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Macron, May, Merkel, même combat ? Les démocraties occidentales face au vertige des majorités (d’action) introuvables
©SAUL LOEB / AFP

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Si les démocraties occidentales parviennent encore - parfois difficilement- à former des coalitions pour gouverner, la fragmentation électorale semble limiter leurs possibilités d'action politique, toujours susceptibles de trouver une majorité d'opposants.

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico:  Comment expliquer cette difficulté à former des majorités, alors que les enquêtes d'opinion peuvent parfois révéler une majorité de constat, ou de diagnostic ?

Yves Michaud : Le premier et essentiel paramètre est évidemment celui du système électoral, selon qu’on a affaire à un système à la proportionnelle intégrale (Espagne) ou avec une prime au parti arrivé en tête (Grèce),  à un scrutin majoritaire à un tour (Angleterre) ou deux tours (France), voire à un système mixte (Allemagne ou Italie).

En France le scrutin majoritaire à deux tours fait que les coalitions éventuelles se négocient « clandestinement »  avant les élections dans les accords d’investiture ou au moment des désistements pour le second tour. On l’a vu quand la REM n’a pas opposé de candidats dans des circonscriptions qu’elle laissait à l’UDI ou aux centristes de Bayrou.

Cela dit, un scrutin majoritaire garantit, comme en Angleterre, des majorités solides – mais paradoxalement ces majorités trahissent les nuances des positions de l’électorat. On l’a vu nettement sous Sarkozy, Hollande et même Chirac : les partis majoritaires abritaient en leur sein des tendances ou des sensibilités différentes et l’éclatement de ces blocs (l’UDF, le PS) a débouché sur l’atomisation des partis de droite comme de gauche.

Par ailleurs, il est bien connu que les partis politiques doivent, pour être identifiables, exagérer leurs différences, ce qui rend ensuite les coalitions difficiles si on ne veut pas avoir l’air de flouer l’électeur. Il fut un temps où l’on disait que la seule différence entre les Démocrates et les Républicains aux USA portaient sur les jours où la Chine populaire pouvait bombarder les îles taïwanaises de Quemoy et Matsu : jours pairs ou jours impairs… Il peut donc y avoir effectivement une divergence marquée entre les enquêtes d’opinion qui révèlent des consensus assez forts sur certaines questions (l’insécurité, l’éducation, la fonction publique) et les positions des partis qui ne veulent pas abandonner les clivages qui les rendent identifiables.

Eric Deschavanne : On constate une crise de l'offre politique, mais aussi une crise de la demande, les deux étant sans doute indissociables. Du côté de l'offre, on assiste à une baisse du niveau du personnel politique, à une disparition des grands récits fédérateurs susceptibles de structurer l'électorat dans la durée, ainsi qu'au déclin subi des partis politiques qui, ancrés dans l'histoire, avaient en charge de recruter et de former les professionnels de la politique, de fournir idéologie et projet de société. Du côté de la demande, on assiste au progrès spectaculaire du consumérisme électoral, à la diversification idéologique, à une montée de la défiance à l'égard de la représentation politique, à une fragmentation sociale et culturelle des peuples. La crise de l'offre et celle de la demande s'alimentent l'une l'autre : la sclérose des partis traditionnels génère un dégagisme qui fait émerger une nouvelle classe politique constituée d'amateurs, aux profils parfois inquiétants, d'emblée privés des appuis (parti solide, fidélité d'un électorat, vision du monde assise sur un système de valeurs et un récit historique) qui permettent de construire une politique dans la durée. L'identification politique ne s'opère plus sur la base d'une idéologie partagée, incarnée par un parti qui s'inscrit dans la durée, mais se fonde sur le rayonnement médiatique aléatoire de personnalités sans ancrage historique ou sociologique, si bien que, pour les nouveaux leaders politiques, l'exigence de relégitimation devient permanente, aux dépens de la recherche de cohérence et d'efficacité. 

Existe-t-il des majorités d'opinion en matière de constat ou de diagnostic ? Cela ne saute pas aux yeux. Ou alors il s'agit de constats négatifs, difficiles à traduire en projet politique cohérent. Le problème principal de l'heure est peut-être l'écart grandissant entre les diagnostics des élites et ceux des majorités populaires. Le cas du Brexit est sans doute à cet égard emblématique : le peuple a fait un choix jugé catastrophique par la majeure partie des élites, qui ne sait comment en assumer les conséquences. Cette situation absurde reflète une fragmentation à la fois sociale et cognitive de la société britannique. Elle conduit à une crise inédite de la plus ancienne des démocraties représentatives.

Cette situation ne révèle-t-elle pas plutôt un fait politique, montrant l'existence de majorités qui ne seraient pas écoutées ? De la structure de l'offre politique, à une vision politique qui voudrait qu'il n'y a pas d'alternative, à la la complexité du monde actuel, comment expliquer ce paradoxe ?

Yves Michaud : Il y a toujours des majorités non écoutées.

A commencer par ce qu’on appelle les majorités silencieuses : ceux qui ne vont pas voter parce qu’ils estiment que le système ne les représente pas. C’est ce qui s’est passé à mon sens avec les Gilets jaunes, une révolte ouverte des sans voix.

Ensuite le scrutin majoritaire sans aucune dose de proportionnelle élimine par principe les petits partis et les partis « minoritaires ». C’est vrai aussi bien du FN (RN) que des partis d’extrême gauche genre Lutte ouvrière. Mitterrand fit introduire une dose de proportionnelle en 1985 pour empêcher une victoire nette du RPR en 1986 mais cela permit une première représentation du FN de Le Pen. En dépit des promesses maintes fois faites, l’absence de toute dose de proportionnelle a pour conséquence absurde et dangereuse de laisser quasiment sans représentants depuis tente ans un parti qui a recueilli quand même 34 % des suffrages exprimés à l’élection présidentielle de 2017. Ce qui explique aussi en partie la révolte des Gilets jaunes.

