Acte XIV : les Gilets jaunes entre infiltration par l’extrême-gauche et envie de retour aux sources<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Acte XIV : les Gilets jaunes entre infiltration par l’extrême-gauche et envie de retour aux sources
©NICOLAS TUCAT / AFP

3 mois

Trois mois après ses débuts, le mouvement des « Gilets jaunes » a considérablement muté. Les choix stratégiques, les slogans, et jusqu’aux attaques abjectes que l’on a pu entendre hier, sont issus d’une frange clairement identifiable. Peut-il retrouver le sens de ces « revendications initiales » dont les Français et une partie du mouvement estiment que les manifestations ne les reflètent plus ?

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

Voir la bio »

Atlantico : Comme chaque semaine, que peut-on dire de la journée d’action nationale du samedi 16 février ?

Christophe Boutin : Acte XIV donc. Cela fait maintenant trois mois que, chaque samedi, les « Gilets jaunes » manifestent, avec pour cet acte XIV, selon le ministère de l’Intérieur 41.500 manifestants en France, dont 5.000 à Paris (respectivement 51.400 et 4.000 pour l’acte XIII), mais 101.379 pour le Nombre jaune.

Qui manifestent, et maintenant de manière parfois différente et dispersée. C’est ainsi qu’à Paris trois manifestations et quatre rassemblements étaient déclarés, mais si « La France en Paix » proposait de « suivre une manifestation autorisée, rester unis et pacifiques, être solidaire, éviter les groupes violents, se disperser à la fin de la manifestation », une manifestation « non déclarée » voulait elle « bloquer la place de l'Étoile » et « Acte XIV Insurrection » envisageait de marcher sur l'Élysée, quand, plus tard, « Nuit jaune » souhaitait à nouveau occuper la place de la République pour débattre du référendum d’initiative citoyenne (RIC) et sensibiliser contre l’antisémitisme.

En tout cas, un cortège impressionnant a descendu ce samedi, dans une ambiance bon enfant, l'avenue des Champs-Élysées et rejoint le boulevard Saint-Michel puis les Invalides, où, en fin d’après-midi, des tirs de projectiles ont entraîné la riposte des forces de l'ordre. En termes de violences, on retrouve d’ailleurs un certain apaisement. Rappelons que depuis le début des manifestations, les forces de l’ordre comptent 1.300 blessés dans leurs rangs, les manifestants plus de 2.000.

En province, c’est la même diversité, à Pontivy (1.500 à 2.000 manifestants), Rennes, Nantes (1.600 manifestants, avec des jets de peinture et de divers objets sur les forces de l’ordre) Caen, Rouen (où trois manifestants ont été percutés par une voiture), Marseille, Toulouse (2.500 personnes, et une centaine installés devant les locaux d'Amazon), Bordeaux (tags et jets de projectiles sur les forces de l’ordre), Dijon, Le Mans, Lille, Lyon, Le Havre, Saint-Étienne, Strasbourg (où 110 « Gilets jaunes » sont allés rejoindre ensuite les manifestants kurdes du PKK), ou Montpellier.

« La France des ronds-points va se remobiliser » avait déclaré Benjamin Cauchy, porte-parole des « Gilets jaunes libres », et les « Gilets jaunes » de Haute-Garonne souhaitaient eux aussi agir dans la périphérie toulousaine, comme lors du 17 novembre. Et de fait, en sus des actions maintenant classiques sur des péages, entre Belfort et Mulhouse ou dans les Yvelines, on a vu lors de cet Acte XIV les ronds-points redevenir jaune à Beauvais, à Mantes-la-Ville, mais aussi dans le Var, le Pas-de-Calais ou la Moselle.

Quant aux principales figures du mouvement, Thierry-Paul Valette, de la liste « Rassemblement des gilets jaunes citoyens » pour les élections européennes, était à Paris, comme Maxime Nicolle et Éric Drouet, quand Priscillia Ludosky était à Castres, pour une conférence sur les principes du mouvement, avec Étienne Chouard, le défenseur du RIC.

