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Une étude de l’université de Columbia montre que le carnet d’adresse dépasse largement le talent dans l’explication du succès des artistes de leurs vivants
©FRED DUFOUR / AFP

Réseau

Une étude publiée par la Columbia Business School, intitulé "The Art of Fame" conclue, contre toute attente, que même au début du 20e siècle, le réseau des peintres était plus important que leur talent pour percer.

Olivier Alexandre

Olivier Alexandre

Olivier Alexandre est Chargé de recherche au CNRS.Ses thèmes de recherche sont :

-L'industrie high-tech et mondes numériques

-Sociologie de l’art et de la culture

-Sociologie des médias et de la communication

-Méthodes qualitatives et théories en sciences sociales

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Atlantico : Un article de recherche récemment publié par la Columbia Business School, intitulé "The Art of Fame" conclue que la taille et la diversité du réseau social des peintres du début du XXème siècle était plus importante pour parvenir à la célébrité que leur créativité artistique. Cette idée vous semble-t-elle neuve ou renforce-t-elle des positions anciennes en sociologie ?

Olivier Alexandre : La créativité est une chose très difficile à mesurer : peu d’indicateurs permettent de la quantifier. Il y a bien sûr le volume de production, la variété des œuvres, la reconnaissance, les effets de distinction sur le marché de l’art, à travers les classements, qui sont d’ailleurs multiples : celui des pairs, de la critique, des publics, des historiens d’art. Chaque groupe mobilise des critères différents. Peut-on comparer la créativité de Vincent Van Gogh et de Justin Bieber ? Difficile de répondre oui. En revanche, on peut comparer leur réseau respectif. Mais en sociologie, dire qu’un artiste est reconnu parce qu’il s’inscrit dans un large réseau serait presque un pléonasme : pas de reconnaissance sans réseau, pas de réseau sans reconnaissance, car ils sont les deux faces d’un même problème. Les œuvres ne descendent pas du ciel à la façon des idées de Platon. Elles sont socialisées à travers un réseau de personnes, d’objets, d’organisations, de relais de diffusion, qui font le lien entre un créateur et son public. Evidemment, ce n’est pas tout à la fait la même masse critique si vous vous intéressé à Verlaine de son vivant ou à Steven Spielberg. Donc la taille ne dit pas tout. L'idée d'opposer la création au réseau ne va donc pas de soi. En réalité, plus l'environnement, l'entourage et les collaborateurs d’un artiste sont reconnus, plus il a de chance d’être lui-même considéré comme un artiste important. 

L'originalité de l'étude consiste à avoir tenté de quantifier la créativité artistique des peintres étudiés (notamment Pablo Picasso, Paul Klee, Wassily Kandinsky) via du machine learning et une analyse qualitative menée par des historiens de l'art. Cette approche est-elle pertinente ?

La démonstration repose sur des variables mesurant les effets de réseau. Pas sur la création. Il faudrait donc en savoir plus sur la méthodologie d’enquête, notamment de comprendre quels ont été les modèles utilisés, la base données constituée et son échelle historique. On ne juge plus l’art comme au 18e siècle. Leur façon de procéder revient à projeter une logique industrielle, celle de l’innovation, sur les domaines artistiques. Mais l’innovation et la créativité ont deux histoires différentes, et l’art n’est pas un domaine unifié. Etre créatif sera valorisé dans certains secteurs (pour le dire vite, les industries culturelles), moins dans d’autres (ceux régis par les académies). D’autres encore en prendrait ombrage. Dirait-on de Manet, Flaubert ou Picasso qu’ils sont « créatifs » quand eux se rêvaient en révolutionnaires ? Dans tous les cas, on peut méditer la formule de Picasso : "les bons artistes copies, les grandes artistes volent ".

Peut-on imaginer utiliser cette recherche pour étudier d'autres champs artistiques, comme le monde des lettres ou le cinéma ?

La sociologie s’intéresse à la question de la reconnaissance, du talent, de la valeur, de la réputation, de la singularité depuis une bonne cinquantaine d'années, avec différentes perspectives : on peut s’intéresser à un même mouvement, par exemple les impressionnistes, à une échelle macroscopique, en s’interrogeant sur ses origines démographiques (l’afflux de jeunes peintres à Paris au milieu du 19e siècle qui ne trouvaient plus de place dans l’académie), ou à l’inverse avec un point de vue microscopique : Manet, Monet, Renoir, etc. formaient avant tout un groupe fondé souvent sur l’entraide et parfois sur la rivalité. Mais dans l’un ou l’autre cas, il faut apporter une attention aux propriétés du réseau. Ce n'est pas parce que vous avez cent noms dans votre répertoire que vous échangerez régulièrement avec chacun des membres. L'enjeu est de spécifier les propriétés du réseau, de comprendre comment il est structuré : s’agit-il d’un réseau centralisé, distribué, hiérarchisé, d’un maillage ou d’une étoile ? Le problème de l'article est qu'il reste de ce point de vue encore prospectif. Une chose reste sûre : que ça soit Manet et les impressionnistes, Warhol et sa factory, ou Godard et la Nouvelle Vague, les artistes, même maudits, ne créent jamais vraiment tout seul.

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