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L'euro est "un vrai succès populaire" : mais les chiffres avancés par le gouverneur de la banque de France pour le justifier disent-ils vraiment ce qu’il croit ?
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Trop intelligent et trop subtil

"Un vrai succès populaire". C'est ainsi que François Villeroy de Galhau qualifiait les 20 ans de l'euro à l'occasion d'une interview sur France Inter ce 2 avril.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : En soulignant les bienfaits d'un euro qui aurait été favorable au pouvoir d'achat des Français, et dont le vertu principale a été de diviser par trois le rythme de l'inflation, le président de la Banque de France ne tombe-t-il pas dans un excès d'optimisme concernant les résultats de l'euro pour la France ? 

Mathieu Mucherie: Un vrai et franc succès mais partagé ni par les marchés financiers (qui sous-pondèrent massivement la zone euro), ni par les économistes (je parle de ceux qui sont à peu près libres de s’exprimer !!), ni par les électeurs (qui votent de plus en plus pour des eurosceptiques), ni par ceux qui regardent la cible d’inflation de la BCE qui s’éloigne sans cesse, ni par les mouvements de type gilets jaunes qui fleurissent partout, ni par les banques centrales étrangères qui n’augmentent pas du tout leurs réserves en euros, ni par tous ceux qui ont un tout petit peu regardé la séquence des évènements depuis 2008 au moins. A part ça, comme pour l’URSS, le bilan est « globalement positif ». Pas de soviets (tout le pouvoir à la BCE indépendante), et pas l’électricité (toujours moins de croissance), certes, mais le proconsul gouverneur Villeroy de Galhau est content, c’est le principal. On imagine une grande fête populaire avec la direction du Trésor au grand complet, et Jean-Claude Trichet comme DJ.

Plus sérieusement, il y a quelque chose de pourri à l’intérieur de cet échec total (et programmé) qu’est l’euro, cette monnaie fixiste dans un XXIe siècle de flexibilité. Je veux parler de l’abandon avoué de la cible à 2%/an. C’est très clair dans les aveux du shogun gouverneur Villeroy de Galhau, et il n’y pas un seul encarté de la presse aux ordres pour le signaler : quand il ose dire qu’au cours des 14 années avant l’euro (des années d’inflation sous-contrôle partout en Occident, on appelle ça la « grande modération » en économie, passons), les prix ont doublé, alors que ce doublement ne pourra plus désormais avoir lieu « qu’au cours des 50 années qui suivent ». Je ne fais que citer. Maintenant, sortez vos calculettes. Une inflation proche de 2%/an aboutit à un doublement des prix en 30 ans, pas 50. Le Diadoque Gouverneur nous annonce donc clairement notre avenir de Sisyphes de la dette (et de râleurs des négociations salariales ratées, sans huile dans les rouages de l’illusion nominale) : la cible officielle se déplace vers 1% (en attendant bientôt le 0% de la japonisation définitive), la réalité est déjà à 1% en moyenne depuis 2012, et a fortiori la réalité de la réalité (une fois intégrée la surestimation de la mesure officielle trafiquée, qui mélange des prix relatifs et des niveaux généraux, dans un gloubiboulga où les effets qualité sont niés). Le mahatma gouverneur nous dit, en toute impunité : je ne vais décidément pas respecter ma cible. C’est comme si je disais à mon chef : je ne vais pas remplir mes objectifs annuels, ni maintenant ni jamais, mais je veux mon bonus, et une augmentation.

 Si on est indulgent, le leader suprême gouverneur est en plein syndrome du pont rivière Kwaï : l’objectif final a été perdu de vue, la japonisation progresse sournoisement. Si on est moins indulgent, le généralissime gouverneur se moque de nous en Dolby surround : le genre « alignement des planètes », comme si la déflation (et ce type particulier de déflation, surprise, et pas provoquée par des gains de productivité) nous faisait gagner en pouvoir d’achat, non mais quel culot !! Les prix sont plus bas du fait d’un chômage de masse, que le peuple se réjouisse !! et qu’il nous applaudisse, nous à la BCE qui n’avions qu’une seule « boussole », 2%/an, base sur laquelle les braves gens se sont endettés…   

Dès lors, comment comprendre l'approche de François Villeroy de Galhau ? Faut-il y voir une forme d'auto-persuasion, ou une volonté de promouvoir l'euro "coûte que coûte" ? 

Je ne vais pas trop personnaliser avec un ancien (bon) prof’ de mes années Sciences-po ; je vais parler plus largement de son groupe de potes, sans trop de noms propres : je ne vise personne en particulier puisque j’attaque tout le monde.

Un apparatchik de l’URSS ne disait pas que les gains de productivité étaient médiocres et les collègues du Politburo à trois quarts gâteux : il reconnaissait que quelques progrès techniques étaient encore nécessaires pour l’édification complète du socialisme, il insistait sur le fait que tout serait fait pour colmater les brèches, whatever it takes, et il déviait la conversation sur les défauts des modèles concurrents (la révolte des noirs opprimés aux USA, le capitalisme de plus en plus inégalitaire, l’agression des sionistes contre les vaillantes armées arabes désarmées, etc.). Et quand ça craque, ce n’est pas de sa faute : c’est la CIA ou le Vatican, la faute à des facteurs externes ou la faute à pas de chance. Un nomenklaturiste de l’eurocratie ne va pas dire que l’euro est géré selon les règles du triangle des Bermudes (Berlin-Karlsruhe-Francfort) qui s’évertuent à singer anachroniquement l’étalon-or, il ne va pas parler des différences de traitement entre des dettes helléniques et des dettes de banques régionales allemandes, il va insister sur la responsabilité de ces imbéciles d’élus nationaux qui « ne réforment pas » pour gagner les élections (il est vrai que le banquier central est dispensé de cette corvée !), et sur ces méchants opérateurs de marché apatrides qui boudent curieusement les valeurs libellées en euros depuis 2011. Et, si ça craque, ce n’est pas de sa faute, ce n’est pas à cause du retrait prématuré du QE, pas à cause d’un euro trop cher en raison des pressions déflationnistes entretenues depuis 12 ans, ah ça non, c’est la faute à la délinquance budgétaire de certains pays, c’est la faute des populistes qui ne comprennent pas le génie de nos élites monétaires pas du tout consanguines, la faute aussi des perfides anglais et de leurs alliés en perfidie (amateurs de fake news, suisses et suédois, économistes non affiliés aux banques centrales, académiques américains, investisseurs en architecture ouverte, journalistes qui travaillent c'est-à-dire pas français, grincheux nostalgiques d’un monde où la BCE n’avait pas pris tous les pouvoirs sans pratiquement aucun contre-pouvoir autre qu’une cible d’inflation violée dans tous les sens). Mais, comme le notait sagement Pareto, l’histoire est un cimetière d’aristocraties. L’aristocratie de l’euro n’a qu’un temps, et ses belles années sont déjà passées. J’espère seulement que nos eurocrates ne réussiront pas à s’en sortir aussi bien que les anciens du KGB sur les ruines de leurs méfaits (hélas, quand je vois le CV d’Axel Weber ou de quelques autres, je me dis que la déflation n’est pas pour tout le monde).    

Dans son livre "EuroTragedy", l'économiste Ashoka Mody évoquait une situation de "bulle cognitive" concernant les problèmes de conception et de gestion de l'euro. Comment mesurer l'ampleur de cette bulle cognitive en France ? 