Voilà pour la diversité des actions entreprises, mais celle journée a-t-elle été un succès ou pas ? Qu’en dire au regard des éléments de la semaine passée qui ont pu peser sur le mouvement ?

Même si le chiffre global de la participation est, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, en légère baisse, ce samedi n’est en rien la fin de cette comète politico-sociale qu’est le mouvement des « Gilets jaunes ». Et ce d’autant moins que dimanche 17 février une manifestation est prévue au départ de l'Arc de Triomphe, et que certains se mobilisent déjà pour le 23 février (sur les Champs-Élysées) le 16 mars (au Champ-de-Mars) et… pour le 14 juillet ! Or, vous avez raison, la semaine qui vient de se passer pouvait laisser penser pourtant à une baisse de la mobilisation plus importante que celle constatée, même si les conditions climatiques meilleures pouvaient favoriser les manifestants, le mouvement faisant face en effet à de multiples pressions.

Celle d’abord, de la répression, qui se maintient, même si la violence baisse : 8.400 personnes ont été interpellées depuis trois mois, dont 7.500 placées en garde à vue, c’est trois fois plus, comme on le fait remarquer, qu’après les trois semaines d'émeutes urbaines de 2005, qui avaient eu pourtant comme conséquences de tout autres dégâts matériels. Mais Emmanuel Macron déclare encore cette semaine que « les démonstrations de violence » de chaque samedi « doivent cesser » et que devrait maintenant s’imposer une « clarification républicaine » qui serait « à la fois la fermeté absolue à l’égard de ceux qui pratiquent ces actes violents et la réaffirmation de nos principes intangibles qui font notre République ». Le délire de Christophe Chalençon, annonçant que si l’on osait toucher à lui des groupes paramilitaires le vengeraient en déclenchant une guerre civile, a pu ajouter à la confusion.

La pression, ensuite, de l’appel à la réconciliation nationale On a entendu le cri du cœur de Brigitte Macron : « Les Français ont besoin de savoir qu'on les aime. Ils ont un président qui les aime. » Comment dans ce cas ne pas faire confiance à celui qui n’est qu’amour ? Penchant avec tristesse la tête lorsqu’on lui demandait ce qui motivait les « Gilets jaunes », la « première dame », comme on se plait maintenant à appeler l’épouse d’un Président de la République qui s’était récemment dit « scarifié » par l’épreuve, exhalait un douloureux : « Ils ne savent pas ce qu'ils font ». « Il faut leur expliquer – ajoutait-elle. Le dialogue a été rétabli. », évoquant sans doute le show du Grand débat national. Comment dans ces conditions continuer à faire souffrir l’agneau élyséen ?

La pression, encore, du retour de l’antisémitisme. On avait déjà eu, on s’en souviendra, une première vague d’accusation d’antisémitisme chez les « Gilets jaunes », en décembre 2017, autour d’évènements survenus lors de la manifestation du 22 décembre. On avait cette semaine, avec le chiffre de l’inquiétante augmentation des actes antisémite donné par les services de l’État, une seconde vague, certes moins directement dirigée contre les « Gilets jaunes », ces derniers étant simplement accusés de favoriser un délétère climat de violence. Pour autant, Alain Finkielkraut remettait les pendules à l’heure en rappelant dans le Figaro que « ce n'est pas la faute des « Gilets jaunes » si la France connaît aujourd'hui ce qu'Édouard Philippe a appelé une « alya intérieure » »…

