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Grand Débat, la suite : petite géographie des intellectuels français que reçoit Emmanuel Macron ce lundi (ainsi que de ceux qu’il ne reçoit pas)
©LUDOVIC MARIN / AFP

La crème de la crème

Ce lundi 18 mars à 18h00, Emmanuel Macron reçoit une soixantaine d'intellectuels à l'Elysée dans le cadre du grand débat national, dans l'objectif d'adresser une réponse à la crise des Gilets jaunes.

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent, ancien élève de l’ENA, est professeur d’économie à Sciences-Po Paris. Il est l’auteur de Qu’est-ce que le conservatisme (Les Belles Lettres, 2016).

 

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico: De manière plus générale, et au delà de la liste des invités couvrant un spectre assez large, les intellectuels français sont-ils représentatifs des différents courants qui traversent la société française ? Ne pourrait-on pas considérer qu'il existe un ou plusieurs "angles morts" ? 

Jean-Philippe Vincent : L’idée de consulter un certain nombre de penseurs sur la crise des gilets jaunes me semble bonne. Naturellement, la sélection des « intellectuels » est légèrement biaisée. Si l’on avait consulté l’Institut, et notamment l’Académie des Sciences Morales et Politiques, ce biais aurait pu être évité. Ce qui est frappant, c’est l’absence de représentation des libéraux et conservateurs. Où sont Pierre Manent, Alain Besançon, Philippe Raynaud, Rémi Brague, autant de penseurs libéraux et/ou conservateurs de grande envergure ? Il est également frappant que le plus grand économiste français, Jean Tirole, ne fait pas partie des heureux élus.

Au fond, la sélection qui a été faite est révélatrice de ce que le sociologue français François Bourricaud appelait « le bricolage idéologique ». On met en avant un « parti intellectuel » unifié alors que celui-ci est très composite : il y a les vrais savants ; il y a les idéologues ; et il y a les « bricoleurs », c’est-à-dire les vulgarisateurs souvent issus de l’enseignement ou du journalisme. A côté de quelques vrais savants (Marcel Gauchet, par exemple), les intellectuels qu’Emmanuel Macron va rencontrer sont surtout des « idéologues » et des « bricoleurs ». Je crains beaucoup que cette rencontre, faute d’une préparation adéquate, se révèle improductive et serve de caution. Au fond, cette opération obéit malheureusement au bricolage idéologique qui est la marque distinctive du débat des idées en France.

Edouard Husson: Soixante intellectuels d’un coup ! Nicolas Sarkozy ou François Hollande les recevait à une tablée, par petits groupes. Mais là, soixante ! C’est une idée saugrenue. Ce qui fait la grandeur d’un intellectuel, c’est son caractère solitaire, l’unicité de sa pensée. En fait, si l’on en croit les quelques noms distillés par l’Elysée dans les médias, on a des experts, des représentants de think tanks, des universitaires. Cette dernière catégorie peut donner des intellectuels. Mais ce qui distingue l’intellectuel, c’est son indépendance, sa pensée critique. L’intellectuel est, le plus souvent, un opposant; il combat pour la vérité et la justice. L’intellectuel, c’est Zola publiant « J’accuse », Péguy pourfendant les conformismes de la République radicale et de la Sorbonne, Benda dénonçant « la trahison des clercs », Aron dégonflant les baudruches marxistes ou se moquant du carnaval de 1968. C’est Soljenitsyne ou Sakharov. C’est Chomsky ou Havel. C’est Umberto Eco. Je ne crois pas, donc, que l’on puisse faire de la représentativité un critère d’évaluation de l’intellectuel. Il est comme le prophète dans la Bible: il va contre l’opinion et les exactions des puissants; il avance contre le conformisme et les peurs de la majorité; il prend la défense des faibles, des opprimés, des minorités. Et comme dans la Bible les « faux prophètes », les « prophètes courtisans », nous avons nos intellectuels officiels, que pourfendra un intellectuel authentique. 

Emmanuel Macron est-il prêt à entendre lundi soir une parole authentique? Supporterait-il que l’un des soixante se lève pour lui demander des comptes après les violences policières contre les Gilets Jaunes? Qu’on lui demande comment il a fait pour ne jamais utiliser les mots « Gilets Jaunes » dans ses interventions publiques? Que l’on mette en cause l’euro? Qu’on lui demande pourquoi il a pris position comme il l’a fait dans la polémique ETAM? Si c’est le cas, la réunion de lundi est utile, sinon mieux vaudrait annuler.    

Dans quelle mesure pourrait-on considérer que les intellectuels français ont su diagnostiquer la situation que connaît le pays  ? 

Jean-Philippe Vincent : La situation du pays est insaisissable et il n’est pas étonnant que très peu d’intellectuels l’aient correctement appréhendée. Le meilleur analyste de la crise du pays est sans conteste Pierre Manent. Philippe Raynaud en a fait également une excellente analyse, tout en se trompant lui aussi assez souvent. Dans le contexte actuel, personne ne saurait le lui reprocher.

Cette inadéquation entre le malaise social et l’interprétation qu’en font les intellectuels français vient selon moi de ce que l’on a dramatiquement sous-estimé ce que Pareto appelle « la persistance des agrégats », c’est-à-dire le souhait profond d’ordre et d’autorité au sein de la société française. Si l’on avait satisfait la demande régalienne de la société française, il aurait été possible de faire quelques réformes profondes et utiles, c’est-à-dire aller dans le sens de « l’autonomie des résidus » pour reprendre l’expression de Pareto. Mais on n’a hélas pas fait droit à cette demande régalienne et conservatrice. L’offre intellectuelle française est presque totalement déconnectée de la demande d’idées de la population. C’est un très sérieux problème.

