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Cheese challenge : à la fois drôle et consternant, le visage des sociétés où tout se vaut
©MANDEL NGAN / AFP

Abuser du relativisme nuit au cerveau

Le #CheeseChallenge a été lancé il y a quelques jours sur les réseaux sociaux mais est loin de plaire à tout le monde.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Sur Twitter et d'autres réseaux sociaux, une nouvelle mode consiste à filmer son bébé et à lui envoyer une tranche de fromage industriel collant sur le visage pour montrer sa réaction. Faut-il s'inquiéter de ce genre de modes éphémères sans aucun sens qui fleurissent de plus en plus sur internet ?

Bertrand Vergely : Bien évidemment qu’il importe de s’inquiéter. À condition de bien le faire en ne répondant pas à la bêtise d’un tel acte par une condamnation bêtement administrée.

     Les réseaux sociaux n’arrêtent pas de se scandaliser à propos de tel ou tel fait d’actualité. Toutefois, bien souvent, les raisons qui les conduisent à se scandaliser à propos de tel ou tel fait sont les mêmes qui les poussent à admirer  tout et n’importe quoi. Ainsi, les réseaux sociaux vont trouver révoltant que des parents tartinent leurs bébés de fromage Mais ce sont les mêmes qui vont réclamer que l’on élève ses enfants comme on veut, que l’on puisse tout montrer sans qu’il n’y ait aucune censure, que tout soit culture ou bien encore art, que l’on puisse rire avec tout. Aussi, convient-il de choisir. Ou on pense qu’il est possible de jouer avec tout, de rire de tout, en montrant tout. Dans ce cas, rions, buvons, festoyons et faisons du fait de tartiner un bébé avec du fromage un geste « marrant ». Et ne cessons pas de nous « marrer » avec tout. Ou nous trouvons ce geste bête, nul, absurde, indigne. Dans ce cas, c’est tout notre rapport à l’art, à la culture, à l’image, à l’éducation qu’il importe de revoir. Une chose est sûre toutefois, dans tous les cas, on ne peut pas à la fois vouloir la liberté totale des images et critiquer telle ou telle image et critique telle ou telle image tout en voulant la liberté totale des images. Il faudra un jour que l’on ait le courage de nous regarder en face. Quant à notre relation à l’image, nous sommes en pleine incohérence. Ce n’est pas un hasard. Cela vient de ce que dans nos têtes, nous sommes incohérents. Et c’est de cela dont il conviendrait que l’on s’inquiète un peu.

     Sommes nous cohérents avec nous-mêmes ? Nous inquiétons nous de l’être ? Il y a un certain nombre d’hommes et de femmes qui le sont. Heureusement, ce sont eux qui « tiennent la boutique ». Malheureusement, ils ne sont pas assez nombreux.

     Si ils sont cohérents, cela vient de ce qu’ils posent correctement la question de l’inquiétude. Au lieu de regarder les réseaux sociaux le net, face book, en se scandalisant un jour avant d’applaudir le lendemain, ils s’inquiètent d’eux-mêmes et non du monde, des autres ou des images. Le voyeur, l’exhibitionniste, le pervers, le crétin, ce n’est pas simplement l’autre. Ce n’est pas simplement toi, lui, eux, ils.  C’est moi.

     Quand je vis, suis-je assez attentif à ce que je vis ? Suis-je concentré ? Suis-je dans mon axe ? Ou bien suis-je comme tout le monde en me repaissant d’images malsaines et de critiques hypocrites ? Je critique le monde, la société, l’époque. Mais moi, est-ce que je me critique ? Est-ce que je me remets en question ? Le système médiatico-culturel débile dans lequel nous baignons n’en suis-je pas quelque peu responsable ? Le débile n’est-ce pas moi ? N’est-il pas en moi ? Le système crétin qui abrutit le monde d’où vient-il ? De ce que tout le monde est très content de lui. Mais le premier à être content de lui, n’est-ce pas moi ? N’est-ce pas moi quand je critique le système crétin en me trouvant très intelligent quand je le critique ?

     On n’arrête pas de critiquer le judéo-christianisme en répétant sans cesse à son sujet : judéo-christianisme = culpabilité. A bas la culpabilité judéo- chrétienne ! Que le christianisme tel qu’il existe soit souvent pitoyable, c’est malheureusement vrai. Il n’empêche. Derrière ce que l’on appelle la culpabilité judéo-chrétienne, tout n’est pas stupide. Relisons les Évangiles. De quoi est-il sans cesse question ? De l’hypocrisie. Avant de condamner les autres, regarde toi. Inquiète-toi un peu de toi-même.

     Il faut s’inquiéter de ce que des parents tartinent leurs enfants de fromage en diffusant cette image comme image marrante et rigolote sur le net.  À condition de s‘inquiéter à propos de soi. Ce père de famille, ce n’est pas simplement l’autre. C’est moi. À un moment ou à un autre, j’ai été ce père de famille. J’ai tartiné des bébés avec du formage. Et je le fais encore. Pas simplement avec du fromage.

     Puisque d’enfants il s’agit, est-ce que moi, est-ce que nous, nous les respectons vraiment ? L’avortement, c’est peut-être le souci de la femme et de ses droits, mais est-ce le respect de l’enfant ? Et la PMA et la GPA à venir, est-ce le respect de l’enfant  et de ses droits ? 

On peut se demander à quel moment la personne qui fait une telle chose ne se dit pas que c'est idiot mais aussi dégradant pour soi et pour son enfant. Si on peut faire ce genre de chose, qu'est-ce qui devient interdit ? N'est-ce pas un signe des ravages dans nos sociétés du relativisme ?

 Bertrand Vergely. Quand on a affaire à la bêtise il y a trois attitudes possibles. La première est celle qui, se rendant compte qu’une bêtise est bête, n’agit pas bêtement. Il s’agit là de l’attitude responsable. La seconde est celle de celui qui, ne se rendant pas compte  qu’une bêtise est bête, agit bêtement. Il s’agit là de l’attitude de l’ignorant. La troisième attitude enfin est celle de celui qui se rendant compte qu’une bêtise est bête, agit exprès bêtement. Il s’agit là de l’attitude démoniaque. C’est celle que dénonce Saint Paul quand, parlant de la misère humaine, il constate que celle-ci consiste à « voir le bien et à faire le mal ». C’est l’attitude revendiquée par Méphisto  dans le Faust de Goethe. C’est le mal. Je sais que quelque chose est mal. Je ne devrais donc pas faire cette chose mal. Mais, je la fais. Parce que c’est mal et que cela m’excite. Ainsi, je vais me perdre et perdre le monde avec moi en jouissant du pur plaisir de tout détruire. Est-ce le relativisme qui conduit à cela ? Oui et non.

     Le relativisme consiste à expliquer que ce que nous pensons être un mal dans notre culture ne l’est pas dans une autre. C’est l’attitude de Montaigne dans Les essais. Nous pensons que le cannibalisme est mal. C’est un tort. Dans certaines tribus c’est un moyen de s’approprier l’énergie des morts. Fatalement, cela conduit à tout déculpabiliser en ne nous scandalisant pas de ce qui est scandaleux dans d’autres cultures avant de ne plus nous scandaliser de ce qui est scandaleux dans la nôtre. Dans le cas du démoniaque, il s’agit d’autre chose.

     Le relativisme est la caractéristique de la bonne conscience  qui, pour se justifier de ne rien faire et pour garantir sa quiétude, relativise tout. Ce n’est qui n’est pas le cas du démonique. Quand le démoniaque fait le mal, pour lui le mal n’est pas relatif. Il existe. Et c’est parce qu’il existe qu’il est excitant. Alors que le relativiste nie l’existence du mal, le démonique lui, au contraire, veut qu’il existe. En ce sens, quand un père de famille tartine le visage de son enfant pour faire « marrer » et se donner en spectacle, il n’est pas relativiste. Il est démonique en révélant les tendances démoniaques de notre époque. Il s’agit là d’un signe.

     Tout donne à penser que l’on risque d’assister à une montée du démoniaque dans la postmodernité. Sur un monde terrifiant, c’est déjà le cas avec le terrorisme, le terroriste étant celui qui sait que ce qu’il fait est mal et qui le fait parce que c’est mal. Sur un mode tartignole et débile, c’est ce qui se passe avec le cas de l’enfant tartiné de fromage par ses parents.

Plus largement, un commentateur interviewé par le Washington Post a déclaré que c'était un signe que "l'humanité est perdue". A quel point un si petit "non-événement" peut remettre en cause quelque chose d'aussi important que notre humanité ?

Bertrand Vergely. Pour comprendre le fait que l’on puisse perdre son humanité, il convient de distinguer l’humanité comme fait métaphysique de l’humanité comme vertu. Et, de ce fait, il convent de distinguer les trois niveaux de dignité de l’humanité.

     La première dignité est sa dignité ontologique. Il est non seulement inouï que nous soyons là, mais que nous en ayons conscience. Cette présence à la présence est le fait de l’esprit. Comme le dit Kant, c’est un fait sans prix, au-delà de toute valeur, ce fait étant ce qui mesure tout sans que rien ne le mesure.  C’est ainsi, l’Homme comme être générique est porteur d’une valeur inestimable liée au fait inouï de son existence.

     La deuxième dignité est la dignité morale. Nous avons beau être porteurs d’une dignité ontologique, cela ne nous dispense pas de devenir dignes de cette dignité en tâchant d’être à la hauteur de celle-ci. D’où la recommandation de Pindare (Vème siècle av. JC) : « Deviens qui tu es », recommandation qu’il faut lire ainsi : « Sois à la hauteur de la noblesse qui est en toi ».   

     Enfin, il y a une troisième dignité qui est la dignité personnelle. Certaines personnes parviennent à être moralement à la hauteur de la dignité ontologique qui se trouve en elle. Elles sont alors porteuses d’un rayonnement particulier. Ce rayonnement vient de ce que, se tenant moralement dans leur dignité ontologique, celles-ci sont debout. Elles sont verticalisées. Et, étant ainsi debout, elles portent l’honneur du genre humain. Quand on les rencontre on est impressionné. On est en même temps fier de les avoir rencontrées. On a envie  de devenir comme elles, droites, justes et belles à regarder. 

     Le père de famille qui tartine son enfant de fromage est, comme tout être humain, porteur de la dignité ontologique de l’humanité. Reste que celui-ci n’en a pas conscience. Et, n’en ayant pas conscience, il n’a aucune dignité morale et de ce fait aucune dignité personnelle. Il aurait pu devenir un être digne et beau. Il est devenu un crétin, un pauvre type, un misérable abruti. La vie lui a donné un trésor. Il n’en a rien fait.  Pire, il l’a jeté à la poubelle.

     Quand on dit de quelqu’un qu’il a perdu son humanité, c’est ce que l’on veut dire. Celui-ci avait l’occasion de devenir digne. Il n’en a rien fait. Pire, il a souillé cette dignité qui lui était offerte. Forcément, c’est désolant. Et c’est ce que veut dire l’impression que l’humanité est perdue. Quel gâchis !

     L’homme est fils de roi, rappelle la parabole évangélique du fils prodigue. Il est porteur d’une beauté dont il n’a pas imagination. Malheureusement, non seulement il n’en fait rien, mais il prend un malin plaisir à la gaspiller. Si bien que, fils de roi, non seulement il se comporte comme un proc, mais il n’est même pas un porc.

     Il est possible de remédier à cela. Par la connaissance en retrouvant le sens, la conscience et la mémoire de notre dignité ontologique. Notre monde est dans une ignorance spirituelle totale. Non seulement il a oublié sa dignité ontologique mais il a oublié qu’il l’a oublié. Résultat, il se vautre dans une vulgarité, une obscénité et une brutalité sidérante. Témoin, ce grand élire planétaire appelé Face Book, où l’indignité humaine se donne en spectacle avec une sidérante complaisance.  Tout change, toutefois, quand on  apprend à l’être humain non seulement qui il est mais qui il peut être. Alors, là où il y a avait un misérable abruti souillé par a propre bêtise et sa propre indignité, on voit apparaître un être qui se redresse. C’est là une des choses les plus magnifiques, qui puisse être. Il est beau de voir un être humain se redresser. Il est beau de voir un esclave briser les chaînes de sa bêtise.

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