Et puisque l’on évoque le Figaro, la semaine a enfin vu, comme pression à l’encontre du mouvement, le ralliement de cette droite qu’incarne ce journal à la politique macronienne d’apaisement, l’éditorial d’Yves Thréard, « Maintenant ça suffit ! » ayant ici valeur de symbole. Pour Thréard, « la sympathie s'est évanouie » devant un mouvement qui « a vite pris le visage hideux de la violence », quand « la haine le dispute trop souvent à la grossièreté dans l'expression de leurs revendications ». S’ils continuent à « casser des vitrines, brûler des voitures, agresser des policiers et des gendarmes, intimider et insulter des élus, défigurer des symboles de la nation » continuait-il, « il est à craindre que les victimes du désordre se fassent justice elles-mêmes et se soulèvent à leur tour ». Et de conclure, comme tant d’autres avant lui, par la célèbre apostrophe « Il faut savoir terminer une grève », lancée en 1936 par un Maurice Thorez rarement cité de manière aussi louangeuse dans ce quotidien. Le même numéro du Figaro donnait par ailleurs la parole aux commerçants, victimes collatérales des manifestations, pour accuser les « Gilets jaunes » de leur ruine, et Alain Finkilkraut, soutien initial du mouvement, s’y plaignait de gens « devenus les stars du petit écran. Cette promotion leur est montée à la tête – ajoutait-il - et l'arrogance a changé de camp ».

Un sondage Elabe BFMTV concrétisait d’ailleurs en milieu de semaine cette pression. Le soutien au mouvement était le plus faible jamais enregistré, même s’il était encore de 58% - avec, de manière significative, une baisse plus importante chez ceux qui ont pour lui seulement de la sympathie (-4) que chez ceux qui soutiennent (-1). Et puis, surtout, pour la première fois les courbes s’inversaient en ce qui concernait la poursuite du mouvement : 56% des Français (11 points de plus en un mois) estiment que la mobilisation devrait s’arrêter. Enfin, et c’est sans doute le plus intéressant, parce qu’il renvoie au mouvement lui-même, 64% des Français estimaient que les manifestations du samedi ne reflétaient plus les revendications initiales des Gilets jaunes ».

Justement, peut-on dire qu’il y a une évolution du mouvement qui, quelque part, surprend ou même déçoit les Français et les membres du mouvement eux-mêmes, et qui aurait un impact sur sa capacité à durer ?

On le voit, s’il y a un impact de l’opinion sur le mouvement – se sentant moins légitime on peut être démobilisé – il y a aussi un impact de l’évolution du mouvement sur l’opinion qu’en ont le reste des Français. Nous avons évoqué les trois courants principaux qui existent actuellement. Le premier courant est celui qui veut maintenir le fond initial du mouvement : défiance envers les corps intermédiaires, accusés d’avoir trahi le peuple (syndicats, partis politiques, élus) ; volonté pour celui-ci de reprendre en main son destin, de pouvoir à nouveau peser sur les chois politiques, sans se voir opposé en permanence le fait qu’il n’y aurait pas d’autres solutions que de continuer la fuite en avant ; volonté enfin de retrouver, de maintenir et de transmettre un cadre anthropologique et culturel national. Le second courant reprend ces thèmes, mais en les édulcorant, pour les rendre acceptables par le progressisme qui irrigue la doxa actuelle – notamment sur la question du rapport à l’Union européenne –, car il veut jouer au plus tôt un rôle politique en se structurant notamment en vue des prochaines échéances électorales. Enfin, un troisième courant ne reprend lui que la part sociale des revendications, dans un discours « partageux » typique de la gauche classique et plus encore de l’extrême-gauche, des partis et syndicats auxquels il est prêt à s’allier.

