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Le XXIe siècle sera-t-il le siècle de la fin de la raison triomphante ?
©BORIS HORVAT / AFP

Point de bascule

Notre société est arrivée à un point de basculement qui tient plus à la technologie qu'au rationalisme.

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico : Notre époque, qui trouve ses fondations dans le mouvement rationaliste et les Lumières, ne connaîtrait-elle pas le même renversement que celui que connut l'Ancien Régime sous le poids du même rationalisme ?

Yves Michaud : Il faut commencer par dire que nous avons construit une représentation caricaturale des Lumières et que nous luttons en partie contre ce moulin à vent. On se gargarise de ce mot mais on ne lit plus les auteurs en cause. Les Lumières ont été un mouvement de fond au sein de toutes les sociétés européennes, avec des différences fortes entre des courants radicaux (les matérialistes français par exemple) et d'autres plus modérés (les Lumières écossaises ou Voltaire). Elles s'en sont prises en revanche toutes aux superstitions et aux inégalités sociales, notamment celles tenant aux ordres et aux statuts (noblesse, Tiers-Etat). Si on veut faire la comparaison avec aujourd'hui, disons que le rejet des ordres est comparable, à ceci près que la noblesse mise en cause est celle des oligarchies de pouvoir, des technocrates et des élites financières – ce que C. W. Mills appelait dès les années 1950 l'élite de pouvoir (the power elite). En revanche la superstition aurait plutôt tendance à bien se porter avec le revival religieux (catholique et islamiste), les théories du complot, l'exploitation de la fausse science au service de causes comme l'écologie, le néo-féminisme, la théorie des genres, le culte de l'animal, l'éloge des migrations. La comparaison a donc ses limites mais une chose en tout cas est sure : nous sommes à un point de basculement extrêmement fort et rapide, qui tient plus à la technologie qu'au rationalisme. Pour ma part, je verrais plutôt le rationalisme en déroute.

Le rationalisme s'appuyait sur une compréhension du temps progressiste, donc linéaire. La remise en cause du progressisme, qui ne date pas d'aujourd'hui semble cependant être plus généralement remise en question. Le schéma vertueux selon lequel la démocratie apporterait la prospérité, la paix etc. ne parvient plus à convaincre. Mais d'une certaine façon, le rationalisme avait pu lui aussi mettre fin à la vision téléologique de l'Europe chrétienne. Qu'oppose-t-on aujourd'hui au progressisme ? Qu'est-ce que l'époque des Lumières, en tant que période de bascule, a à nous apprendre sur cette modification de la perception du temps ?

L'idée d'un progrès commandé par le savoir est effectivement une idée qui vient des Lumières. Le plus ardent avocat de cette thèse est Condorcet dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Kant n'est pas loin de ses idées. Sauf qu'il faut que cette capacité de progrès soit rendue effective par une organisation sociale adaptée, libre du despotisme. Si donc l'esprit humain est capable d'un progrès quasiment indéfini, il n'en est pas de même des sociétés. A la même époque d'ailleurs, d'autres penseurs sont beaucoup moins certains de ce progrès, par exemple Herder en Allemagne qui pense que toutes les sociétés passent par un cycle qui les mène de l'enfance à la décadence. L'idée d'une fin de l'âge du progrès n'est donc pas neuve pour nous. Les tragédies du XXème siècle ont d'abord conduit à douter du progrès en raison du retour de la barbarie. Ensuite l'effondrement de l'URSS a aussi ébranlé l'idée du progrès. D'où la fameuse thèse de Fukuyama sur la fin de l'histoire au tournant des années 2000. Nous nous retrouvons donc désorientés pour juger de l'histoire : nous ne savons plus si elle a un sens, si elle mène quelque part, ce qui est ou non en notre pouvoir. Le développement technologique se fait sans que nous le gouvernions. Et surtout, il y a la conscience des risques climatiques et démographiques qui définissent une situation critique où parler de progrès apparaît frivole tant la situation globale est lourde de menaces. Bref, nous n'avons rien à opposer au progressisme – nous sommes positivement désorientés.

Entre les avancées des sciences cognitives, de la connaissance du cerveau ou des avancées fulgurantes de l'intelligence artificielle, c'est aussi l'autonomie de la raison qui est remise en cause. Si notre raison est imparfaite, qu'est qui empêcherait notre époque de douter de la raison ?

Je ne sais pas si c'est l'autonomie de la raison qui est remise en question. Je dirais plutôt que nous voyons se dessiner une nouvelle rationalité qui nous dépasse. L'intelligence artificielle à base de big data, d'hyperdonnées, nous met en face d'une intelligence qui ne fonctionne plus sur la base des inférences logiques élaborées par un individu intelligent. On dégage des régularités de comportement que nous ne soupçonnons pas. La connaissance du fonctionnement cérébral nous fait prendre conscience de notre assujettissement à des processus qui opèrent à notre insu. Le temps n'est pas venu de douter de la raison mais de douter de notre ancienne raison – celle d'un sujet autonome qui peut dominer ses problèmes.

Nous nous rendons plutôt compte que nous sommes pris dans des comportements collectifs et que nous pensons, bon gré mal gré, à l'intérieur d'une intelligence collective qui nous dépasse. Il n'y a pas de remède à cette situation qui consisterait à revenir en arrière. Il nous faut au contraire regarder vers l'avenir avec curiosité et humilité. Nous sortons de l'ère de la subjectivité pour trouver celle des systèmes à acteurs multiples. Il est probable que nous serons dirigés bientôt par une intelligence collective. Avec des formes d'organisation sociale dont nous n'avons pas encore d'idées. En revanche ceux qui voudraient s'opposer à cette évolution devront chercher leur salut dans une régression religieuse – comme on le voit avec le fondamentalisme musulman. J'ai peur que le choix soit entre d'un côté un Big Brother auquel nous consentirons et d'un autre un obscurantisme religieux. A beaucoup d'égards, c'est ce qui s'est passé au sortir de la Révolution : Napoléon ou la réaction religieuse de la Restauration.

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