme ancrée dans son identité post-chrétienne ou post-révolutionnaire et qui semble parfois s'être extirpée de la grande histoire ? N'y a-t-il pas aussi quelque chose de ce que les poètes ou les saints expriment quand ils parlent de l'âme d'un pays ?

Christophe Boutin : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération » écrivait l’historien Marc Bloch dans son livre de 1940, L’étrange défaite. On pourrait ajouter qu’au moment où l’on se demande parfois qui, au-delà de la possession d’une quelconque pièce administrative, est Français, l’incendie du 15 avril 2019 aura apporté une réponse : celui qui n’y voit que la simple destruction d’une charpente de bois n’est pas Français, pour ne rien dire ce celui qui s’en félicite.

La bonne surprise aura été de voir le nombre ceux qui, au contraire, et autant du « peuple » que de « l’élite », pour reprendre une distinction à la mode, auront été touchés par la signification profonde cet incendie. Nous avons évoqué les réactions de politiques que l’on n’attendait pas forcément, on peut s’étonner à bon droit d’en entendre certains, pour reprendre la célèbre formule de Bossuet, « déplorer les effets dont ils chérissent les causes », mais il y eut le 15 avril au soir un sentiment partagé, une communion dont, on l’a dit, peu se sont exclus.

Edouard Husson : Notre Dame de Paris, la cathédrale de Chartres, celle de Reims et bien d’autres églises se dressent pour nous rappeler que nous sommes imprégnés de culture mariale. Toute la culture de la galanterie française prend sa source dans le fait que le christianisme a proclamé, n’en déplaise aux esprits chagrins, que la plus éminentes des créatures, la plus apte à accueillir la première le Verbe Incarné, était une femme. Les cathédrales sont comme autant de Magnificat sculptés et le goût français de la justice sociale est enraciné dans le cri de victoire de Marie au début de l’Evangile: « « Dieu a opéré puissamment par son bras, et dispersé ceux qui suivaient les orgueilleuses pensées de leur coeur. Il a mis à bas de leur trône les puissants, et il a élevé les humbles. Il a comblé de biens ceux qui avaient faim et renvoyé les riches les mains vides ». Jérôme Fourquet, dans l’Archipel Français, souligne la chute dramatique du nombre de fois où est donné, désormais, le prénom Marie - même pris dans toutes ses variantes. On voit bien que notre culture est menacée d’être coupée de la source à laquelle pendant tant de siècles elle s’est alimentée. Mais le travail de construction de nos ancêtres est encore présent au milieu de nous; et le choc que procurerait son anéantissement est tel que ce vieux pays régulièrement régénéré par la fidélité à ses origines, aussi perclus d’épreuves soit-il, est en train de se dresser pour dire non à l’abandon du passé, du patrimoine, de la transmission. 

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