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Fonctionnaires : pourquoi le gouvernement semble mal parti pour échapper au sempiternel mouvement de balancier entre lâcheté politique et approche exagérement comptable
©wikipédia

Projet de loi transformation de la fonction publique

Alors que la réforme de la fonction publique devrait être examinée ce jour en conseil des ministres, un rapport de l'Inspection générale des Finances pointant les défaillances relatives au temps de travail des fonctionnaires a été remis à Gerald Darmanin.

Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : Dans quelle mesure la problématique de la fonction publique subit-elle un effet de balancier entre une forme de lâcheté face à la réforme, et une logique purement comptable, qui ne permet, dans aucun des deux cas, d'affronter la problématique d'une réelle réorganisation ?

Jacques Bichot : La fonction publique a certes grand besoin d’être réformée. Mais, comme nous allons le voir, elle a plus encore besoin d’être convenablement managée.

La réforme est nécessaire pour diverses raisons. Premièrement, les règles qui président actuellement à la gestion des fonctionnaires sont trop rigides pour rendre possible une bonne gestion des ressources humaines. Par exemple, il est extrêmement difficile de révoquer un fonctionnaire qui ne fait pas convenablement son travail. Sans voir dans le licenciement une solution à tous les problèmes de mauvaise adéquation entre les compétences (ou le sérieux au travail) et les responsabilités qui doivent être assumées, il n’en est pas moins nécessaire comme dernier recours et comme incitation à mieux faire : si l’être humain a parfois besoin d’être rassuré, sécurisé, il est aussi parfois nécessaire qu’il sache qu’une conduite inappropriée ou un manque d’implication dans son travail peut conduire à la révocation.

Toute modification du statut est délicate. D’abord parce que parler « du » statut est une facilité de langage : les différents corps sont pourvus de règles qui peuvent différer. On comprend aisément qu’un militaire n’ait pas exactement le même statut qu’un enseignant ou un inspecteur des impôts. Ensuite parce que les syndicats pourraient s’opposer fortement à certains changements, et recevoir un soutien des fonctionnaires allant bien au-delà de leurs adhérents.

La solution peut consister, pour une part, à recruter davantage de contractuels, et donc à ouvrir plus grande la porte d’entrée des services de l’Etat, des collectivités territoriales et des services hospitaliers à des salariés de droit commun. La fonction publique hospitalière et la fonctionnarisation de l’enseignement, notamment, pourraient être progressivement dégonflées au profit du salariat de droit commun : les cliniques, les hôpitaux privés à but non lucratif, et les établissements privés sous contrat ne fonctionnent pas plus mal que les hôpitaux publics et les écoles, collèges et lycées publics.

Le rapport de l’IGF, à ce que j’en sais, le document n’ayant pas été rendu disponible pour le public, est très éloigné de ce type de préoccupations. Il est centré sur le temps de travail des fonctionnaires, et dénonce certaines pratiques qui consistent à donner des jours de congé supplémentaires. Ces pratiques représenteraient l’équivalent de 30 000 postes à plein temps dans la fonction publique de l’Etat. Mais peut-on suggérer, comme semble le faire l’IGF, quesupprimer ces avantages permettrait de réduire d’environ 30 000 le nombre de fonctionnaires ? Bien sûr que non !

L’activité de tel bureau n’est pas uniforme au cours de l’année, ni au cours de la journée. Si de tels bonus en matière de temps de travail peuvent être utilisés à des moments qu’en restauration on appellerait « le coup de feu », c’est catastrophique pour la qualité du service public. En revanche, permettre à des fonctionnaires de rester chez eux à lire ou bricoler à certains moments et certains jours où, en l’absence de tâches à accomplir, ils passeraient leur temps de présence sur le lieu de travail à papoterou à faire des mots-croisés, cela ne présente aucun inconvénient.

Le rapport de l’IGF semble donc basé sur une arithmétique primaire qui ne correspond pas du tout au problème à traiter. Ce que l’on attendrait de ces fonctionnaires généralement sortis de l’ENA dans le peloton de tête, ce serait un peu plus de bon sens, de discernement. N’importe quel DRH d’un groupe de distribution sait que certains jours, et à certaines heures, il faut beaucoup de personnel, tandis qu’à d’autres moments il y en a besoin de moitié moins. La fonction publique a tout simplement besoin d’être managée avec un savoir-faire équivalent. Si tel était le cas, ce ne sont pas 30 000 emplois qui pourraient être économisés, mais probablement 100 000 ou davantage. On ne peut qu’être d’accord pour ne pas laisser perdurer les dérogations injustifiées dont bénéficient, selon l’IGF, quelque 190 000 agents, mais en revanche ce n’est pas là-dessus que l’on peut compter pour réduire de 30 000 le nombre de fonctionnaires : pour cela il faut améliorer la gestion des ressources humaines dans les administrations.

