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Acte 19 des Gilets jaunes : victoire sur le terrain pour le gouvernement, incertitude politique maximale
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Victoire à la Pyrrhus

Un Acte XIX se déroulant presque sans violences semble être une victoire pour le Président et son gouvernement, qui bénéficient par ailleurs de l’évolution du mouvement des « Gilets jaunes » dans le temps. Mais, tandis que la mobilisation ne baisse pas, les méthodes utilisées menacent peut-être plus leur légitimité qu’elles ne renforcent leur image. Si victoire il y a, et on peut en douter, le prix à payer pour cela sera de toute manière très lourd.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Quel bilan peut-on tirer d’une journée où, finalement, les violences de l’Acte XVIII n’ont pu se renouveler. Est-ce une victoire de cette fermeté montrée par le gouvernement face aux casseurs ? Où en est le mouvement des « Gilets jaunes, et avec quelles conséquences pour les choix politiques du Président ?

Christophe Boutin : En août 1831, une insurrection secoue Varsovie, mais trois semaines après la ville est prise d’assaut par les Russes, et l’on prête au ministre des Affaires Étrangères de Louis-Philippe, Horace Sébastiani, le commentaire suivant – qui, en réalité, déforme un peu ses propos : « L’ordre règne à Varsovie ». C’était sans doute celui qu’attendait Emmanuel Macron au soir de l’acte XIX des « Gilets jaunes », et, de fait, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, s’est félicité que « l'ordre républicain a été maintenu ».

Mais les Champs Élysées désertés ne doivent pas nous leurrer et montrer une victoire que les chiffres du ministère de l’Intérieur conduisent de suite à relativiser : il y a eu lors de cet Acte XIX 40.500 manifestants pour toute la France (127.000 selon le Nombre jaune), dont 5.000 à Paris, contre 32.000 en France et 10.000 à Paris lors de l’Acte XVIII. Contrairement à ce que l’on pourrait donc penser, le niveau de mobilisation a augmenté dans la semaine, et si l’on ajoute que les peu téméraires casseurs des Black block ont été moins présents face aux risques d’affrontements directs et de fichages, cela veut dire que le mouvement des « Gilets jaunes » continue d’attirer, soit en lui-même, soit comme force d’opposition utilisée par d’autres.

À Paris, les Champs-Élysées, où tout les rassemblements avaient été interdits par arrêté, sont restés vides, et quelques milliers de manifestants sont donc allés, de 13 à 15 heures, de Denfert-Rochereau à Montmartre. On notait entre autres une banderole demandant un « RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne) pour une banque nationale et se libérer de la dette » et, dans le cortège, la présente de Jean-Luc Mélenchon et Danielle Simonnet (LFI), Olivier Besancenot (LCR), et Philippe Poutou (NPA). Éric Drouet, l’un des leaders du mouvement, avait été lui verbalisé près des Halles pour participation à une « manifestation non-déclarée » - en fait selon lui un regroupement pour rejoindre un cortège qui s’est déroulé sans incident majeur, avec seulement les habituelles tensions au moment de sa dispersion, notamment boulevard de Strasbourg.

La logique qui prévalait à Paris devait être la même dans les principales villes de province où le mouvement manifeste depuis qu’il a quitté les ronds-points des zones rurales : interdiction de manifester dans les centres et dispersion de tous les regroupements, avec des contraventions portées de 38 à 135 euros. Mais tout n’a pas été aussi facile.

À Nice, des manifestants ont tenté de pénétrer dans le périmètre interdit et les forces de l'ordre ont chargé sur la place Garibaldi. Une septuagénaire, militante altermondialiste, est alors tombée et s’est blessée à la tête. Dans les Hauts de France, 200 Gilets jaunes partis de Tourcoing étaient 2.000 à leur arrivée à Lille, avec Maxime Nicolle et Priscillia Ludosky… mais cette fois des Blacks Block entraînaient quelques heurts, même si la manifestation restait bon enfant en chantant Bella Ciao. Feux de poubelles, vitrines brisées – notamment d’agences bancaires -, une violence oubliée pour la ville depuis novembre, mais un filtrage au niveau de la place de la République n’arrangeait pas les choses.... Problème identique à Toulouse, où quelques milliers de manifestants visaient la place du Capitole, interdite à tout rassemblement, et où le cortège a été coupé en deux par les forces de l’ordre, faisant monter la tension. À Montpellier, environ 4.500 personnes défilaient, avec des heurts près du centre. Manifestations aussi à Rouen (où une interdiction de manifester visait une zone du centre ville), Tarbes, Lyon ou Metz. À Bordeaux environ 4500 personnes tournaient autour des places interdites, Pey-Berland ou de la Comédie. À Nantes, 400 manifestants visaient, comme ils l’avaient déjà fait, une zone commerciale en périphérie de la ville, d’où ils étaient délogés. Même scénario à Caen, les Gilets jaunes ciblant la zone commerciale d’Hérouville, à la fois pour limiter la pression sur les commerçants du centre-ville et parce qu’il s’agit d’une banlieue de gauche.

Le bilan de la journée serait de 6.825 contrôles préventifs à Paris, 233 interpellations dans toute la France, et 172 gardes à vue. Les zones interdites aux rassemblements par les arrêtés ont été effectivement globalement préservées et même si l’on peut parler d’une pression des forces de l’ordre, elle est restée dans le cadre de l’usage légitime de la force. Du côté des « Gilets jaunes », on constate que le mouvement n’a pas modifié son mode actuel de fonctionnement : ce sont toujours des manifestations urbaines, ayant notamment lieu au sein des métropoles régionales, et auxquelles participent des politiques de la gauche de la gauche. La différence avec le mouvement initial, que l’on continue d’observer empêche de toute manière d’envisager pour l’instant un retour aux ronds-points initiaux ou à ces actions locales hyper-décentralisées qui avaient frappé l’opinion lors des premières semaines.

Avoir en face de soi non plus le mouvement aussi identitaire que social de ses débuts, mais un mouvement maintenant utilisé, au moins en partie, par la « gauche de la gauche », favorise bien sûr le gouvernement, en lui permettant de rallier à lui non seulement cette droite qui est tellement amie de l’ordre qu’elle en vient à soutenir tous ceux qui le font régner, quels qu’ils soient et quelles qu’en soient les raisons, mais aussi une droite plus politique qui souhaite s’opposer à la manoeuvre de récupération opérée par des partis et des syndicats qui étaient aux abonnés absents lors des premières journées de novembre – quand ils n’étaient pas poussés sans ménagement hors des rassemblements par des manifestants hostiles.

Mais revenons sur les choix faits au long de la semaine. Les réactions du Président et du gouvernement, après les images des violences de l’Acte XVIII, vont-elles conduire à restaurer la légitimité du pouvoir ?

Il faudrait pouvoir garder en mémoire tous les évènements d’une semaine qui en fut riche. Le retour-catastrophe d’Emmanuel Macron de la station de ski de La Mongie, et le limogeage du préfet de police Michel Delpuech à Paris, qui n’aurait pas fait respecter les consignes mises en place après les échecs des premières manifestations de décembre. En oubliant que les obligations de sécuriser les « lieux du pouvoir » impliquent nécessairement une surconsommation d’unités ainsi rendues statiques ; en oubliant aussi que les casseurs peuvent être identifiés et spécifiquement traités, ce qui n’a été le cas ni lors des Actes II et III, ni lors de l’Acte XVIII.

Quoi qu’il en soit, il y eut aussi dans la foulée la nomination d’un nouveau préfet de police, Didier Lallement. Les DAR (détachement d'action rapide) furent remplacés par les BRAV (brigades de répression de l'action violente) – on félicitera les comiques chargés des acronymes à la préfecture. Cinquante policiers par BRAV, divisés en une section lourde, chargée d’aller au contact, et une légère, chargée des interpellations, cinquante hommes venus des compagnies d'intervention, de la Brigade anti-criminalité (BAC) et des compagnies spécialisées dans les événements à risque. On mobilisa pour cet Acte XIX à Paris 6.000 membres des forces de police, deux drones, des blindés, des camions à eau - on envisagea d’utiliser des produits marquants -, et les trop fameux LBD furent à nouveau équipés de leurs cartouches longue portée et non plus de celles moins puissantes fournies ces derniers temps devant la gravité des blessures occasionnées. Ajoutons les interdictions partielles de manifester, à Paris comme dans plusieurs villes de France, les contrôles d'identité prévus aux portes de Paris et dans les gares, les parkings, les bois de Vincennes ou de Boulogne ou près des magasins de sport et de bricolage, et l’on pourrait penser que l’on avait effectivement de quoi assurer « l’ordre républicain » !

