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Douleur fantôme : cette fracture sociologique qui risque de peser sur l’issue du Grand débat
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Gilets jaunes

En réponse au mouvement des Gilets Jaunes; l'initiative politique d'Emmanuel Macron de mettre en place un Grand Débat en France a pu participer à sa hausse de popularité au cours de ces dernières semaines.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Alors que le Grand Débat avait pour objectif de rassembler les Français, le résultat n'est il pas d'avoir plutôt rassurer la "France d'en haut", celle qui vote le plus ? 


Luc Rouban : Le problème est que le Grand Débat est un exercice de démocratie participative, or comme on le sait en sciences politiques, la démocratie participative n’est pas le remède à tous les maux de la démocratie représentative. Je dirais même que ces deux formes connaissent les mêmes travers, à savoir  qu’elles mobilisent surtout les personnes les plus socialisées dans la vie politique , celles qui ont le plus de ressources culturelles. Grosso modo, les catégories moyennes et supérieures qui ont l'habitude de voter, qui s’intéressent à la politique, plutôt des personnes âgées, et quand même un peu diplômées. D’ailleurs, c’est ce que l’on remarque dans les débats et les réunions dans le cadre du Grand Débat national avec une forte présence de retraités, de classes moyennes, et une faible présence de classes populaires -d’ouvriers ou de petits employés-. On constate une intensité plus grande des interventions sur le site internet de la part de personnes qui ont aussi l’habitude et la culture d’internet, et des débats sur les réseaux sociaux. On a un mécanisme de démocratie participative qui est limité en soi , il ne peut répondre à toutes les attentes et à tous les besoins. 

Le Grand Débat peut également rassurer les maires, mais tout dépend du résultat, parce que les maires sont pris entre le marteau et l’enclume. Ils sont dans une crise assez grave. On constate notamment dans les petites communes rurales que la moitié des maires ne veulent pas se représenter en 2020, parce qu’ils se retrouvent de plus en plus coincés dans des fonctions d'exécution pour le compte de l’Etat, coincés dans des intercommunalités qui sont de plus en plus puissantes. Et face à cela, ils se trouvent confrontés à une demande de participation de la part des citoyens alors même que les maires dénoncent de plus en plus des tendances consuméristes de la part des citoyens qui exigent beaucoup mais sans vouloir toujours s’impliquer. Les maires sont un petit peu pris en otage dans cette opération dans laquelle ils ont été embarqués par le gouvernement alors que le contentieux qui les oppose au gouvernement est toujours là. Ce qui me fait dire qu’il n’est pas certain que ce Grand Débat va rassurer qui que ce soit.  


Quelles sont les catégories qui ont été le plus rassurées par le Grand Débat ?


Les classes populaires les plus modestes, ou les personnes issues de l’immigration, qui sont dans des situations difficiles avec des emplois mal rémunérés ont très peu participé aux Gilets jaunes, et il serait très étonnant qu’ils participent au Grand Débat. Pour ces personnes là, le Grand Débat ne signifie rien parce que c’est un débat assez spécialisé sur la question des institutions, de la démocratie, de la fiscalité et de l’écologie alors que leurs demandes portent principalement sur l’emploi, l’amélioration de leur habitat, la sécurité au quotidien. 

Ensuite, il y a une petite catégorie moyenne qui souffre certainement d’une mobilité sociale en déclin qui s’est impliquée dans les Gilets jaunes et qui est la catégorie qui a le plus soutenu le mouvement jusqu’au mois de janvier. Cette catégorie a pu se détacher du mouvement en raison des violences et d’un certain nombre de dérives plus ou moins extrémistes de quelques membres de ce mouvement, qui est pluriel. Il y a aura ici une plus grande implication dans le Grand Débat parce que c’est l’occasion d’être écouté, et d’exiger peut être davantage de démocratie référendaire, la question de l’écoute revient souvent dans les réunions. 

Finalement, nous avons les catégories supérieures. Mais si on prend en considération les enjeux politiques, la vraie question que va se poser l’électorat d’Emmanuel Macron - qui est diplômé, qui sont plutôt les classes moyenne supérieures, ou classes supérieures-  est peut être l’inquiétude qui va naître du fait que le Grand Débat va faire naître des attentes et des exigences qu’Emmanuel Macron ne pourra pas satisfaire. Cela ne permettra donc pas d’éteindre le feu des Gilets Jaunes, cela ne sera sans doute pas assez radical pour cela,  mais on voit quand même qu’une étape a été franchie. ON voit une véritable demande pour un renouvellement de la vie démocratique en France, et que ce renouvellement ne va pas pouvoir se cantonner à de simples petites mesures comme celles qui étaient envisagées par Emmanuel Macron en 2017, c’est à dire une petite dose de proportionnelle ou la réduction du nombre de parlementaires. La demande du RIC n’est pas si majoritaire que cela, mais en revanche on voit une demande très forte pour une action citoyenne plus quotidienne notamment au niveau local, et une très forte remise en cause du personnel politique, au niveau national, contre le Sénat par exemple. Ce qui risque de ne pas rassurer du tout les classes supérieures. Ces demandes appellent pratiquement à une réforme constitutionnelle de fond et c‘est là où l’électorat d'Emmanuel Macron pourrait être assez inquiet.  


