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Plus inquiétante que la vague des populistes, la vague des orphelins de la politique ?
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Etude

Dans son enquête, l’institut Ipsos relève que tous les partis éprouvent à une grande incertitude face aux élections européennes du 26 mai.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Selon une grande étude menée par Ipsos Spora Steria en partenariat avec le Cevipof et la Fondation Jean Jaures, seules 42% des personnes interrogées se disent certaines d'aller voter, laissant préfigurer une abstention semblable à celle de 2014, tandis que l'indécision des électeurs (52% seulement se disent que leur choix est définitif) est importante. De l'abstention à l'indécision, comment évaluer l'importance des orphelins de la politique française, ces Français qui ne trouvent plus une offre politique conforme à leurs attentes ? 

Edouard Husson : Il était très instructif de suivre en parallèle samedi après-midi dernier BFM TV et le fil du Nombre Jaune, sur Facebook. Le Nombre Jaune est un site de comptage des manifestants Gilets Jaunes à partir de remontées du terrain. Aucun chiffre envoyé d'une localité n'est accepté s'il n'est accompagné de preuves, par exemple une photo ou une vidéo.  Le résultat est tout à fait passionnant: il remonte des images de la France entière. Vous comptez une bonne centaine de lieux de manifestations. Ce qui domine ce sont les villes petites et moyennes. Vous comprenez que le mouvement est national et majoritairement,très majoritairement pacifique. Au lieu de cela, sur BFM, les images en boucle venaient de Paris et Clermont Ferrand, avec une focalisation sur la violence. Au bout du compte, BFM n'est pas capable de faire autre chose que de relayer le chiffre du Ministère de l'Intérieur, qui est 2,5 fois inférieur au comptage très étayé du Nombre Jaune: ce samedi, pour « l’acte XV », il y a eu, selon ce comptage, 124 000 manifestants Gilets jaunes dans la France entière, soit 20 000 de plus que la semaine précédente, selon le même comptage. contrairement aux chiffres truqués du Ministère de l’Intérieur, le comptage du Nombre Jaune nous apprend qu’il n’y a jamais eu moins de 100 000 manifestants depuis le début janvier. Les Gilets Jaunes sont donc la partie émergée d’un iceberg, ce que vous appelez les « orphelins de la politique française ».En face, qu’avions-nous samedi? Un président de la république qui en fait trop, beaucoup trop - 14h au salon de l’Agriculture, ce n’est pas autre chose qu’une façon de révéler l’impasse dans laquelle se trouve Emmanuel Macron. Et puis vous avez une première force d’opposition à l’Assemblée qui, à force de ne pas choisir entre le soutien aux Gilets Jaunes et l’appel au retour à l’ordre, se retrouve à compter les points marqués soit par LaREM soit par le Rassemblement National. 

Bruno Cautrès : Il faut tout d’abord se rappeler que les élections européennes sont en général faiblement mobilisatrices. En France, la participation la plus forte a été en 1979 lors des premières élections européennes, avec 60.7% ; mais en 2014, lors des dernières élections, seuls 42.4% des électeurs français ont participé ! L’enquête conduite par Ipsos Spora Steria en partenariat avec le Cevipof et la Fondation Jean Jaurès montre à cette égard un intérêt pour les élections européennes en trompe l’œil : en effet, 74% des personnes interrogées se déclarent intéressées par ces élections, mais l’abstention risque bien d’être majoritaire. L’enquête estime que la participation pourrait, le 26 mai prochain, n’être comprise qu’entre 40 et 44% !

Cela n’est en fait pas surprenant : au scénario habituel d’une élection faiblement mobilisatrice, portant sur des enjeux qui apparaissent à beaucoup d’électeurs comme lointains, s’ajoute un élément profondément perturbateur pour de nombreux électeurs. Cet élément tient effectivement au fait que beaucoup d’électeurs sont « orphelins » depuis mai/juin 2017. La crise de la gauche et son affaiblissement qui semble durable, le fait que la France insoumise semble en difficulté, les divisions de la droite sur la stratégie et les difficultés de L. Wauquiez pour fédérer les droites, tout cela explique l’état d’incertitude et d’hésitations. Seuls les électeurs potentiels de la liste LaREM-Modem et de celle du Rassemblement national semblent en large majorité sûrs de leurs choix.

Est-il possible d'identifier, au regard du profil de l'abstention et de l'indécision, quelles pourraient être les offres politiques "manquantes" de la vie politique française ? 

