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Emprisonné 5 ans au Qatar : comment la solitude a rongé ce Français incarcéré sans procès
©KARIM JAAFAR / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Pierre Marongiu publie aux éditions Les Nouveaux Auteurs "InQarcéré". Détenu au Qatar sans procès, pendant plusieurs années, il dévoile la vérité sur son incarcération dans la prison centrale de Doha. Il ne cache rien. Il n'épargne personne. Il nous dépeint son quotidien dans ce dernier étage avant l'enfer, puis l'enfer. Extrait 1/2.

La solitude : les latinistes diront que cet état de l’âme découle en termes de sémantique du latin solus et qu’elle est une configuration ponctuelle ou durable, volontaire ou contrainte de l’esprit et/ou du corps d’un individu isolé des autres membres de la communauté.

Il s’agit d’une mise à l’écart sociale, le fait physique, de ne plus être en contact avec d’autres humains. J’ai pris conscience au fil des jours, qui n’en finissent plus d’être vides et identiques, que la solitude est bien plus qu’un état de l’être, c’est un sentiment. Au même titre que l’amour n’est pas seulement un attachement ou que la haine n’est pas qu’un ressentiment, la solitude est une entité. Un animal qui se nourrit de lui-même et de la substance de son hôte. L’hôte en question, c’est moi. La solitude et son cortège d’abandon et d’oubli me cannibalisent, elle s’insinue en moi à la recherche des moindres de mes souvenirs pour les dévorer.

Je l’ai sentie grandir dans mes entrailles, comme une larve d’abord, puis comme une vie multiforme se ruant dans les plus obscurs recoins de mon âme. Elle est souffrance insondable, elle est le vide glacial des terres gelées, elle est le silence éternel, elle est l’absence, elle est l’appel et la justification de la mort.

Je suppose que la solitude doit être perçue de façon très différente selon qu’elle soit choisie ou subie. Le misanthrope qui fuit ses semblables, le poète en quête de sérénité, le pécheur à la recherche de rédemption doivent sans doute savourer le calme infini de l’isolement. Eux l’esseulement, ils l’ont voulu, ils peuvent y mettre fin quand l’ennui ou la peine se feront par trop impérieux.

Je n’ai pas ce luxe, je n’ai jamais souhaité ce désert émotionnel. Je suis tout le contraire, un animal social, riant, criant, aimant, brûlant la vie aux feux de mes excès.

Être seul me terrifie. Je possède, dans les livres que me fait parvenir Joseph et que j’accumule pour combler le vide ou bâtir des forteresses de papier, des ouvrages de Sylvain Tesson qui parcourt les immensités désertées de toute vie à la recherche de lui-même. Je ne comprends pas, pas davantage que je ne comprends les navigateurs solitaires ou les mystiques sur leurs pics rocheux.

Comment peut-on choisir de s’arracher les veines?

Ces veines d’émotions qui nous relient les uns autres, l’un à l’une… moi aux miens.

Je suis seul, d’une solitude à désespérer tous les courages. Seul à parler ma langue, seul à voir le monde par la lorgnette de ma culture, seul sur mon île de certitudes.

Je m’intériorise, à la recherche de souvenirs, d’un peu de lumière aux fenêtres de ma mémoire. Je revisite les espaces négligés du passé, ces détails qu’on croit inutiles, encombrants me sont devenus essentiels. La brosse qu’Isabelle vient de poser négligemment sur le rebord du lavabo et qui retient encore quelques cheveux, des rayons d’or et de soie. Le tee-shirt d’Adam sous son lit, qu’il a jeté là pour ne pas avoir à le ranger. La casquette de Guillaume, toute froissée dans son cartable, froissée et maculée de chocolat. Comment fait-il ça? S’essuie-t-il la bouche avec ?

Autour de moi les murs se délitent puis s’estompent.

Les objets de la mémoire se matérialisent, épars et sans cohérence dans des endroits incongrus. Dans la crasse de ce recoin du couloir, le doudou de Foufou notre chatte, dérisoire offrande qu’elle m’a laissée en partant. Dans le lavabo au filet d’eau famélique et dont le calcaire éclate comme la peau d’un lépreux, se matérialisent, parce que j’ai faim, les céréales de Guillaume, les tartines gourmandes qu’Isabelle sculpte au couteau et recouvre de caramel salé et de confitures de fruits rares. La porte du passé s’ouvre en grand sur ces petits-déjeuners pantagruéliques ou les produits introuvables au Qatar et rapportés des dernières vacances ou bien de séjours éclairs en Thaïlande, en Turquie, défilent comme des top-modèles suscitant les: oh, les: ah et les: humm, et les: tu te rappelles? Ou mieux encore, les: punaise, que c’est bon!

Mon univers de gris et de sale se pare de couleurs, de senteurs et de douceurs. Je ferme les yeux, les caresses fugitives des mains d’Isabelle et les bisous gluants de chocolat et de caramel des garçons me collent aux joues.

Je revis les matins ensommeillés, encore au lit, et regardant s’éloigner le corps nu d’Isabelle vers la salle de bains. Le téléphone qui clignote sur la table de nuit éclairant par son intermittence têtue, le stylo Mont-Blanc et le bracelet-montre Hamilton série limitée, dérisoires et superficiels accessoires d’une vie rêvée.

Tout me revient, je refais jour après jour le chemin à l’envers, et j’ai mal. Je souffre de ne pouvoir inverser le temps, de ne pas dire, de ne pas faire ces petits riens qui auraient sans doute tout changé. Être seul, c’est revivre à l’infini des scènes du passé sans pouvoir y participer, c’est connaître chaque mot, chaque geste et les répéter encore et encore…

Extrait du livre de Jean-Pierre Marongiu "InQarcéré", publié aux éditions Les Nouveaux Auteurs.

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