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Derrière les faits divers dans les Ehpad, la maltraitance que l’ensemble de la société française inflige à ses vieux
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Fragiles

Un aide-soignant est soupçonné d'avoir maltraité et violenté la pensionnaire d'un Ehpad d'Arcueil, dans le Val-de-Marne. Un fait divers révélateur du manque de rapport à la vieillesse dans notre société.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Le drame qui est survenu dans un Ehpad du Val-de-Marne a provoqué beaucoup d'émoi. Alors que notre société est de plus en plus vieillissante, que le "poids" de la population âgée dépendante inquiète de nombreux observateurs, faut-il revoir notre rapport à la vieillesse et à la fin de vie ? Notre modèle est-il soutenable ? 

Bertrand Vergely : Avons nous un rapport à la vieillesse et à la fin de vie ? Force est de constater que non. Nous sommes dans un vide à ce sujet. Il n’y a là dessus aucun discours. Ce qui est logique.

Nous sommes dans une société marquée par un héritage révolutionnaire, pour qui les valeurs culte sont le progrès et la laïcité. Fatalement, il n’y a pas de place pour la vieillesse ni pour la mort.

Qui a le sens de la vieillesse ? Les sociétés fondées sur la tradition. Ce sont elles qui lui font une place, les anciens étant les détenteurs de l’autorité en vertu de leur expérience et de leur capacité de transmission auprès des jeunes.   Faisons-nous une place à l’ancien ? Non. L’ancien n’a pas de place dans notre monde parce que la tradition n’est plus ce qui nous guide. Outre que  nous ne savons plus ce que celle-ci veut dire, la tradition signifiant le traditionalisme qui fait penser au fanatisme, les anciens ne sont plus détenteurs d’un prestige symbolique. `Par la même occasion la vieillesse non plus.

Certes, nous sommes une société qui multiplie les musées pour tout. Mais, la raison n’est pas tant le sens de l’ancien que du social. Nous aimons les musées parce qu’ils parlent de la société et du social. Nous les aimons parce que recueillant la mémoire sociale et historique, ils vont permettre d’agir socialement et historiquement.

De même, qui a le sens de la mort ? Les sociétés religieuses où la mort est un passage vers l’au-delà. Dans les sociétés laïques, agnostiques et athées comme les nôtres où l’au-delà n’existe plus parce que seule une minorité y croit encore, la mort étant synonyme de néant, celle-ci n’intéresse guère. Aussi en parle-t-on le moins possible. À quoi bon s’intéresser à la mort, disait Épicure, puisque celle-ci n’est rien ? Mieux vaut s’intéresser à quelque chose qu’à rien. Mieux vaut s’intéresser à la vie qu’à la mort.

Résultat, quel est notre rapport à la vieillesse et à la mort ? Il est simple : pour les vieux, il consiste à être jeune le plus longtemps possible. Et pour la mort, comme le voyait déjà Tolstoï dans La mort d’Ivan Illitch, celle-ci consiste à être la plus discrète possible. En un mot, les vieux sont priés d’être jeunes et la mort d’être inexistante.

Cela dit, que l’on n’ait plus de rapport à la vieillesse et à la mort ne veut pas dire que l’on n’a pas de rapport aux personnes âgées ou bien encore à la fin de vie. On en a un. Sur un mode pratique et exclusivement hospitalier. Pour nous, la vieillesse et la fin de vie ne sont pas des questions morales, éthiques et spirituelles, mais budgétaires, techniques et médicales. Les penser va donc consister à organiser des maisons de retraite, des maintiens à domicile, des soins palliatifs et à poser la question  de la légalisation de l’euthanasie ainsi que du suicide assisté.

Ce modèle est-il soutenable ? Pratiquement parlant,pas tout à fait. Si beaucoup de choses sont faites sur un plan pratique, il reste beaucoup à faire. Quant au plan moral, éthique et spirituel, il convient de répondre : pas du tout. La solitude d’un certain nombre de personnes âgées sur le plan affectif, social, humain, moral, spirituel est dramatique. Quand il y a une vie religieuse et spirituelle forte on sait mourir. Quand il n’y en a plus, on ne sait plus. On fait alors ce que l’on peut en se débrouillant comme on peut. Si certaines personnes, qui ont une grande force d’âme, s’en tirent, la plupart se murent dans le silence en étant prostrées.

Le malaise que notre époque connait avec les personnes âgées dépendantes vient-il de notre culture de la performance ? 

Notre époque ignore ce qu’est la dépendance et ne veut pas en entendre parler, son intérêt allant vers ce qui marche et non vers ce qui ne marche pas. En ce sens, quand elle découvre la dépendance, elle n’est pas simplement mal à l’aise. Elle ne pense qu’à une seule chose : fuir, ne pas voir ça, que l’on supprime ça le plus vite, qu’on légalise l’euthanasie pour abréger cette fin de vie indigne.