Edouard Husson: Notre époque, notre pays ne manquent pas d’intellectuels authentiques, d’individus qui ne sacrifient pas aux modes. Nous aurions pu croire, après la Chute du Mur de Berlin, que la liberté de l’esprit l’emporterait partout. Mais l’anticommunisme et le libéralisme, qui avaient été le fait d’esprits libres, sont soudain devenus des idées à la mode et même de puissants conformismes.

Rappelons-nous la Guerre du Kosovo. Régis Debray avait fait un courageux reportage, refusant d’accepter la thèse dominante, celle de l’unique culpabilité des Serbes et de l’innocence des Albanophones du Kosovo. Il eut droit au déchaînement du plus célèbre de nos intellectuels officiels, Bernard Henri Lévy, qui chercha à déclencher un procès en sorcellerie avec un article dans Le Monde intitulé « Adieu Régis ». La manoeuvre échoua mais il y eut peu de voix courageuses, à l’époque, pour aller dans le même sens que Debray et dire que la guerre menée par l’OTAN contre la Serbie n’avait aucune légitimité dans le droit international. De même peu nombreux sont ceux qui ont entrepris de dénoncer les inégalités croissantes qui affectent la société française depuis trois décennies. Lorsque Mitterrand, homme de droite singeant la gauche, puis Chirac, homme de gauche contrefaisant la droite, se sont ralliés avec armes et bagages au mondialisme ambiant, dans sa version européenne, il n’y a pas eu beaucoup d’intellectuels, ni à gauche ni à droite, pour parler au nom du peuple, sacrifié dans cette affaire. 

Dans "Un personnage de roman" paru en 2017, Philippe Besson relatait les propos d'Emmanuel Macron, évoquant des intellectuels comme Emmanuel Todd, Michel Onfray, ou Régis Debray, Alain Badiou ou encore Alain Finkielkraut "ils regardent avec les yeux d'hier, le monde d'hier" (...)"ils sont devenus des éditorialistes" "des esprits tristes englués dans l'invective permanente" "Je leur préfère de vrais penseurs. Jürgen Habermas, par exemple".  Comment comprendre "le grand débat des intellectuels" au travers de cette déclaration ? 

Jean-Philippe Vincent : Emmanuel Macron est très sévère et assez injuste. A-t-il jamais rencontré et discuté avec Pierre Manent et Rémi Brague? Quant à Habermas, il s’est trompé plus qu’à son tour. Au surplus, presque personne ne le lit, ce qui permet de le citer ou de l’interpréter sans risquer d’être contredit. Mais il est vrai que la tentation de l’éditorialisme est très forte.

Raymond Aron se reprochait souvent d’y céder. Et c’était Raymond Aron ! Donc, soyons indulgent, y compris avec ces demi-intellectuels (comme il y avait des demi-mondaines) qui font des conférences sur des paquebots à l’occasion de croisières de luxe. Il faut bien vivre.

Edouard Husson: Avec Emmanuel Macron, nous avons un problème assez facile à identifier. De même que Giscard n’a jamais accepté de ne pas être né romancier et s’est ridiculisé par quelques fictions mal ficelées, Emmanuel Macron voudrait être un intellectuel. A vrai dire, ce n’est pas bien grave qu’il ne le soit pas; ce qu’on attend de lui, c’est qu’il gouverne bien le pays. Mais il s’obstine à vouloir être un intellectuel, de l’espèce philosophe. Il avait laissé écrire, avant son élection, qu’il était entré à la rue d’Ulm, ce qui n’est pas le cas; il se laisse présenter comme un ancien assistant de Paul Ricoeur octogénaire, sans que l’on voie bien ce qu’il a gardé, intellectuellement, de l’illustre universitaire. Alors non seulement Macron prononce des discours interminables mais il se permet de dire qui a grâce à ses yeux dans le monde des idées. En fait, la formule rapportée par Philippe Besson est profondément comique, aux dépens de son auteur. « Le monde d’hier » est le titre d’un magnifique livre de Stefan Zweig, un hymne à la civilisation européenne d’avant la barbarie, celle des guerres mondiales.

Et puis Macron, en reprochant à tel ou tel de regarder le monde avec « les yeux d’hier » ne semble pas se rendre compte que le passé est un point d’observation fréquent des intellectuels pour critiquer le monde dans lequel ils vivent. Tout simplement parce que les intellectuels cherchent la permanence de l’humain contre les modes et les tyrannies modernes, qui se drapent souvent dans les habits du progressisme. Enfin, et ce n’est pas le moindre paradoxe, Emmanuel Macron s’est montré, depuis deux ans, profondément incapable de quitter un monde qui est celui de son enfance et de son adolescence, le « patriotisme constitutionnel » d’Habermas, la république centriste de Giscard, l’européisme de Mitterrand, le mondialisme néo-libéral, . Alors que Todd, Debray ou Finkielkraut, bien que plus âgés que lui, ont, chacun à leur manière, compris quelque chose du monde conservateur, épris de frontières, de cohésion sociale, de réenracinement, qui est en train d’advenir. Quant à Onfray ou Badiou, ils ont chacun à sa manière, le goût du défi aux puissants. 

Disons que le président n’aborde pas vraiment le débat de lundi soir dans une bonne disposition d’esprit. Tout se passe comme s’il avait fait venir 60 personnes pour qu’aucune ne puisse vraiment s’exprimer. Les invite-t-il pour subir un de ses discours où il se fait l’émule de Fidel Castro, non seulement par la longueur mais aussi par l’ennui qu’il sécrète? 

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