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Ce grand débat qui n’en finissait pas… et qui passait largement à côté de la nature de la crise politique française
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Gilets jaunes

Afin de rassurer à l'issue du grand débat national, Emmanuel Macron a rencontré hier des élus et... des enfants.

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico :  "Beaucoup de gens pensent que le Grand débat est terminé, et je suis là." a déclaré Emmanuel Macron aux élus venus le rencontrer à Angers jeudi 28 mars. Si l'omniprésence du Président est incontestable, c'est la possibilité même d'une alternative - qui ouvrirait à une alternance - qui semble en revanche la grande absente de ce tour de France. En quoi l'impossibilité morale d'une alternance est-elle démocratiquement problématique ?

Yves Michaud : Macron, comédien narcissique plus que politique, continue à tenir le devant de la scène, lors même que le débat est en principe clos. En fait, il a instrumentalisé ce débat en en faisant une campagne de communication et ça n’a pas trompé grand monde. Reste quand même à savoir ce qui sortira de la partie « populaire » du débat, celle qui a eu lieu sans lui. Elle n’a en effet pas été négligeable. A l’évidence, Macron confiant dans la faiblesse de l’opposition de droite comme de gauche  joue à « moi ou le chaos ». Ça a marché au second tour de l’élection de 2017, donc recommençons. Ce petit jeu a commencé bien avant lui. Ce fut celui de Chirac en 2002 et pour toutes les autres élections présidentielles depuis 2002, on a agité la menace du chaos FN ou extrémiste. Sauf qu’il y avait jusqu’en 2017 deux grands partis qui occupaient la scène et écartaient le spectre d’un duel sur le mode 2002.  Cette « alternance impossible » soulève à mon sens trois problèmes. 
Le premier est qu’elle contraint la contestation soit à être purement platonique et gesticulatoire, soit à devenir violente. On vient d’assister au passage de la gesticulation à la violence. 
Le second est qu’elle révèle à quel point la constitution de la Vème République est  inadaptée depuis l’adoption du quinquennat. Avec le décalage entre septennat présidentiel et mandat de cinq ans du législatif, il restait une possibilité d’alternance – la cohabitation – qui permettait un contrôle, même limité, du pouvoir présidentiel. Les électeurs en ont d’ailleurs profité trois fois, en 1986, en 1993 et en 1997. Avec le quinquennat des deux côtés, le pouvoir présidentiel est verrouillé mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ça ne facilite pas la tâche du Président. Soit il n’ose pas faire grand-chose comme Sarkozy et plus encore Hollande, soit il se prend pour Jupiter mais avec des pieds d’argile.
Enfin troisième problème : le manque total de clarté de l’organisation du pouvoir entre un Président, un premier ministre fusible et une chambre de godillots révèle une confusion totale des pouvoirs qui est la négation même de la démocratie. L’exécutif exerce en fait le pouvoir législatif – aux dépens à la fois de la législation qui prolifère et de l’action qui devient incantatoire (« on va faire une loi »).

Le format même du grand débat - des maires, philosophes ou mêmes enfants posent des questions et le Président répond - ne contrevient-il finalement pas aux principes d'une démocratie libérale, où la majorité régnante laisse les minorités s'exprimer librement - celles-ci pouvant théoriquement devenir majorités ? Le risque n'est-il pas de voir prospérer une "démocratie sans liberté", selon l'expression de la philosophe Monique Canto-Sperber ?

On est, au moins au plan de ce qui est montré dans les médias, dans une caricature de débat. Macron, « Monsieur-je-sais- tout et j’ai-réponse-à-tout », pose le cadre des questions et fait les réponses. Sans le moindre sens du ridicule. Je suis étonné qu’il ne se rende pas compte qu’il joue Fidel Castro avec ses discours de 9 heures sans le battle dress ni la barbe ou Chavez avec ses émissions de télé en journée continue sans le béret rouge. Pourquoi pas un téléthon ? Au delà du ridicule, il y a plus inquiétant : qu’est-ce que cette démocratie représentative qu’il faut court-circuiter par des débats d’estrade foraine ? Je veux bien qu’on soit à l’âge des réseaux sociaux et de la communication transversale, mais il est patent que les prétendues élites de gouvernement et les prétendus représentants du peuple ne sont en rien au courant de ce qui se passe dans la réalité et le quotidien. Alors à quoi ça sert la représentation nationale ? Quand j’entends ces nantis dire à quelqu’un qui gagne 2000 euros par mois qu’il a de la chance et à celui qui en gagne 4000 qu’il est riche, je me pince. En fait, c’est toutes les modalités de la représentation qui sont à revoir. Ségolène Royal en avait eu l’intuition avec son idée de démocratie participative mais de telles idées butent aussitôt sur les innombrables biais des « débats citoyens » : points de vue particuliers, « yakas », grandes gueules, temps disponible. Souvenons nous de ce que disait Oscar Wilde : « le socialisme, ce serait très bien mais ça prendrait trop d’après-diners ». On a vu ce que donnait Nuit debout tournant  à la pétaudière. En fait le Grand débat, c’était une échappatoire pour Macron et ses oligarques. Ils s’en sont cyniquement emparés en le faisant en plus durer. Pour ce qui est, en revanche, de l’expression des minorités, je pense plutôt qu’on n’entend qu’elles, aux dépens justement de ce qu’on appelait les majorités silencieuses qui en ont eu marre d’être silencieuses. Le problème n’est pas celui d’une démocratie sans liberté mais celui d’une démocratie qui ne fonctionne plus et qui est manipulée par une oligarchie qui ne connaît même pas les situations dont elle a la charge.

En se posant comme champion de la lutte contre les propositions politiques illibérales, mais en mettant en péril la potentialité d'une liberté politique, Emmanuel Macron ne risque-t-il pas de renforcer ceux-là même qu'il dit combattre ?

Effectivement, je pense que Macron commet l’erreur de ne pas traiter la question posée non pas par les Gilets jaunes mais par la révolte des Gilets jaunes : celle de la voix des sans voix. Les Gilets jaunes ne représentent nullement une minorité mais une forte proportion de français pauvres et travailleurs, résidant dans des régions en déclin et isolées, exerçant des métiers voués à la disparition ou à des changements énormes, pas très éduqués et qui ont le sentiment de ne compter pour rien. Ce sont ce qu’on appelle en anglais des « have not » et des « somewhere » - des gens qui n’ont pas grand-chose et qui sont coincés quelque part, par opposition aux nantis qui peuvent vivre dans le déplacement. Le problème est que la France est un pays où il n’y a pas beaucoup de riches – 20 % des 17 millions de foyers fiscaux peuvent être considérés comme « riches », ce qui ne fait pas beaucoup. Et donc « faire payer les riches » ne veut pas dire non plus grand-chose. D’autant que les vrais riches, les gros riches, n’ont pas leurs pareils pour truquer ou se sauver. Les transferts sociaux sont déjà considérables mais les gens ne s’en rendent pas compte et le système de solidarité est devenu illisible. Si bien que tout le monde s’estime lésé. En fait il aurait fallu s’attaquer d’un côté à la fiscalité pour la rendre lisible et juste – ce qui n’est pas impossible – au lieu de coller sans cesse des taxes-rustines, d’un autre au fonctionnement de l’État qui est désastreux et doit être simplifié, en commençant par les dépenses de fonctionnement. Tout le reste, c’est de la démagogie. Et donc je pense que Macron effectivement est en train de renforcer le mécontentement et les ferments de révolte.

Réseaux sociaux et surtout écologie étaient au programme du débat d'Emmanuel Macron avec des enfants ce jeudi. Un des pièges du Grand Débat n'est-il pas de ne pas traiter les raisons profondes de la crise des Gilets jaunes -celle qui justifie sa tenue- mais de s'attarder plutôt sur des sujets de bons sentiments ?

On aura eu droit à tout : Macron et les maires, Macron et les agriculteurs, Macron et les intellectuels, Macron et les mômes. Pourquoi pas Macron et les sourds-muets et Macron et les chien-chiens ? Je n’ai même pas l’impression qu’on soit dans les bons sentiments. On est dans la comédie et la caricature. Je constate que les banlieues sont restées largement en dehors de ce Grand débat alors qu’elles constituent un des problèmes cruciaux. Idem pour les enseignants. Le résultat, j’en prends le pari, sera que Macron se sortira d’affaire momentanément mais ne pourra plus faire grand-chose alors qu’il n’a déjà pas fait grand-chose. Tel est l’effet de cette situation institutionnelle détestable qui donne tout le pouvoir à un Président que l’absence de contre-pouvoirs paradoxalement paralyse en le mettant directement face à la rue. C’est Gulliver empêtré ou Jupiter enchaîné. Car l’aberrante constitution de la Vème République, qui pouvait être défendue au sortir de la IVème République, donne aussi à l’exécutif le pouvoir législatif via sa majorité. C’est ce que dénonçaient tous les penseurs des Lumières, de Locke à Montesquieu et de Voltaire à Volney en l’identifiant au despotisme ottoman. Nous n’avons pas un Président de la République mais un Sultan et, comme on n’est plus aux temps du bourreau, le Sultan est impuissant. Harem ou pas, il est impuissant et donc il gesticule.

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