Edouard Husson : Lorsqu’un mouvement comme les Gilets Jaunes atteint, 70 à 75% de soutien dans l’opinion et que l’opposition de droite n’en profite pas, cela veut dire qu’il existe un gros manque en termes d’offre politique. La droite des Républicains n’en finit pas de payer le fait d’avoir suivi l’agenda imposé par François Mitterrand: le piège s’est refermé en deux temps, avec d’abord l’interdit moral sur l’alliance avec le Front National (une injonction venant d’un homme qui avait milité à l’extrême droite dans les années 1930 et reçu la francisque des mains du Maréchal Pétain lui-même!); puis l’impératif catégorique de la monnaie unique. Nous ne nous rendons plus compte aujourd’hui, où le sujet de l’euro est un tel tabou que même Marine Le Pen se sent obligée de s’y rallier; mais le débat restait très ouvert au début des années 1990. Jacques Chirac et Edouard Balladur avaient même fait fabriquer une affiche où ils appelaient à voter non, avant de se raviser. Le vote exprimé lors du référendum de Maastricht est le premier vote qui fait apparaître une coupure entre la France des métropoles et la France périphérique. En 1992, le RPR de Jacques Chirac a laissé tomber les classes populaires et Nicolas Sarkozy ne les a que brièvement ramenées dans le giron du parti post-gaulliste quinze ans plus tard. Aujourd’hui, Laurent Wauquiez est une lointaine victime du double oukase miterrandien: tu ne seras pas contre l’euro; tu ne t’allieras pas au Front/Rassemblement National. 
A gauche, ce n’est pas mieux. Le sondage publié par le Monde montre une remontée des intentions de vote pour les écologistes, au détriment de LaREM (qui se rattrape en prenant l’aîle gauche du fillonisme. Mais regardez, surtout, comme Mélenchon s’est effondré, à force de ne pas vouloir rester à distance des options « sociétales » du macronisme; et à force, plus généralement, de refuser tout ce qui pourrait être assimilé à une « droitisation ». 

Bruno Cautrès : C’est l’un des aspects les plus intéressants de notre enquête. On voit par exemple qu’une majorité des électeurs potentiels de Debout la France, hésitent encore. Le point critique est de savoir s’ils hésitent entre DFL, Le Rassemblement national ou LR. Même chose du côté des électeurs potentiels de la liste LR, 47% déclarent qu’ils peuvent encore changer d’avis. Ces différents éléments montrent, certes de manière partielle, qu’un électorat hésite entre plusieurs formations politiques à l’intersection de Debout la France, du Rassemblement national et d’une partie des LR. Pour LR, il y a là une question fondamentale à laquelle cette formation politique ne pourra pas échapper s’il se confirme, aux européennes puis aux municipales, que la partie centre-droit de l’ex UMP a décidé de « droitiser » Emmanuel Macron et d’en faire son candidat pour 2022.  A gauche aussi, on voit s’exprimer à travers les hésitations de vote d’importantes question de stratégie de moyen terme : tout d’abord, l’incertitude du choix de vote est pratiquement la règle. C’est pour la liste PS qu’elle est la moins forte, mais il est très étonnant de voir une forte incertitude et hésitation de vote dans toutes les composantes de l’extrême gauche : 47% des électeurs potentiels de la France insoumise et 38% de ceux du PC hésitent et pourraient changer d’avis sur leur bulletin de vote d’ici le 26 mai ! Là encore on voit que les questions de stratégie électorale vont s’imposer fortement à l’ensemble de la gauche d’ici peu. Déjà, les initiatives comme celles de Place Publique ou celle de Benoit Hamon montrent que la gauche est rentrée dans cette problématique, douloureuse pour le moment, en tout cas au niveau des leaders politiques. La question stratégique centrale est double à gauche : la France insoumise maintient t’elle son cap de ne pas s’occuper d’alliances et surtout pas avec le PS, de tout miser sur la présidentielle? Le PS se projette t’il à terme comme l’aile gauche d’une coalition centriste-macroniste ou se remet dans une perspective « d’union des gauches » ?  

L’introduction d’une dose de proportionnelle pour les législatives 2022 aura un impact considérable sur ces débats à droite et à gauche et conditionnera fortement les recompositions. Pour le moment la désunion et la dispersion à gauche laissent son électorat « orphelin » d’une formule politique permettant d’envisager le retour vers les victoires électorales. Pour le moment, la recomposition non-achevée et en partie non-assumée de la droite laisse également son électorat sur une énorme énigme : comment la victoire promise de 2017 (avant le Penelopegate) s’est-elle transformée en spirale aussi négative ? Pour ces deux familles politiques les élections européennes ne sont pas les élections permettant de se poser les questions de stratégie politique de long terme car l’Europe divise encore en interne la gauche et la droite.

Selon un article publié ce 24 février par le JDD, Valérie Pécresse serait réticente à l'idée de soutenir la liste des LR, non pas par opposition à François Xavier Bellamy, mais à Laurent Wauquiez. Derrière ce cas d'espèce, quelle est la part des responsabilité des partis politiques Français, qui semblent parfois privilégier les débats d'appareil, au détriment du renouvellement de leurs idées ? 

Edouard Husson : Il faut toujours vérifier ce genre de rumeur; mais on ne prête qu’aux riches et LR collectionne les guerres intestines et les trahisons. L’affrontement entre Fillon et Copé a été terrible; puis il y a eu la tentative de suicide en direct et au ralenti, devant les caméras, du parti durant la campagne présidentielle. Les Républicains sont même récidivistes: ils ont ensuite pratiqué le ralliement à Macron. Et puis voici qu’on leur promet moins de 15% aux élections européennes; et cela a largement à voir avec l’incapacité du parti à se poser en recours aux yeux de l’opinion à l'occasion de la crise des Gilets Jaunes. Ce ne sera pas seulement la défaite de Wauquiez mais de tout un parti qui n’en finit pas de refuser de s’assumer comme un parti de droite. La seule chance pour le parti, actuellement, de reprendre la main et revenir au pouvoir, ce serait, en cas de déstabilisation d’Emmanuel Macron avant la fin de son quinquennat, l’arrivée de Gérard Larcher à la présidence par intérim puis, ensuite, vraisemblablement, son élection au terme d’une présidentielle anticipée. Sinon LR est parti pour se diviser toujours plus. On pourrait bien entendu, comme vous le suggérez, trouver les mêmes défauts à gauche; mais, d’une certaine manière, la gauche est en avance sur la droite en matière de décomposition, de l’émergence du macronisme à l’extinction du mélenchonisme en passant par l’effondrement du PS, tout le scénario qui attend la droite est écrit: à continuer ainsi le choix est entre le Charybde du centrisme et le Scylla de l'identité honteuse. 

Bruno Cautrès : En politique les questions de stratégies, de désaccords idéologiques et les débats d’appareils sont en fait souvent liées. Tout n’est pas « tout blanc, tout noir» en politique on est plutôt dans le « gris ». Les acteurs politiques veulent toujours éviter de commettre l’erreur stratégique fatale, le mauvais choix stratégique car la politique c’est bouger, avoir plusieurs fers à au feu. On peut le regretter, mais c’est comme cela. Pour Valérie Pécresse, une grande question se pose : quelle est la base politique sur laquelle se jouera sa réélection aux régionales de 2021 ? Situées avant la présidentielle de 2022, ces élections régionales joueront beaucoup plus encore qu’en 2015 un rôle de thermomètre de la température politique ambiante pour la droite. Mais au-delà de ces considérations stratégiques, vous avez raison : la droite aurait tout intérêt à mieux expliquer à ses électeurs et sympathisants sur quels points de doctrine, de choix de politiques publiques ou de choix idéologiques ses composantes s’accordent ou se séparent. Cela aiderait le « peuple de droite » à comprendre la situation de leur famille politique car l’exaspération est forte chez eux. Beaucoup d’entre eux restent sur l’idée que l’élection de 2017 leur a été « volée ». Pour qu’un parti politique aille bien, il lui faut engranger des victoires ou en avoir la perspective ; mais il faut aussi que ses leaders se voient gouverner ensemble un jour. L’effort intellectuel programmatique doit être fait, sérieusement, pendant les années d’opposition. Aujourd’hui, les LR ne savent plus bien quels sont les contours de leur famille politique, que pèsent leurs différents courants sociologiques et idéologiques en interne, quels sont les points d’accord et les points de désaccord susceptibles d’un modus vivendi gérable. C’est cette connaissance qui leur permettrait de repartir de l’avant, quitte à faire le deuil d’une UMP qui ne renaîtra pas de ses cendres. Le centrisme de droite est aujourd’hui macroniste de cœur ou de raison. C’est ainsi en politique, il faut accepter, accompagner, comprendre et faire sienne les évolutions.

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