Cela dit, la performance a un double visage. Si elle est ce qui éloigne du handicap, parfois, il arrive que ce soit le contraire qui se passe. Parce que l’on a le culte de la performance, on cherche à relever le défi du handicap. Chez les jeunes, cela donne les jeux para-olympiques qui sont en passe de devenir une réussite spectaculaire. Cela donne également des expériences de course de montagne ou de voile qui sont  admirables. Chez les personnes âgées, le goût de la performance passe par les efforts qui sont faits pour le maintien à domicile. Cela n’a l’air de rien, mais c’est une performance et, quand elle est possible, et qu’elle se passe bien, celle-ci procure beaucoup de bonheur et de fierté pour ceux qui parviennent à ce résultat. En outre, ce goût est ce qui incite à ne pas se laisser aller, à faire de l’exercice, à faire attention à soi, aux autres, à avoir une vie culturelle et intellectuelle, à cultiver sa mémoire etc., autant de gestes et d’activités qui, quand on les pratique, font que l’on vieillit bien. 

Par ailleurs, le malaise à l’égard de la personne dépendante vient de la solitude et de la culpabilité et pas simplement de la culture qui exclut tous ceux qui ne sont pas performants. Pourquoi la personne dépendante fait-elle peur ? Parce que l’on regarde cette question tout seul et non à plusieurs. Quand on est seul face à la dépendance, que se passe-t-il ? Comme on ne sait pas quoi faire, on a peur. Comme on a peur, on a envie de fuir. Comme on a envie de fuir, on a honte. Comme on a honte, on se déteste et on déteste la personne dépendante.

Pour faire face à la dépendance, il n’y a qu’un moyen : travailler en équipe, s’y mettre à plusieurs, ne pas rester tout seul face à elle. Quand la douleur est-elle insupportable ? Quand on est seul. Quand la vieillesse est-elle insupportable ? Quand on est seul également.

Certaines personnes âgées et dépendantes sont victimes de maltraitance de la part de soignants. Ce phénomène tragique ne vient-il pas de ce que ces soignants sont seuls pour traiter les personnes dépendantes ? Si il y avait des équipes et non des personnes seules, il en irait certainement autrement.

Une réforme de société en profondeur n'est-elle pas nécessaire quand on voit que le modèle actuel est non seulement inefficace, par des aspects inhumains et en plus terriblement cher ?

Le modèle qui est actuellement en vigueur en France est-il aussi mauvais que cela ? Beaucoup de choses sont faites par des personnes très dévouées qui font un travail remarquable. Il importe de le souligner. Que de maisons de retraites témoignent d’un souci et d’une capacité de bien faire ! En outre, l’idée d’être d’abord pragmatique et de subvenir aux besoins les plus pratiques et les plus pressants n’est pas mauvaise en soi, au contraire, la question de la vieillesse demandant que l’on ait un grand sens pratique, tant les questions qui se posent le sont. En outre, le fait de répondre à ces questions pratiques soit par le placement en maison de retraite ou en établissements spécialisés comme les EHPAD, soit par le maintien à domicile, n’est pas une mauvaise idée non plus. Le problème est surtout un problème de moyens et de répartition de moyens. Il y a une grande inégalité face à la vieillesse. Quand on dispose de moyens, celle-ci ne pose pas de problèmes. Les problèmes apparaissent quand on en est dépourvu. La vieillesse devient  alors un drame.

Va-t-il falloir réformer la société pour faire face à la question de la vieillesse ? Certainement. Il va falloir apprendre à vire. Ce que l’on essaie déjà de faire.

Le corps nous restitue toujours ce qu’on met en lui. Si on le maltraite, il maltraite en retour. Avec la vie, il en va de même. Celle-ci restitue ce qu’on met en elle. Si on la maltraite, un jour elle présente la facture et celle-ci est parfois salée. On vieillit comme on a vécu. Si on a mal vécu, on vieillit souvent mal.

L’être humain a un potentiel énorme en lui. Si on apprenait à le découvrir et à s’en servir, on pourrait certainement transformer notre façon de vieillir. On pourrait même inventer la vieillesse comme un âge à part de la vie, au lieu de la subir comme un naufrage. Les centenaires de l’île d’Okinawa au Japon dont l’hymne est « La chaleur de nos coeurs empêche nos corps de rouiller » en sont un merveilleux exemple. En fait, la vieillesse créatrice n’existe pas encore. Peut-être allons-nous avoir le génie de l’inventer.                                                           

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