Qu’en termes choisis ces choses là sont mises ! Bulle cognitive, bah tiens. Il n’est de toute façon pas très cognitif et très évolutif, à la base, de décréter il y a 21 ans qu’un comité de magiciens va fixer (pour 1000 ans) la valeur de l’euro à 1936,27 lires italiennes. A partir de là, le ver de la rigidité pro-cyclique et l’asticot du constructivisme scientiste sont dans le fruit. Ajoutez, pour piloter ce machin, à la BCE, des gens compétents en tout sauf en politique monétaire (des banquiers privés et des bureaucrates du Trésor, qui permutent leurs postes, et qui n’ont qu’une culture générale très vague en politique monétaire : oubli de Wicksell et de Fisher, viol de Rueff et de Friedman, dédain pour Posen ou pour Svensson, ignorance des travaux de Scott Sumner… et certains, à ce qu’on me dit, ne sont même pas abonnés à Atlantico !!!!).   

Ce qu’Ashoka Mody ne met pas assez en valeur, dans son idée de « bulle », c’est la peur (alors qu’une bulle financière est au contraire portée par un enthousiasme excessif). Et plus on monte dans les hautes castes, plus la peur est forte, après tout dans les bases castes il y a moins à perdre. La peur de ne pas faire comme les bien-pensants, en 1992. La peur désormais de perdre une partie de son assurance vie en euros. La peur, la bonne vieille trouille. Tout l’euro fonctionne à la trouille. Plus encore qu’à la trique. Il ne fonctionne pas à la bulle mais à la peur de la meute, à la caisse de résonance, aux signes victimaires. On dirait la description d’une tribu antique par René Girard. La trouille pour les gouvernements de se retrouver comme Papandreou ou comme Berlusconi, victimes d’un chantage aux taux d’intérêt. La trouille pour les épargnants d’un choc de redénomination ou pire encore. La trouille des banquiers de ne plus avoir le guichet BCE grand ouvert pour la liquidité. La trouille du surmoi BUBA. La trouille des politiques qui ont mis tant de capital réputationnel sur cette construction monétaire, au nom de la construction européenne (qui parait-il ne pouvait pas s’épanouir sans). La peur des comités consensuels (toute ressemblance avec l’Action Parallèle de Robert Musil…). La trouille de l’anneau unique, pour les gouverner tous. La trouille qui simplifie les problèmes, qui cherche d’abord des excuses puis des boucs émissaires, la trouille qui passe de la mauvaise foi à la panique (fin 2008, fin 2011, fin 2014, peut-être fin 2019 ?), la trouille qui est mimétique en diable et qui pousse les brave gens à la passivité, à la résignation.

Ce point fonctionne particulièrement en France, pays pivot de l’euro, pays fondateur de l’euro, pays en crise intellectuelle et identitaire et économique. Les français ont la trouille, et leurs dirigeants ont peur de finir la tête sur une pique. Personne n’a pas envie de farfouiller dans la conception technocratique de l’euro par le comité de banquiers Delors, ou dans le vote à 51% de Maastricht qui liait les mains de plusieurs générations (à l’intérieur d’un texte crypté qui prévoyait aussi l’Europe de la défense…), ou dans les méandres de la crise de 1992-1993 crée de toute pièce par la BUBA et dans laquelle tout notre personnel politique a trempé, etc. Les français ne veulent pas trop savoir, et à propos des dernières années ils préfèrent se dire que les Grecs ont fait des fautes (ce qui n’est pas faux, mais qui n’a rien à voir avec une chute du PIB par tête de 25% en 6 ans), ils préfèrent ne pas voir que tous les européens qui ne sont pas dans l’euro sont au plein emploi, ils préfèrent ne pas trop investir la chose monétaire pour budgétariser à qui mieux mieux, et l’ISF ma bonne dame, et la redevance gnagnagna. La France est trop engagée dans cette mésaventure monétaire pour se dégager : un peu comme nos meilleures divisions coincées en Belgique en 1940. Elle a peur de voir, peur de savoir, peur de devoir se remettre en cause. Elle préfère donc être cocu, dans un « couple » de plus en plus déséquilibré avec l’Allemagne, car sinon tout se qu’elle fait depuis bientôt 3 décennies n’aurait aucun sens, ni signification ni direction. Et ça, surtout pour les premiers de la classe qui nous dirigent, ce n’est pas possible…    

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