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Clip vidéo à scandale : ce que Rammstein nous révèle de l’âme de l’Allemagne d’aujourd’hui
©YouTube

Deutschland

Rammstein, célèbre groupe de rock métal allemand, est à l'origine d'une importante polémique concernant la question de l'identité du pays.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico: Son dernier clip "Deutschland", visionné plus de 20 millions de fois en quelques jours, interroge cette identité au travers d'une version stylisée de l'histoire allemande, allant jusqu'à mettre en scène les membres du groupe en prisonniers de camps nazis. Quelle vision de l'histoire et de l'identité allemande ressort du visionnage de cette vidéo ? 

Edouard Husson : La vidéo mériterait d’être analysée scène par scène. Ce qui saute aux yeux, c’est le changement permanent de polarité. Les membres du groupe sont tantôt des nazis, tantôt des détenus d’un camp nazi. Toutes les paroles tendent à exprimer le fait qu’un Allemand ne peut que détester et aimer l’histoire allemande, le fait d’être allemand. La reprise parodique du “Deutschland, Deutschland über alles” (L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout, partie de l’hymne allemand supprimée après 1949) en “Deutschland, Deutschland über allen” (L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tous) doit exprimer le glissement d’une Allemagne, bien suprême pour les Allemands à un pays qui “pèse comme un couvercle” sur les citoyens allemands d’aujourd’hui. En fait, ce que nous révèle la vidéo, c’est le profond malaise allemand de la fin de l’ère Merkel, trente ans après la réunification.

Au moment de l’élection de Trump et de la montée des partis conservateurs en Europe centrale, il y a quatre ans, nous avions eu droit au grinçant Be Deutsch qui insistait avec ironie sur la bonne conscience d’une Allemagne progressiste et multiculturelle, revenue de tous les errements nationalistes et prête à faire la leçon au monde. C’était au moment où Madame Merkel s’écriait “Wir schaffen das” (Nous allons y arriver) en ouvrant toutes grandes les frontières. Avec Deutschland nous voyons quatre ans plus tard une Allemagne à l’identité tourmentée, qui est obsédée par son passé et ne songe même plus à faire la leçon au monde. 

Originaires d'Allemagne de l'est, présentés comme politiquement à gauche, mais ayant des fans revendiqués à droite et à l'extrême droite, Rammstein semble jouer avec les paradoxes. Dans quelle mesure le questionnement et la dénonciation stylisé de l'histoire allemande peut-il paradoxalement évoquer une forme de nostalgie ?

Les Allemands de l’Est ont voulu la réunification. Ils ont forcé la main de l’Allemagne de l’Ouest. Loin de reconnaître que, pour la première fois, une révolution démocratique allemande avait abouti à l’Est, les Allemands de l’Ouest ont mis la main sur les “nouveaux Länder” avec une bonne conscience à toute épreuve. Et ils ont provoqué une catastrophe économique, sociale, politique. Les jeunes éduqués supérieurs d’Allemagne de l’Est sont partis à l’Ouest -Angela Merkel est la plus connue. Les jeunes non diplômés de l’enseignement supérieur et les générations plus âgées sont restées à l’Est, ont subi le pillage de leur capital, la mentalité de colonisateurs hédonistes des Wessies et se sont mis progressivement à cultiver l’Ostalgie (la nostalgie de l’Est, de la RDA), à voter naguère communiste, aujourd’hui AfD.

J’aurais tendance à voir dans Deutschland une vidéo sur la réunification de l’Allemagne plus que sur l’histoire de l’Allemagne en général: la vidéo commence avec l’évocation de la bataille de Teutoburg, les Romains contre les Germains (Allemands de l’Ouest contre Allemands de l’Est); elle continue avec une Germania (équivalent allemand de Marianne) noire, comme pour mieux tourner en dérision le multiculturalisme imposé par l’Allemagne de l’Ouest à l’Allemagne de l’Est. Et les paroles disent tout simplement qu’on n’arrive pas à aimer cette Allemagne qu’on a souhaité rejoindre en 1989. En fait, les Allemands de l’Est ne savent pas où ils en sont: doivent-ils s’identifier aux victimes communistes détenues dans les camps nazis, aux dirigeants de la RDA totalitaire ou à ce fatras de “Romains”, “chevaliers teutoniques”, catholiques, et descendants des nazis que sont les Allemands de l’Ouest. Personne n’a porté grande attention aux images prises aux Peaky Blinders, la série dont les héros sont un gang d’Irlandais de Birmingham dans les années 1920. Les Allemands de l’Est se sentent un peu comme des Irlandais en Grande-Bretagne. 

Dans un article publié par Foreign Policy en 2018, Alan Posener pointait une forme de révisionnisme historique allemand au travers des séries télévisées. En quoi la culture populaire, télévisée ou musicale, serait-elle en train de traduire une évolution de la question de l'identité allemande pour les jeunes générations ? 

Posener, en s’appuyant sur l’analyse de séries aussi variées que Tannbach, Dresden, die Flucht, Unsere Mütter unsere Väter, Babylon Berlin, fait une série de remarques très justes: le communisme allemand, dont les Allemands (de l’Est, bien sûr mais aussi ceux de l’Ouest, construisant avec Konrad Adenauer et Willy Brandt une démocratie solide) se sont débarrassés par eux-mêmes est le plus souvent représenté de manière réaliste. En revanche, plus le temps passe, plus les Allemands semblent s’enfermer dans une représentation du nazisme comme un régime extérieur à leur histoire, qui est tombé comme une fatalité sur l’Allemagne. C’est d’ailleurs ce qui explique les 20 millions de vues de la vidéo Deutschland . Des Allemands de l’Est qui voient la réunification comme quelque chose qui leurt est tombée dessus trouvent un écho chez les Allemands de l’Ouest qui pensent que le nazisme, à l’époque, est tombé comme une fatalité sur l’Allemagne: “Deutschland, Deutschland über allen”.  

Au delà de la culture populaire, ne peut-on pas voir, au travers du travail de l'historien Christopher Clark (Les somnanbules, histoire de la Prusse etc..) , et donc du travail universitaire, une nouvelle approche du passé de l'Allemagne ? Que révèle-t-elle ? 

Le cas de Christopher Clark est différent.  C’est premièrement un remarquable historien de métier. Je ne connais rien de mieux écrit, mieux raconté, dans l’historiographie récente que The Sleepwalkers, livre consacré à la crise de juillet 1914. Cela n’empêche pas que l’ouvrage passe, paradoxalement, à côté du fait que le pays aux institutions politiques les plus solides, la Grande-Bretagne de 1914, est celui qui a le moins voulu la guerre. Clark s’est attaché à relativiser la responsabilité allemande dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale; ce qui me gêne, comme historien, n’est pas qu’il ait trouvé de ce fait un gros écho en Allemagne: c’est plutôt qu’il passe à côté du fait que la Russie, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la France ont, toutes, à un degré ou un autre, cherché à sortir de tensions spirituelles, culturelles, politiques, sociales fortes par l’entrée en guerre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que, bien qu’ Australien, Clark ne cesse pas de dénigrer le Brexit.  Il ne comprend pas que ce qui se joue, dans le Brexit, c’est la question des institutions politiques libérales en Europe. Ça nous ramène à l’Allemagne de 2019: l’identité nationale n’est plus canalisée par les institutions parlementaires, à un moment où a émergé un “17è Land allemand”, celui des Allemands de Bruxelles, dont les délibérations et décisions pèsent plus que celles des parlements régionaux et du Bundestag. Du coup, l’identité allemande, dénuée d’un enracinement institutionnel, ne trouvant plus son exutoire naturel dans les débats du Bundestag, vient hanter la conscience allemande avec une vidéo comme Deutschland.

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