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Pourquoi l’histoire économique nous montre qu’il faut garder la tête froide face à l’impact des nouvelles technologies sur les emplois
©RONNY HARTMANN / AFP

Entretien

Dans son livre "The Once and Future Worker", l'auteur Oren Cass s'interroge sur l'avenir du monde du travail et notamment le risque de la "fin du travail" que pourrait amener la robotisation. Entretien.

Oren Cass

Oren Cass

Oren Cass est directeur exécutif d'American Compass.

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Atlantico: Dans votre livre The Once and Future Worker, vous rejetez la théorie actuelle de la "fin du travail", basée sur la peur provoquée par la robotisation et l'automatisation qui pourraient détruire des millions d'emplois de "cols bleus". Quels sont vos arguments permettant de lier le progrès de la productivité et les emplois de cols bleus ?

Oren Cass: Dire que "l'automatisation détruit des emplois" est une incompréhension du progrès économique. Trouver des manières d'augmenter la productivité du travail - c'est-à-dire la capacité d'augmenter la quantité de production d'un travailleur en un temps donné - est la clé de la croissance économique et de l'élévation du niveau de vie. Or l'utilisation d'une machine pour effectuer le travail qui était auparavant accompli par quelqu'un est une des manières d'augmenter la productivité. Une autre possibilité consiste à mettre en place de nouvelles méthodes plus efficaces. Une autre encore consiste à faire progresser les compétences de ceux qui travaillent.

Par définition, tout ce qui permet de rendre les travailleurs plus productifs pourrait tout aussi bien être accusé de "détruire des emplois", parce que cela veut dire qu'on a besoin de moins de personnes pour atteindre le même niveau de production. Pourtant, on ne dit pas que les investissements dans la formation ou dans l'éducation détruisent des emplois – nous faisons plutôt l'éloge de leurs impacts positifs sur les travailleurs. Nous devrions penser la technologie de la même manière.

L'effet de la technologie sur le niveau de l'emploi est dépendant de ce qui se passe en termes de niveau de production. Historiquement, la croissance de la productivité et la croissance de la production ont coïncidé. Parce qu'en principe, quand deux travailleurs qui réalisaient chacun un bien par jour commencent à produire deux choses par jour, alors la production augmente de quatre objets par jour. Les deux travailleurs gardent leur emploi et peuvent maintenant gagner le double de leur salaire. Mais ce qui est arrivé dans les dernières décennies, ce n'est pas une accélération soudaine de la croissance de la productivité, mais plutôt un coup d'arrêt de la croissance de la production.

Mais il n'y a pas de fatalité concernant ce résultat. Le retour à une croissance économique saine exige un retour de la croissance de la production ; c'est sur cela que notre attention doit se porter.

Comment analysez-vous la situation actuelle, d'un point de vue historique- d'une peur de la technologie ? Les changements actuels sont-ils plus profonds que ce que nous avons connu jusqu'à présent ? 

Notre époque n'est pas différente des autres. Au contraire, nous faisons actuellement l'expérience d'un ralentissement sans précédent de la productivité, et non pas d'une hausse qui serait particulièrement forte. Cela ne devrait pas nous surprendre. En effet, même si la robotique et l'intelligence artificielle sont des technologies impressionnantes, elles ne sont pas plus révolutionnaires que les découvertes du passé – la machine à vapeur, l'électricité, l'ordinateur, internet…Et malgré toutes ces ruptures technologiques, le taux de croissance de la productivité sur le long terme n'a jamais  été supérieur à 2.5% par an.

Il est également important de comprendre pourquoi la croissance de la productivité ne progresse que si peu rapidement. Parce qu'après qu'une technologie ait été approuvée en laboratoire, cela prend -littéralement- des décennies avant qu'elle soit largement adoptée par les entreprises. Les entreprises ne peuvent tout simplement pas intégrer ces technologies aussi rapidement que cela, et dans beaucoup de cas, une technologie qui semble théoriquement révolutionnaire demande d'innombrables niveaux d'abstraction et d'adaptation avant de pouvoir être déployée. Les ordinateurs existent depuis les années 1940, mais un classique département de Ressources Humaines se demande toujours comment il peut digitaliser ses méthodes.

Les organisations sont aussi contraintes par les compétences des travailleurs. Alors que, dans la vaste majorité des activités, certaines tâches peuvent être facilitées ou remplacées par la technologie, il est très rare qu'un travailleur puisse être entièrement remplacé par une machine. Cela signifie que le recours à une machine va à la même vitesse que l'apprentissage de son utilisation par le travailleur. Il n'y a pas de réserve de personnes compétentes qui attendraient sur le banc pour réaliser le travail en question ; ce sont les travailleurs déjà employés dans les entreprises qui doivent s'adapter aux nouvelles méthodes et qui conditionnent cette vitesse du changement.

Cette idée de la "fin du travail" est régulièrement associée à celle du revenu universel. Quel serait le risque de mettre en place une telle proposition, dans le cas ou cette "fin du travail" ne se révélait être qu'une hypothèse ?

Dire que nous devrions aujourd'hui mettre en place un Revenu de base universel (UBI, Universal Basic Income) parce que la "fin du travail" pourrait arriver est ridicule. Encore une fois, aucune donnée économique ne montre une accélération de la croissance de la productivité, ou que nous aurions fait des découvertes technologiques sans précédent. Si la "fin du travail" devait vraiment arriver d'une quelconque manière, alors un revenu universel pourrait être une solution appropriée. Mais mon dieu ! quelle précipitation !

En fait, ce que les défenseurs de l'UBI proposent, c'est l'idée que nous devrions abandonner en route ceux qui sont éloignés du marché de l'emploi. Un revenu universel serait alors le moyen de soulager la société de l'obligation d'être attentif à la capacité d'intégration de notre économie, et aux opportunités que nous devrions mettre en place pour que chacun soit un acteur productif de sa communauté. Ce serait un désastre.

Votre livre est basé sur l'idée que le travail doit être l'objectif principal des politiques publiques. En quoi cela n'a pas été le cas lors des années précédentes ?

"Travail" et "emplois de qualité" ont toujours eu une place centrale dans la rhétorique politique, mais ont rarement fait partie de l'agenda réel des hommes politiques. Ils mènent souvent des politiques qu'ils soutiennent pour d'autres raisons, tout en les présentant comme des politiques pour l'emploi, mais ils ne font jamais de compromis sur d'autres priorités dans l'intérêt des travailleurs. Pour mesurer l'importance actuelle accordée au travail, regardez ce qu'il arrive lorsque l'attention portée à la santé du marché du travail entre en conflit avec les promesses environnementale, syndicale, communautaristes, ou de redistribution, de la Gauche, ou avec le fondamentalisme de marché de la Droite. Que cela soit contre la régulation de l'économie, l'éducation, le commerce et l'immigration, l'amélioration des conditions de travail, l'imposition et la sécurité… les travailleurs perdent à chaque fois.

Même s'il est décourageant de réaliser à quel point nos politiques publiques ont abandonné les travailleurs, la bonne nouvelle, c'est que nous pouvons y changer quelque chose. La sagesse populaire voudrait que  nos problèmes sont les résultats d'évolutions inévitables et irrésistibles, ce qui nous permet d'éviter confortablement de réévaluer les compromis que nous faisons. Mais si le travail importe -- et il peut avoir un bel avenir – alors les décideurs sont dans l'obligation d'agir.  

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