Or ce dernier groupe a permis un entrisme politique et syndical qui, effectivement, a fait évoluer les mots d’ordre du mouvement des « Gilets jaunes » en trois mois, notamment dans les manifestations touchant les villes où gauche et extrême gauche ont des éléments structurés et puissants. À Toulouse, un « Gilet jaune » du début du mouvement déclare ainsi au Figaro que « les zadistes, les écolos, les ex-soixante-huitards ont rejoint les retraités », et évoque « un mouvement désormais noyauté par La France insoumise ». À Lyon ou Lorient, on a vu ces semaines dernières des affrontements entre groupes de « Gilets jaunes » opposant la sensibilité de droite et l’extrême gauche, parfois celle des Blacks boks. C’est encore l’appel à une VIe République lancé par  Éric Drouet, proche de Raquel Garrido et Alexis Corbière, manifestant ce samedi aux côtés des Gilets jaunes à Paris, un Éric Drouet  dont le groupe Facebook « La France en colère » est la porte d’entrée de LFI. Jérôme Rodrigues, lui, flirte plutôt avec Olivier Besancenot (NPA), quand les syndicats SUD ou CGT, autrefois exclus de manière systématique, mais maintenant de plus en plus intégrés aux cortèges – même si la tentative de « convergence des luttes » lancée par la CGT a été jusqu’ici un échec – sont soutenus dans leur appel à la grève générale par le leader rouennais François Boulo. On comprend qu’Ingrid Lavavasseur, lorsqu’elle a annoncé qu’elle se retirait de ce « Ralliement d'Initiative Citoyenne » qui devait monter une liste pour les élections européennes, se soit plainte de « personnes venues d'on ne sait où, aux idées louches, sans foi ni loi, mais au savoir-faire politique indéniable » qui voulaient la « transformer en mégaphone ambulant de leurs propres idées ».

Un élément récent permettra peut-être de faire le point : le philosophe Alain Finkielkraut, qui a toujours tenté de trouver les mots justes face aux « Gilets jaunes », de manière très équilibrée et très respectueuse de cette expression nouvelle, reconnu par les manifestants boulevard du Montparnasse, a été insulté de manière ignoble. Certains manifestants lui ont en effet lancé des insultes antisémites qui correspondent bien à cet antisémitisme particulier qu’il évoquait dans l’extrait cité plus haut : on entend en effet « sale juif », ou « nique ta mère », mais aussi, et surtout, « facho », « Palestine », « sale sioniste », et un très surprenant : « elle est à nous la France, espèce de haineux » - tandis que d’autres Gilets jaunes tentent de faire taire les excités. Or les services de sécurité n’auront aucune peine à faire comparaitre ces derniers devant la justice, et souhaitons le très vite, puisqu’ils lancent à visage découvert ces insultes inadmissibles qui doivent entraîner leur condamnation rapide.

Mais on comprend bien le sentiment des Français, et celui des « Gilets jaunes » « canal historique », concernant la dérive du mouvement, à la fois dans ses revendications – allant vers le social de type syndical et les revendications institutionnelles de l’extrême gauche – et dans ses méthodes – la violence anti-institutionnelle et les débordements haineux que nous venons d’évoquer. Pour lutter contre cela, il y a donc une tentative de réorganisation des « Gilets jaunes » du début : ils créent des groupes de réflexion, des associations, des radios même, qui veulent faire ressurgir les revendications initiales, comme ils veulent aussi sortir des manifestations urbaines par trop contrôlées par les syndicats et l’extrême-gauche, comme aussi par trop perméables aux casseurs, pour retrouver, avec les beaux jours, les ronds points de la France périphérique.

Cela suffira-t-il ? Il est clair que le pouvoir préfère l’autre groupe : par ses violences il rabat vers le Président les tenants de l’ordre, lui permettent de retrouver une légitimité et une autorité ; par la teneur de ses revendications, il lui permet de faire rentrer dans le jeu des syndicats aux abonnés absents et déligitimés, mais toujours prêts à venir autour d’une table pour négocier. Enfin, quand bien même y a-t-il des divergences, et de taille, entre le financier et le black blok, n’oublions pas qu’ils communient dans le même progressisme et seront toujours plus proches entre eux que d’un conservateur dont les principes même sont cette fois à l’opposé des leurs. Le mouvement des « Gilets jaunes » aura en tout cas été un redoutable révélateur de notre politique.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !