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Luc Ferry, Nicolas Bouzou : "Le pessimisme des intellectuels français est souvent l'avatar d'une haine du libéralisme"
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Grand entretien

Luc Ferry et Nicolas Bouzou tentent, dans un livre, de répondre à cette propension qu'auraient les Français à cultiver cette "joie mauvaise" qu'est le pessimisme.

Luc Ferry

Luc Ferry

Luc Ferry, philosophe et homme politique français, a été ministre de la Jeunesse, de l’Éducation et de la Recherche en 2002, dans le gouvernement Raffarin. Il est président délégué du conseil d'analyse de la société depuis 2004.

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Nicolas Bouzou

Nicolas Bouzou

Nicolas Bouzou est économiste et essayiste, fondateur du cabinet de conseil Asterès. Il a publié en septembre 2015 Le Grand Refoulement : stop à la démission démocratique, chez Plon. Il enseigne à l'Université de Paris II Assas et est le fondateur du Cercle de Bélem qui regroupe des intellectuels progressistes et libéraux européens

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Atlantico : Votre livre, "Sagesse et folie du monde qui vient, comment s’y préparer, comment y préparer nos enfants ?" (XO éditions)tente de répondre à cette propension qu'auraient les Français à cultiver cette "joie mauvaise" qu'est le pessimisme. L'écrivain anglais G.K. Chesterton disait que "l'humanité ne produit des optimistes que lorsqu'elle a cessé de produire des heureux". D'une certaine façon, ce pessimisme contemporain n'est-il pas compréhensible, voire justifié, en ce qu'il permet de contrebalancer un optimisme qui se déclare rationnel et se veut opposé lui-même à un pessimisme rabaissé à son origine émotionnelle (pensons par exemple à la "nostalgie" défendue par Alain Finkielkraut) ?

Nicolas Bouzou : Nous ne défendons dans notre livre ni l'optimisme ni le pessimisme, qui sont des humeurs qui passent à côté du sujet. Nous proposons une analyse lucide et appelons une action politique courageuse. C'est tout à fait différent. Le pessimisme d'Alain Finkielkraut ou de Régis Debray me semble injustifié car il oublie les formidables progrès que l'économie de marché permet de réaliser dans la santé, les transports, la diffusion de la culture ou l'énergie. Et de ce point de vue, la troisième révolution industrielle est une promesse formidable de progrès. Nous vivons en moyenne de mieux en mieux c'est un fait et le pessimisme de certains est souvent l'avatar d'une haine du libéralisme qui n'est pas fondée intellectuellement. Mais d'un autre côté, l'optimisme de Johan Norberg ou Steven Pinker est insuffisant car le progrès créé ses propres maux comme la perte relative de revenu des classes moyennes ou la plongée dans une société de consommation qui devient addictive. Notre ouvrage veut au contraire donner un nouveau contenu, concret, à la notion de progrès, qui ne peut plus s'identifier au progrès du 19ème siècle par exemple. Nous insistons par exemple beaucoup sur la question du sens à donner à nos vies.

Le pessimisme n'est-il pas d'une certaine façon un optimisme inversé ? La décadence et le progressisme ne posent-ils pas le même problème à nos sociétés démocratiques en ce qu'ils enjambent trop rapidement le temps démocratique qu'est le présent pour se tourner vers un passé idéalisé ou un avenir déconnecté des réalités ? 

Luc Ferry : Bernanos disait que si les optimistes sont des imbéciles heureux, les pessimistes ne sont en général que des imbéciles malheureux. Ce n’était pas très gentil, mais assez bien vu. Notre livre plaide pour qu’on échappe enfin à ces deux catégories de la bêtise humaine pour tenter d’abord et avant tout de comprendre le monde qui vient. Nous vivons une troisième révolution industrielle, celle qui fait converger l’intelligence artificielle (IA), la robotique et le digital, et cette révolution va changer le monde davantage dans les cinquante ans qui viennent que dans les cinq mille qui précèdent. Il est assez compréhensible qu’à défaut de comprendre ce qui est en train d’advenir, nombre de nos concitoyens soient pessimistes. Notre livre vise donc d’abord à expliquer ce que nous vivons, il plaide pour la lucidité, car l’avenir sera ce que nous en ferons et si nous ne comprenons pas la révolution en cours, nous sommes très mal partis. Pour ne donner qu’un exemple, la voiture, le camion et le train autonomes, conduits par des robots d’IA, vont détruire des millions d’emplois partout dans le monde dans les décennies qui viennent et nos politiques semblent ne pas en prendre la mesure. La question cruciale que nous posons est au fond celle-ci : comment rendre nos concitoyens, à commencer par nos enfants, complémentaires et non victimes du monde qui vient, comment les y préparer et quelles compétences leur faire acquérir afin qu’ils n’en soient pas des exclus de l’avenir.

Votre livre se propose d'apporter "un regard neuf sur l'avenir face aux tropismes exclusivement passéistes" et s'interroge sur l'incapacité de nos époques à voir les "progrès considérables accomplis par nos sociétés en termes d'espérance de vie, de santé, de conditions de travail". Aujourd'hui la France est déchirée par la crise totale que représente le mouvement des Gilets jaunes. Cette crise n'est-elle pas d'une illustration de l'opposition entre une France qui a une confiance totale en l'avenir et une France qui n'y croit pas ou plus ?

Nicolas Bouzou : Bien sûr, et ce phénomène se retrouve aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, bien qu'il s'exprime de façon différente. La mondialisation et l'innovation sont une aubaine pour les plus aisés, les mieux formés, les "manipulateurs de symbole" qui savent jouer de ce contexte. Cela représente tout de même environ 30% des habitants des pays développés. Le couple mondialisation/innovation est aussi favorable aux plus fragiles, qui peuvent acheter des produits de moins en moins chers et dont les emplois ne sont pas menacés par la technologie. Un serveur de restaurant ne va pas perdre son travail. Les personnes les plus mal à l'aise, ce sont les "classes moyennes basses", dont beaucoup résident dans les villes moyennes et les territoires ruraux. Ce sont par exemple les descendants des hillbilies dans la rust belt américaine magnifiquement dépeints par JD Vance. Eux connaissent ou risquent de connaître un véritable déclassement. L'action politique doit prioritairement les cibler en améliorant les politiques d'éducation, de formation professionnelle, de logements... La crise du logement pour les classes moyennes par exemple, touche quasiment tous les pays développés.

Luc Ferry : Je crois que nous avons tous tendance à exagérer l’ampleur de ce mouvement. Au plus fort des manifestations, les GJ étaient 280 000, ils sont 35 000 aujourd’hui : nous sommes à des années-lumière des grandes manifestations que la France a connues dans les années 30, 60, ou même 80. Il y a un effet loupe largement dû aux réseaux sociaux auxquels s’ajoutent les chaînes d’info en continu.  Le mouvement n’en est pas moins significatif des divisions que la mondialisation instaure entre ceux qui peuvent surfer sur la vague et ceux qui passent dessous. Plus profondément encore, il y a un décalage de moins en moins supportable entre les promesses de bonheur et les incitations à la consommation que nous font les sociétés libérales et le revenu réel de millions de gens qui travaillent, qui ont un emploi et qui ont pourtant du mal à vivre convenablement de leurs salaires. En imposant de manière absurde et uniforme la limitation de vitesse à 80km/h en même temps qu’une hausse des carburants, le gouvernement a mis le feu aux poudres et il ne sait plus comment s’y prendre pour apaiser la colère...

Vous proposez de "réinvestir la notion de progrès" par l'utilisation d'exemple concret. Si on remonte non pas un siècle mais 10 ou 20 ans auparavant, quels exemples concrets pouvez-vous nous donner de ce progrès ?

Nicolas Bouzou : Je travaille beaucoup sur l'économie de la cancérologie. Il y a trois ans, on mourrait d'un mélanome métastasique ou d'un cancer du poumon. Aujourd'hui, on soigne de nombreux patients. L'immunothérapie et la génétique sont des révolutions thérapeutiques qui permettent des progrès impensables en oncologie. C'est un formidable progrès, très concret. S'il faut réformer nos systèmes de soins, c'est pour que chacun puisse bénéficier de ce progrès. C'est ça le contrat social européen.

Vous indiquez qu'il "faut du courage pour gouverner, mais [le courage] ne suffit pas : il faut l'adhésion d'une majorité du peuple". La crise des Gilets jaunes ne montre pas en creux cette tendance censitaire qui existe au sein de nos élites, et qui consiste à porter le progrès, même si c'est contre le peuple ?

Luc Ferry : C’est à mes yeux le grand tort des libéraux : ils pensent en général qu’il suffit d’avoir raison sur le fond pour que les décisions passent. C’est une erreur. Quand je regarde ce qui sort du « grand débat », c’est peu dire que je ne suis pas enthousiaste. Qu’il s’agisse du rétablissement de l’ISF ou de la baisse de la TVA par exemple, ce sont des mesures profondément nuisibles. Dans un pays d’adultes, personne ne demanderait ça, de même que personne ne songerait à éviter éternellement l’allongement de la durée de cotisation pour la retraite. Le problème de tous les gouvernements depuis des décennies, à droite comme à gauche, c’est qu’on sait en gros ce qu’il faut faire, mais on ne sait pas comment s’y prendre pour ne pas mettre les gens dans la rue. Du coup on ne fait rien, ou pas grand-chose. Les déficits augmentent, la dette avec eux, les impôts forcément en conséquence, et le pays va de plus en plus mal parce qu’il a le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé de l’OCDE. J’en reviens à notre livre : il faut expliquer, aligner inlassablement les arguments rationnels qui tentent de faire comprendre les enjeux de la troisième révolution industrielle afin que l’opinion publique soit assez éclairée pour accepter ou refuser en connaissance de cause les décisions politiques. Je sais bien que c’est une goutte d’eau dans l’océan, mais c’est en tout cas l’idée...

Vous abordez notamment la question de la fin du travail, que vous réfutez. Pourquoi ne doit-on pas avoir peur d'un - excusez l'expression - grand remplacement par les robots ? N'y a-t-il pas malgré tout un problème dans la façon dont logiciels et autres bras automatiques effectuant des tâches autrefois dévolues aux humains sont intégrés dans le monde du travail aujourd'hui ?

Nicolas Bouzou : Oui mais c'est formidable car ces robots vont effectuer des tâches qui sont pénibles pour les humains. Historiquement, la technologie a toujours détruit les emplois les plus difficiles. Au fond, tant que les humains seront complémentaires de la technologie et tant qu'il y aura des besoins à satisfaire, le travail sera infini. La question n'est donc pas du tout celle de la fin du travail et de l'instauration d'un revenu universel mais celle de la mutation des métiers, c'est-à-dire de la formation. Nos systèmes éducatifs et de formation continue doivent fortement monter en gamme. En dehors des pays scandinaves, de l'Autriche et de la Suisse, les pays développés sont encore loin du compte à ce sujet. C'est cette inadéquation entre l'offre et la demande de travail qui générera du chômage. On forme des moniteurs d'auto-écoles alors qu'on va avoir besoin de logisticiens.

Notre époque n'a jamais connu autant de burn-out et autres dépressions dans l'environnement professionnel. Évidemment, il y a moins de morts au travail aujourd'hui que sur le chantier des Pyramides, mais le malaise est très net. Quelle perspective peut-on attendre de l'avenir sur ce terrain ?

Luc Ferry : Là encore, le manque de prisme historique nous fait grossir les problèmes. Sans remonter aux pyramides, mon père a commencé à travailler à l’âge de 12 ans, il a connu deux guerres atroces sans tomber pour autant dans le burn-out. Et croyez-moi, il n’était pas le seul dans cette situation. Ce ne sont pas les conditions de travail qui sont plus dures aujourd’hui que dans les années 30, c’est l’exigence de bien être qui a augmenté de manière exponentielle. Pas de malentendu : c’est une bonne chose, mais qui, là encore, doit être mise en perspective. L’idée que défend notre livre, c’est qu’on doit tout faire pour éviter d’en venir à cette catastrophe intellectuelle, économique et morale que serait le revenu universel de base (RUB) qu’on confond souvent à tort avec le RSA. Il faut au contraire, « équiper » nos enfants de manière qu’ils soient complémentaires du monde qui vient, et non remisés à la maison à ne rien faire avec un revenu misérable. Les partisans du RUB disent que les gens au RUB auront des activités caritives d’utilité publiques, mais je ne suis pas sûr que le modèle des dames patronnesses du XIXème siècle soit enthousiasmant.  Cette lutte pour la « complémentarité » homme/IA/Robots est l’un des thèmes essentiels de notre livre.

Vous reconnaissez que notre monde s'avance vers une phase "hypercapitalistique" et que les inégalités vont progresser. Quand bien même une redistribution serait mise en place par intéressement, une telle phase est-elle tenable socialement ?

Nicolas Bouzou : Oui si l'on pense en termes de justice. Évidemment, il y a un nouveau d'inégalités qui est socialement inacceptable dans un pays. Je me suis rendu récemment dans le quartier de Skid Row à Los Angeles et ce que j'y ai vu ne devrait pas exister sur notre planète, c'est aussi simple que ça. Mais en France et même en Europe, nous avons réussi à juguler les inégalités de revenus. L'enjeu, c'est la justice, c'est permettre de faire en sorte que chacun puisse construire sa vie ; que chacun puisse, comme le dit Amartya Sen, acquérir des "capabilités". C'est pourquoi la question de l'éducation est si importante. En France par exemple, on sort difficilement de la pauvreté. Pour un libéral comme moi, c'est inacceptable.

Vous proposez un "bon usage du Big Data". Quels sont les enjeux, et pourquoi cette question est centrale pour notre avenir ?

Luc Ferry : Le Big Data traité par l’IA est le nouveau pétrole de l’économie collaborative. Google a gagné des dizaines de milliards de dollars cette année juste en revendant à des entreprises nos data et nos historiques de navigations afin qu’elles puissent cibler leur publicité. Comme l’a montré Jean Tirole, notre prix Nobel d’économie, nous vivons dans le monde du faux gratuit : vous naviguez sur Google ou sur les réseaux, c’est gratuit pour vous, mais payant pour les entreprises qui vont acheter vos data, et lucratif au plus haut point pour ceux qui les récoltent et qui les vendent. Si nous voulons, nous, européens, non seulement protéger nos vies privées, mais profiter nous aussi de cette manne, ce n’est pas le RGPD qui nous y aidera, mais des investissements européens dans l’édification de GAFA européens. Ce devrait être un des enjeux fondamentaux de la prochaine élection européenne, mais je doute, hélas, que nos politiques soient assez lucides pour s’en saisir...

Luc Ferry et Nicolas Bouzou, "Sagesse et folie du monde qui vient, comment s’y préparer, comment y préparer nos enfants ?", publié chez XO éditions.

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