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Ce discret virage économique affiché par Bruno Le Maire au détour d’une interview dans le Financial Times
©ERIC PIERMONT / AFP

New Deal ?

Dans cette interview, Bruno Le Maire appelle les pays européens ayant un excédent budgétaire à augmenter leurs dépenses.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : A l'occasion d'une interview donnée au Financial Times, Bruno Le Maire a appelé les pays d'Europe du nord, ceux ayant un excédent budgétaire comme l'Allemagne, les Pays Bas ou la Finlande, à une relance de leurs dépenses, tout en soutenant la nécessité d'accompagner ce mouvement d'une politique monétaire accommodante. D'un point de vue théorique, comment analyser cette proposition de Bruno Le Maire ?

Christophe Bouillaud : Il faut bien constater que Bruno Le Maire, si néo-libéral pour tout ce qui concerne les réformes à mettre en place dans notre pays, admet dans le cas particulier un mécanisme qu’il tend à nier en général : il faut bien qu’existe une demande solvable pour que les acteurs économiques puissent vendre. Il n’est donc pas loin d’être keynésien, et sa foi du charbonnier en la « loi de Say » ne semble pas être parfaite.

Plus sérieusement, il n’a guère le choix.

La politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) se trouve, du point de l’histoire économique européenne, au maximum de ce qui est pensable, et surtout de ce qui est politiquement acceptable pour les partis politiques qui dominent le nord de l’Union européenne depuis des décennies. En effet, nous sommes déjà avecune  BCE qui pratique  des taux nuls, voire légèrement négatifs, pour le refinancement des banques, qui achève son cycle de « Quantitative Easing », et qui promet encore une fois de refinancer massivement les banques pour les prochaines années. Or, en l’état, ce package façon Draghi, en place depuis 2012 dans les grandes lignes,n’est pas si efficace que cela. Les critiques sont en effet montantes sur les effets négatifs de ces taux bas pour les banques et les épargnants, sur l’explosion du prix de certains actifs, en particulier des prix de l’immobilier dans les pays connaissant une situation économique dynamique, et surtout l’effet finalement mitigé de tout cet arsenal sur la croissance de l’Eurozone. De fait, aller vraiment plus loin dans la baisse des taux, aller en territoire très négatif ou dans le QE à l’américaine, parait donc difficile politiquement.  Il est tout aussi politiquement impossible d’innover encore en matière de politique monétaire, de  penser par exemple à un « Quantitative Easing for the People » ou à mettre en place  de l’ « Helicopter Money ». En résumé, cela consisterait à  virer directement des euros en provenance de la BCE sur les comptes courants en euros de tous les ménages de l’Eurozone pour relancer la machine économique. Cela voudrait dire aux yeux de ceux qui ne comprennent pas cette manœuvre qu’on peut créer de la demande à partir de rien, qu’on peut donc consommer dans une économie moderne sans avoir travaillé dur avant. Un blasphème dans l’état actuel de l’idéologie de nos dirigeants, et surtout une sorte de grand retour de Keynes à l’échelle continentale qui ne plairait pas beaucoup outre-Rhin.

La politique budgétaire au niveau de l’Union européenne, proprement dite, ne représente toujours qu’un tout petit plus d’un pour cent du PIB de l’UE. Même si on peut jouer sur des effets de levier, comme avec le « plan Juncker » des dernières années, cela ne peut pas suffire à relancer l’économie européenne face à une récession. Toutes les propositions d’Emmanuel Macron d’un important budget de la zone Euro n’ont abouti de plus qu’à des montants au final anecdotiques. De toute façon, l’UE n’a toujours pas de ressources fiscales propres qui lui permettraient de s’endetter massivement en son nom propre pour relancer l’économie. L’UE n’est décidément pas l’Etat fédéral américain.

Il ne reste donc que la politique budgétaire des Etats membres à actionner. Bruno Le Maire ne fait en fait que reprendre les récents propos de l’économiste en chef de l’OCDE, Laurence Boone, par ailleurs comme Emmanuel Macron, un ex-conseiller de François Hollande pendant sa Présidence. En effet, si l’on reste dans l’idée que ce sont uniquement les marchés financiers qui financent les déficits budgétaires des Etats européens, il faut considérer que seuls les pays les moins endettés, l’Allemagne en particulier, peuvent emprunter plus pour investirchez eux et pour créer la demande manquanteen Europe. C’est un raisonnement imparable, puisque la BCE n’a toujours pas le droit d’acheter directement de la dette publique émise par un pays européen – même si elle aide indirectement à leur financement. Seuls les pays européens vus comme solvables par les marchés financiers peuvent sauver les autres.

A dire vrai ce que propose Bruno Le Maire et qui ne manque pas de réalisme par défaut, c’est tout de même ce qui a été fait très brièvement en 2008-09. Il faut se souvenir en effet que, sous le coup de la chute de la banque systémiqueLehmanBrothers et de l’écroulement subi de l’économie mondiale qui en a résulté, les dirigeants européens s’étaient alorsentendus pour une relance budgétaire coordonnée où chaque pays avait contribué à l’effort de relance par la dépense publique nationale à raison de son endettement préalable. En raison de son endettement (déjà au-dessus de 120% du PIB), l’Italie n’avait ainsi, déjà à ce moment-là, rien eu à faire, alors que la France et l’Allemagne faisaient un effort. Ce très court moment keynésien, largement occulté dans l’esprit du grand public par le sauvetage des banques au même moment qui a mobilisé des sommes inédites, a été immédiatement suivi d’un retour de bâton austéritaire, particulièrement marqué à compter de l’éclatement de la crise grecque, mais il a bel et bien existé. Même s’il a été court, moins d’un an sans doute,  il a sans doute évité une récession encore plus marquée en Europe. De fait, pour des raisons administratives liés aux contrats publics, il est de toute façon impossible de réagir très vite au niveau budgétaire sans passer par des investissements prévus au niveau national, ou des dépenses publiques nationales, ou encore des baisses d’impôts nationales.

Bruno Le Maire fait également part de son inquiétude concernant l'actuel ralentissement de la croissance mondiale. Dans un tel contexte, comment mesurer la possibilité de mettre en place un tel plan de croissance pour l'Europe, au regard des rapports de force actuels au sein de la zone euro ?

Bien sûr, comme pour toutes les mesures de relance budgétaire à tonalité un tant soit peu keynésienne, nos partenaires allemands et leurs alliés « ordo-libéraux » vont être totalement opposés à ce genre de propositions, ou bien, ils ne vont proposer dans un premier temps que de faire le minimum en essayant de nier qu’ils le font pour des raisons keynésiennes.

Probablement, la proposition de Bruno Le Maire n’a des chances d’aboutir que si nous sommes de nouveau dans les prochains mois face à une grave récession. Si comme en 2008-09, un certain degré de panique gagne les dirigeants de l’Europe qui allait bien jusqu’ici, on peut tout de même espérer, sauf tendance suicidaire de leur part, qu’ils acceptent d’aller dans le sens des propositions de Bruno Le Maire, et surtout de l’OCDE, qui représente sans doute une légitimité bien plus grande à leurs yeux qu’un ministre français. La chute, plutôt brutale, des exportations allemandes vers la Chine semble pouvoir éduquer nos partenaires aux limites de leur stratégie tout-export. Des mesures protectionnistes sur l’industrie automobile allemande pourraient aussi faire un peu réfléchir outre-Rhin.

Il faut toutefois souligner que, si elle se produit,  cette relance de l’investissement public dans les pays du nord de l’Europe, dont l’Allemagne, reviendra à accentuer encore les déséquilibres de longue période au sein même de la zone Euro. En effet, si l’Allemagne investit dans des infrastructures sur son territoire, elle deviendra encore plus compétitive, sauf à supposer que les infrastructures ne servent à rien de ce point de vue. Inversement, si on dit encore une fois aux italiens ou aux Français de ne surtout pas le faire pour des raisons d’équilibre budgétaire, cela veut dire que l’Italie et la France perdront encore en compétitivité face à l’Europe du nord. Pour être vraiment européen, il faudrait investir là où le gain à faire en termes de compétitivité s’avère le plus fort, donc plutôt au sud et à l’est. La règle pragmatique qui veut qu’en cas de récession en Europe seuls les pays les moins endettés de l’Eurozone sont autorisés par les autres, dans le cadre de l’Eurogroupeprobablement, à relancer par la dépense publique d’investissement revient en fait à accentuer les écarts intra-européens…  Chaque récession creuse en somme les écarts du point de vue des structures productives.

3- Faut-il voir ici un virage dans l'approche française de la politique économique européenne ?

Non, pour le coup, contrairement à l’Allemagne où toute la croissance du pays doit passer en priorité par l’augmentation des exportations, les dirigeants français n’ont jamais complètement oublié qu’il fallait bien que la demande vienne de quelque part, que tous les pays du monde ne pouvaient pas en même temps exporter plus, et que la demande pouvait éventuellement venir de la consommation des ménages ou de l’investissement public. Surtout, c’est une très vieille idée française de déplacer la régulation macroéconomique de la conjoncture au niveau européen. C’est une des raisons majeures pour lesquelles les dirigeants français ont voulu créer la zone Euro. La relance nationale n’est plus possible, il faut une relance européenne. Faute d’avoir une vraie relance européenne, on se contentera d’une relance des pays européens qui le peuvent financièrement au nom du bien commun.  Il n’y a donc pas de virage.

Par contre, comme je le disais au début, Bruno Le Maire semble acter, de manière réaliste à mon avis, le fait qu’il est impossible face à la récession qui vient de compter sur un budget européen, celui de l’UE proprement dite, pour assurer cette fonction de stabilisation macroéconomique. Vu les montants à mobiliser et les délais courts à tenir si les choses tournent mal dans les prochains mois, il n’y aura encore une fois, comme depuis les années 1970, que les Etats pour pouvoir amortir le choc. Les propositions d’Emmanuel Macron n’auront donc pas eu le temps d’être mises en place au moment où on devrait en avoir besoin.

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