Eric Verhaeghe : Mon sentiment est qu'il existe un consensus large, tacite mais partagé, pour ne pas toucher à l'essentiel de la fonction publique. Dans la pratique, le seul sujet qui compte est simple: les contribuables en ont-ils pour leur argent avec les services publics? Cette interrogation est celle de la productivité et de l'efficience des services publics. On notera qu'elle est systématiquement escamotée au profit d'une logique de moyens. Celle-ci se déploie autour de questions traditionnelles qui usent l'opinion publique: y a-t-il assez de fonctionnaires (la question appelant généralement une mise en exergue du trop eu de policiers, trop peu de gendarmes, trop peu d'enseignants)? ces fonctionnaires travaillent-ils assez? mais personne n'ose jamais demander clairement: les fonctionnaires travaillent-ils bien? rendent-ils le service qui est attendu d'eux. 

Toute incursion sur ces sujets est généralement taxée de malveillance et appelle immédiatement des démentis sur les mauvaises intentions, et une injonction à répéter en boucle que, bien entendu, les fonctionnaires sont des gens honorables qui travaillent tous bien.  

En quoi une approche politique ciblant les fonctionnaires, en lieu et place des véritables responsables de la situation actuelle, pourrait-elle être une recette d'un nouvel échec en la matière ? 

Jacques Bichot : La France dispose de plus de 5 millions de fonctionnaires, auxquels s’ajoutent des bénéficiaires de statuts spéciaux, comme celui des cheminots. Certaines de ces personnes ont évidemment une part de responsabilité dans le manque de productivité de nos administrations publiques, mais le personnel politique devrait être lui aussi sur le banc des accusés. Pour que les hauts fonctionnaires jouent correctement leur rôle de gestionnaires, ce qui est loin d’être toujours le cas, il faudrait qu’au niveau politique on arrête de faire comme si tout se dirigeait en pondant des textes de loi et de règlement.

Regardons par exemple le journal officiel (JO) du 14 mars 2019. Le ministère de la transition écologique et solidaire y publie 4 arrêtés : le premier ouvre un concours pour le recrutement de secrétaires, spécialité contrôle des transports terrestres ; le second crée une commission paritaire compétente à l’égard du corps des chargés de recherche du développement durable (DD) ; le troisième organise des élections à une commission d’évaluation instituée par un décret portant statuts particuliers du corps des chargés de recherche du DD et du corps des directeurs de recherche du DD ; et le quatrième fixe le nombre de postes à des concours de recrutement de techniciens supérieurs principaux du DD. Tant que nous aurons une telle fragmentation en corps spécifiques, qui dans le cas de ce ministère ne doivent pas rassembler chacun des milliers de fonctionnaires, comment la fonction publique sera-t-elle gérable ? La mobilité d’un corps à un autre est délicate, ce qui conduit certainement à embaucher des fonctionnaires sur les postes nouvellement créés alors que des personnes compétentes se la coulent douce dans un corps pour lequel on a beaucoup recruté à une certaine époque, sans imaginer que les besoins puissent diminuer un jour.

Les gouvernements successifs, et, dans une certaine mesure, le Parlement, portent une lourde responsabilité : là où la bonne gestion exigerait de la fluidité, des réorientations de carrière en fonction des besoins qui évoluent, ils ont conservé une structure effroyablement compartimentée et rigide. Comment gérer correctement les ressources humaines avec de telles structures statutaires ? 

Eric Verhaeghe : L'administration, ce qu'on appelle les services publics à la française, et dont il nous faut paraît-il être très fiers, souffre d'un problème majeur: elle n'est pas managée. Les hauts fonctionnaires de qualité, capables de bousculer les services et d'innover, ont été progressivement écartés au profit d'une caste frileuse et sans vision qui tire les services vers le bas. C'est le règne du "pas de vague": les cadres supérieurs sont recrutés pour ne pas faire de vague, et donc pour ne supporter pas innover ni changer les habitudes. Ce faisant, ils découragent les fonctionnaires les plus prometteurs et les plus motivés, qui partent dans le privé. Ne restent que ceux qui se sentent à l'aise dans un univers frappé d'immobilisme et étouffé par une verticalité délirante. 

Plus que jamais, la caste de la haute administration pratique la décision solitaire, l'entre-soi des pairs qui ne communiquent qu'entre eux et font vivre le mythe selon lequel les fonctionnaires de base sont incapables de prendre part à la conduite des affaires. Le management administratif est le grand ennemi du management agile pratiqué par les entreprises innovantes. Il promeut le règne du "je n'y suis pour rien", du "c'est pas moi qui décide", du "je ne fais qu'appliquer les procédures", généralement ponctué par un "vous pouvez faire un courrier si vous n'êtes pas content". 

Ce management obsolète tue le service public et l'intérêt général. Tant qu'on ne s'y attaquera pas, tant qu'on fera vivre l'illusion que l'escalier doit être nettoyé par le bas et non par le haut, l'Etat restera stationnaire.

D'une approche purement comptable à une véritable logique de ressources humaines, en quoi une telle réorganisation serait-elle nécessaire pour entraîner l'assentiment des fonctionnaires, et ainsi de sécuriser une telle réforme sur le long terme, et ainsi la mettre à l'abris d'un prochain changement de majorité ? 

Jacques Bichot : Il est évidemment plus facile de désigner les défauts de l’organisation actuelle de notre administration que d’indiquer, en quelques phrases, la route à suivre pour sortir du labyrinthe dont la fonction publique française est prisonnière. Quelques indications de bon sens peuvent cependant être fournies.

Premièrement, la rigidité tenant pour une part importante à l’existence des « corps », il conviendrait d’assouplir considérablement leur définition ainsi que les conditions d’entrée et de sortie. Le corps des directeurs de recherche du développement durable permet de classer des personnes en fonction, normalement, de leurs compétences, appréciées en examinant leurs travaux scientifiques. On comprend qu’il n’y ait pas de passerelle entre ce corps et celui des directeurs de recherche en physique nucléaire, mais pourquoi n’avoir pas simplement un grade de directeur de recherche pouvant accueillir toutes les spécialités ? Et ce qui vaut pour les chercheurs est encore plus valable pour les secrétaires, du fait qu’une personne ayant les qualificationsrequises pour exercer cette fonctionet motivée pour changer d’affectation enrichira probablement à la fois son expérience professionnelle et le fonctionnement de l’administration si elle passe, de sa propre initiative, ou sur sollicitation des services du personnel, d’un poste en mairie à un poste en administration centrale ou en lycée. La mobilité professionnelle est un atout à développer au sein de la fonction publique.

Deuxièmement, il faut augmenter considérablement les possibilités de passage de la fonction publique au secteur privé, et vice-versa. Reprenons l’exemple de la secrétaire qui est passé d’une mairie à un établissement scolaire : pourquoi n’irait-elle pas ensuite exercer ses fonctions dans une entreprise, avant de terminer sa vie professionnelle dans une association ou au QG d’un régiment ? C’est ainsi que le statut de fonctionnaire cessera d’être synonyme d’enfermement pour participer à l’interfécondation des expériences professionnelles.

Pour instaurer pareille souplesse, il faudra évidemment faire passer à la trappe, très rapidement, un nombre considérable de textes législatifs et réglementaires. Si ce travail de déconstruction des obstacles est mené à bien de manière rapide(quelques mois) et judicieuse, il est peu probable qu’un changement de majorité puisse rétablir le statu quo ante. En effet, durant les quelques années qui suivront sans élection majeure, les acteurs auront pris goût à la liberté, exception faite de quelques staliniens. Même si le peuple français se laissait à nouveau séduire par les sirènes de l’ancien régime, autrement dit par de beaux parleurs leur promettant le beurre et l’argent du beurre, il est peu probable que ce soit par envie de renouer avec les rigidités antérieures. Le risque existe, évidemment, et nous ne sommes pas capable de le quantifier, mais il n’est probablement pas très important.

Pour le minimiser, la solution consiste à prendre les décisions législatives puis réglementaires à très grande vitesse, sitôt après l’élection présidentielle. Cela suppose de ne pas arriver au pouvoir sans avoir sérieusement préparé la réforme administrative.

Nous voyons aujourd’hui ce qui se passe hélas dans un domaine de grande importance, celui des retraites par répartition : le gagnant de l’élection présidentielle n’ayant eu, en la matière, qu’une idée générale, et aucune équipe n’ayant préparé avant l’élection la réformeunificatrice dont il avait seulement énoncé le principe en quelques mots, le Haut-commissariat à la réforme des retraites a déjà perdu le tiers du quinquennat sans déboucher sur rien de précis. Il est clair que si la réforme de la fonction publique est mise au programme sans être mieux préparée que celle des retraites, elle ne sera pas réalisable en l’espace de deux ou trois ans en début de quinquennat, et elle courra alors un grand risque en cas de changement de majorité pour le quinquennat suivant.

Eric Verhaeghe : Il faut, de mon point de vue, rendre transparents les critères d'évaluation des hauts fonctionnaires. La qualité du service rendu, la satisfaction de citoyens utilisateurs, doit être le seul critère à l'aune duquel une performance se mesure. Les directeurs d'administration centrale doivent être évalués sur ces objectifs-là, et sur un objectif financier: tiennent-ils ou non l'objectif de baisse des dépenses fixés par le gouvernement. 

Ceux qui échouent devraient être licenciés. J'entends par là que la traditionnelle récompense accordée à l'échec (la nomination dans un corps d'inspection avec une garantie de salaire sans charge de travail) doit cesser car elle est toxique. Il faut remettre les managers publics sous tension en les confrontant au risque du chômage s'ils n'atteignent pas leurs objectifs. Sans cette thérapie de choc, il sera impossible de diminuer les dépenses publiques et donc de combattre le ras-le-bol fiscal. En effet, la technostructure profite de son impunité pour saborder les politiques publiques qui lui déplaisent ou qui nuisent à ses intérêts. 

Il faut donc créer un nouveau rapport de force avec elle.

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