Derrière ce que l'on pourrait voir une victoire tactique d'Emmanuel Macron, ne peut-on pas voir un risque d'avoir manqué de réduire la fracture qui agite la France au travers du mouvement des Gilets jaunes ? 


Oui, effectivement, et cela recoupe les deux questions précédentes : vous avez en quelque sorte derrière le mouvement des Gilets jaunes et derrière le soutien que les électeurs potentiels ont pu lui apporter une nouvelle forme de lutte des classes. Et c'est là que la question se pose. C'est un grand débat en sciences politique. La notion de classe en tant que telle s'est édulcorée, car globalement nous n'avons plus les repères que nous avions autrefois, il y a 20 ou 30 ans. On avait alors la classe ouvrière, les cadres et professions libérales etc. Tous les métiers et secteurs d'activité se sont considérablement complexifiés et fragmentés. La lecture en termes de classe est trop réductrice, et notamment sur le terrain électoral. 
Néanmoins, quand on fait des études sur les soutiens aux Gilets jaunes comme celle que j'ai mené récemment, on voit bien qu'il y a des gouffres statistiques entre ceux qui soutiennent très fortement les Gilets jaunes et ceux qui les rejettent complètement. On observe des différences de dizaines de points dans les profils sociologiques et de catégorie socio-professionnels. En cela on peut parler d'une sorte de réactivation d'une forme de lutte des classes, qui est dangereuse parce qu'elle est, pour reprendre les termes marxistes, objective sans qu'elle débouche pour autant sur une expression politique précise. Ce qui fait que c'est un terrain de jeu extraordinaire, notamment pour le Rassemblement National. C'est un vivier de recrutement pour le parti de Marine Le Pen. 
Ce qui est intéressant dans ce mouvement de Gilets jaunes est qu'il fait émerger la partie immergée de l'iceberg, c'est-à-dire tous ceux qui ne votaient pas, tous ceux qui votaient blanc, nul, ou s'abstenaient régulièrement. Ce sont eux qui ont commencé à défiler. Nombre d'entre eux étaient d'ailleurs des primo-manifestants qui disaient n'avoir jamais voté de leur vie. Ce mouvement réactivait un petit peu de ce que je pourrais appeler la matière noire de la démocratie française (un peu comme dans l'univers, qui a sa part de matière noire, inconnue). C'est cette partie qui nous pose un problème quand on étudie les élections, parce qu'il y a toujours une partie de la population qui ne répond pas aux enquêtes, ou ne participe pas (ou les deux). Et dans cette réactivation de ces abstentionnistes, de ces personnes qui votent blanc ou nul, dont le centre de gravité est beaucoup plus du côté de la droite RN ou éventuellement de la droite conservatrice de Laurent Wauquiez que de la gauche ; ce qui veut dire aussi que Jean-Luc Mélenchon est complètement court-circuité dans ce phénomène. Et je comprends dès lors l'inquiétude d'un certain nombre d'analystes, notamment à gauche, qui voient bien qu'il s'agit bien d'une révolte et d'une fracture sociale, mais que la révolte sociale n'est pas de gauche cette fois-ci. C'est une révolte populiste, anticapitaliste mais en moyenne pas de gauche. C'est un petit peu la révolte des "petits blancs", telle qu'on l'a observée avec le Brexit ou le vote Trump aux Etats-Unis. 
Dans le fond, cette fracture est toujours là, et ce n'est pas un débat sur les institutions démocratiques, la fiscalité, l'écologie ou autre qui va résoudre le problème. Aujourd'hui, on reste toujours dans cette forme de tension, une tension qui profite évidemment beaucoup à Emmanuel Macron dans la perspective des élections européennes car elle permet d'alimenter la thématique du ni droite ni gauche et d'affirmer que le vrai clivage oppose les progressistes et les nationalistes et souverainistes. Mais on a la une posture tactique qui ne résout pas le problème de fond.  

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