Maintenant, la proportionnelle ne résout pas tous les problèmes loin de là. Et elle en crée d’autres.

D’abord elle donne aux partis la mainmise sur la composition des listes et donc garantit des mandats aux apparatchiks. On le voit en ce moment avec  la composition des listes pour les élections européennes.

D’autre part la proportionnelle oblige souvent à des alliances de pure opportunité ou contre nature comme on le voit en Italie et en Espagne. Le mariage de Cinque Stelle et de la Ligue du Nord est bancal et, en Espagne, celui du PSOE avec Podemos et les autonomistes est pervers. Imaginons un mariage en France entre LFI et le RN… qui nous pend au nez.

L’émiettement des partis dans le système français actuel conduit à la dictature d’un parti unique, actuellement la REM. D’où ce que j’appelle, en fidélité aux penseurs des Lumières, le despotisme démocratique français : on a un parti et un président qui monopolisent l’exécutif et le législatif, sans opposition autre que celle de la rue. C’est très malsain. On en a vu régulièrement les conséquences, notamment l’impuissance de ces majorités écrasantes face à la contestation extra-parlementaire.

Eric Deschavanne : Le contraste s'accentue entre la complexité du monde et le simplisme du débat public dans les médias, qui tend à se réduire à une lutte des clashs ou à un choc des indignations chaque jour renouvelés. L'indignation se fonde sur la morale de la conviction et renforce celle-ci. Les "majorités d'opinion" successives imposent donc un ordre moral médiatique fluctuant, ou plutôt un choc entre des opinions publiques qui forment des "partis" constitués par des indignations partagées : le parti bienpensant versus le parti populiste. Cela ne permet pas de structurer une nouvelle offre politique crédible. 

Sur le plan politique, un certain nombre de thématiques s'imposent : la nouvelle question sociale, constituée par le fossé économique, éducatif et géographique qui sépare ce qui apparaît comme de nouvelles classes sociales; la question de l'immigration qui affecte les identités nationales; la question écologique, avec l'inquiétude que peuvent légitimement susciter l'épuisement des ressources naturelles, le dérèglement climatique et la réduction de la biodiversité; la question de la marge de manoeuvre des Etats en matière de politique économique, le choix du libre échange ou du protectionnisme, la prise de positions dans la troisième révolution industrielle, les effets de l'engagement dans la zone euro pour les pays européens concernés; la question géopolitique, avec l'avènement d'une nouvelle grande puissance, la Chine et la difficulté pour l'Europe de trouver sa place dans le nouveau concert des puissances. Mais ces grandes questions ne génèrent qu'un chaos idéologique, un émiettement politique, une absence de réponse cohérente. Aucune force politique ne paraît en mesure de proposer un grand récit qui intègre et hiérarchise toutes ces questions en construisant un projet collectif crédible et cohérent.

Quelles seraient les pistes qui permettraient de corriger cette situation, et donner aux démocraties occidentales la capacité de se reposer sur des majorités claires, en intégrant notamment leurs classes moyennes ?  

Yves Michaud : Pour ma part, je pense qu’il n’y a pas de système électoral parfait.

Souvent, en outre, plus le système est nuancé et sophistiqué, moins il est intelligible pour le citoyen lambda. Par exemple, il est quasiment impossible d’expliquer les diverses modalités des systèmes électoraux à la proportionnelle. Je souhaite bien du courage à qui voudrait faire un référendum là-dessus.

A mon sens, la meilleure solution consisterait non pas à faire des coalitions mais plutôt des pactes sur quelques sujets sur lesquels beaucoup de citoyens sont d’accord : les partis politiques décideraient alors de ne pas s’opposer sur des sujets comme l’éducation, le terrorisme, pourquoi pas la limitation de la pression fiscale ou l’endettement du pays, mais de chercher des solutions consensuelles. C’est ce qu’ont fait pendant un certain temps les deux partis espagnols PP et PSOE sur l’éducation et le terrorisme. Le problème est qu’il faut beaucoup de sagesse et des hommes politiques vraiment dévoués au bien public. Cela requiert de dépassionner certains débats – je pense à la situation carcérale pour laquelle il faut construire de nouvelles prisons assurant des conditions de vie décentes aux détenus, mais aussi l’exécution réelle des peines prononcées. Malheureusement il y a toujours des démagogues à la Mélenchon, à la Wauquiez ou à la Le Pen pour faire un fond de commerce d’attitudes extrêmes sur de telles questions.

Eric Deschavanne : Honnêtement, je ne vois pas, c'est ce qui me m'inquiète. Le système politique et l'état des forces politiques est quelque peu différent dans chacun des pays mais partout règne le même sentiment d'impuissance, de médiocrité et de précarité politiques. En France, nous avons un président qui n'est pas sans talent mais qui est seul, sans aucune base sur laquelle s'appuyer et qui n'est fort que de la médiocrité ou de la fragilité de ses oppositions. Comment les représentants et les gouvernants de l'avenir seront-ils recrutés, compte tenu du fait qu'il n'y a plus de partis politiques dignes de ce nom ? Probablement faudra-t-il, en France comme ailleurs, en passer par les errements du populisme avant, dans le meilleur des cas, que se reconstitue une offre politique à peu près cohérente et crédible.

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