Mais ce n’était sans doute pas assez, car on apprenait dans la semaine, par une déclaration de Benjamin Griveaux, que les forces militaires déployées dans le cadre de l’opération Sentinelle, qui a pour but de lutter contre le terrorisme, allaient participer à la contre-insurrection. Il s’agissait disait-on de protéger des bâtiments officiels et de dégager des forces de sécurité statiques pour permettre d’affecter d’autres missions à ces dernières. Que ces forces militaires viennent en renforcement d’opérations de sécurité, c’est déjà très souvent le cas – avec des patrouilles lors de manifestations sportives ou d’évènements culturels par exemple – mais ici la communication fut pour le moins surprenante.

Surprenante d’abord pour les armées : il ne s’agit pas en effet de patrouiller pour assurer la sécurité des citoyens en se montrant et en faisant éventuellement usage d’armes létales contre un terroriste, mais de se trouver potentiellement au contact de manifestants, un exercice pour lequel les forces armées n’ont ni formation – sinon très symbolique - ni matériel dédié – un fusil d’assaut étant dans ce genre de situation d’extrême proximité plus une gêne qu’une aide. On était bien loin d’une telle chose quand, en 1992, le gouvernement de Pierre Bérégovoy envoyait effectivement des VAB et un char AMX-30-D contre les camionneurs en grève qui bloquaient l’axe Paris-Lille.

Surprenante ensuite par le type de communication choisi. Jeudi, Christophe Castaner déclarait au nouveau préfet de police de Paris, Didier Lallement : « Votre modèle est Georges Clémenceau, sa main n’a jamais tremblé quand il s’agissait de se battre pour la France, la vôtre ne devra pas trembler non plus devant les réformes que vous devrez mener ». Et certes, la main du Tigre n’a jamais tremblé : le 9 juin 1907, quand 800.000 vignerons du Midi manifestent, il donne l’ordre à l'armée d’ouvrir le feu, faisant 5 morts et 33 blessées ; la même année, à Raon-l’Étape, lors d’une grève ouvrière, l’armée tire à nouveau sur un défilé pacifique, faisant 2 morts, 32 blessés… Certes, il est permis de penser que Christophe Castaner n’avait pas cette culture historique, mais reconnaissons que la formule est malheureuse.

Or ce ne sera pas le seul loupé de communication – ou la seule communication délibérément ambiguë, on ne sait -, puisqu’une certaine Claire O’Petit, entre autres ancienne patronne d’une boutique de lingerie, démonstratrice de robots ménagers et toiletteuse canine,  passée du PS à l’UDF, puis au MoDEM, enfin députée La REM et chroniqueuse aux Grandes Gueules, expliqua longuement sur BFM à des invités médusés que l’armée pourrait tirer sur les manifestants, mais qu’elle devrait avant faire des sommations !

Soyons clair, le bilan que l’on peut faire de la crise des « Gilets jaunes » au sortir de cet Acte XIX n’est donc pas bon pour le Président et son gouvernement. Sur le plan politique, on retiendra l’incapacité à voir venir le mécontentement qui allait aboutir à la crise, comme celle ensuite à imaginer que le mouvement puisse perdurer, que ce soit après l’annonce des aides gouvernementales, après la trêve des confiseurs, après le début du Grand débat national, ou après les menaces physiques les plus claires, quand, nous l’avons dit, même avec les délirantes déclarations de cette semaine, il y a eu plus de manifestants mobilisés pour cet Acte XIX que pour l’Acte XVIII… Sur le plan technique, on retiendra l’inadaptation des dispositifs de sécurité, malgré les mises en garde et les conseils donnés dès le début de la crise, lors de la préparation de l’Acte II, par les responsables des diverses forces auprès du ministre de l’Intérieur. Et sur le plan de la communication en gestion de crise, on retiendra une suite d’erreurs grossières commises par des « spin doctors » adulescents qui pensent qu’une couverture de Paris-Match – ratée d’ailleurs, et ayant donné lieu à un déferlement de mêmes sur Internet – pourra sauver une situation.

Mais cette image d’autorité à la fois sereine et forte qu’attendaient les Français, et que l’Emmanuel Macron nouvellement élu pouvait sembler donner, est devenue celle d’un pouvoir violent parce que faible, aux réactions rendues dangereuses par sa peur. Il lui sera difficile de l’écarter et d’inspirer confiance.

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