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Bloc contre bloc : jusqu’où pourrait nous mener la logique de guerre civile froide dans laquelle la France s’enfonce ?
©LUCAS BARIOULET / AFP

Guerre civile froide

Dans un contexte de poursuite du mouvement des Gilets jaunes, la tension opposant les soutiens aux Gilets jaunes aux soutiens du gouvernement semble de plus en plus soutenue, révélant une forme d'incapacité d'entendre ou de comprendre les positions des uns et des autres.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Comment s'illustre et quelles sont les causes de ce qui ressemble de plus en plus à une "guerre civile froide" entre ces deux camps ? 

Vincent Tournier : Une crise est toujours un dialogue de sourds. C’est même à cela qu’on la reconnaît : les camps en présence ne sont plus d’accord sur les constats. Par exemple, quand on regarde la communication du gouvernement en 2018, on constate que celui-ci a lourdement insisté sur le fait qu’il prenait des mesures destinées à accroître le pouvoir d’achat. Or, pour beaucoup de gens, ces annonces ne correspondent à rien. D’où leur colère. Et lorsque le gouvernement reprend les mêmes arguments pour contrer les manifestants, il provoque encore plus d’agacement.

En fait, la question clef est de savoir si le mouvement des gilets jaunes a une base objective ou s’il est créé artificiellement par des activistes qui utilisent habilement les réseaux sociaux pour manipuler les gens. C’est un débat qui resurgit dans toute contestation sociale : d’un côté, le gouvernement explique que les problèmes sont largement exagérés ; de l’autre, les contestataires accusent le gouvernement d’être dans le déni.

Dans le cas des gilets jaunes, on ne peut exclure qu’il y ait des tentatives de manipulation ou de récupération par des activistes, mais est-ce suffisant pour tout expliquer ? Pourquoi le mouvement dure-t-il maintenant depuis la mi-novembre ? La virulence des propos, la radicalisation de certains protestataires dont beaucoup n’ont pas de passé militant, le sentiment aussi qu’on est face à un dialogue de sourds, tout ceci incite à penser que les clivages sont profonds et viennent de loin. En politique, il faut peut-être accepter de partir du principe que les gens peuvent avoir de bonnes raisons d’être en colère, que leur colère n’est pas le fruit d’une manipulation ou d’une mauvaise analyse : s’ils adhèrent à des idées contestataires, c’est tout simplement parce qu’il y a un terreau favorable. La première étape pour résoudre une crise, c’est donc de prendre les gens au sérieux, de partir de ce qu’ils ressentent, ce qui n’est pas l’attitude la plus courante de la part des gouvernements français.

Peut-on néanmoins faire la part des choses entre les uns et les autres ? Les contestataires ne sont-ils pas dans l’erreur lorsqu’ils refusent d’entendre les arguments rassurants du gouvernement ou de ceux qui s’opposent aux gilets jaunes ?

Deux attitudes sont possibles. La première consiste à s’enfermer dans ses certitudes et à prendre les gens de haut. C’est une réaction assez courante chez les élites. Dans les  universités, cela fait maintenant un demi-siècle qu’on apprend aux étudiants qu’il faut se méfier de ce que Bourdieu appelait le « sens commun ». Un intellectuel digne de ce nom est donc supposé partir du principe que les gens manquent de compétences, qu’ils sont incapables de juger avec pertinence de l’état de la société et de leur situation, qu’ils ont besoin d’un regard extérieur pour les éclairer. Le problème est que, si les élites étaient aussi clairvoyantes, on ne connaîtrait probablement pas toutes ces crises à répétition.

La seconde attitude est plus modeste. Elle consiste à prendre les gens aux sérieux, à admettre qu’ils ont une certaine conscience des enjeux et des réalités. S’ils disent qu’il y a un problème, c’est qu’ils ont peut-être raison. En particulier, les statistiques ne sont pas forcément fausses, mais on les a peut-être mal interprétées ou on n’a pas pris en compte tous les paramètres. Regardons le pouvoir d’achat, point névralgique de la crise des Gilets jaunes. On sait que les statistiques de l’INSEE intègrent mal certaines évolutions sociologiques, ce qui peut expliquer le décalage entre les chiffres officiels et le ressenti, comme pour la météo où il faut tenir compte des températures mesurées et des températures perçues. Plusieurs phénomènes sont mal pris en compte, comme la hausse des familles monoparentales (qui paupérisent les ménages à niveau de revenu égal), l’évolution de l’immobilier ou encore le poids des dépenses contraintes. Ces dernières ont fortement augmenté, par exemple pour le numérique : vivre sans Internet est désormais impossible, ne serait-ce que pour contacter les administrations. Il est donc indispensable d’acheter un équipement, de prendre un abonnement, d’acheter une imprimante et des cartouches d’encre, sans oublier les frais des réparateurs dès qu’il y a un problème ou un virus. De même, tous les membres de la famille doivent avoir un téléphone portable car, sans lui, il devient difficile d’avoir une vie sociale. Un autre paramètre majeur est la hausse de l’espérance de vie, dont la conséquence est de placer à la charge des actifs une population croissante de personnes âgées et dépendantes. Enfin, plus généralement, il faut tenir compte du fait la société moderne met à notre disposition tout un ensemble de produits et de services qui, non seulement sont plus attirants les uns que les autres (les voitures n’ont pas exemple jamais été aussi performantes et agréables à conduire), mais sont souvent indispensables pour réussir dans la vie. En effet, si vous voulez donner toutes ses chances à votre enfant, il va falloir lui offrir des activités culturelles, l’amener en voyage, etc. Dans la compétition sociale actuelle, les élites placent la barre de plus en plus haut, et beaucoup de gens ne sont pas en mesure de suivre, ce qui accroît leur désarroi et leur frustration car ils voient bien que, à niveau de ressources constant, les possibilités d’ascension sociale deviennent plus difficiles. Qui peut aujourd’hui se payer une école de commerce de plusieurs dizaines de milliers d’euros par an ?

Existe-t-il des précédents à une situation d'une telle opposition entre les Français depuis 45 ? Cette incapacité d'échanger et d'écouter est-elle une nouveauté ? 

Par définition, tous les mouvements sociaux reposent sur un profond désaccord. Cependant, au moins depuis la fin de la Guerre froide et la disparition du communisme, les oppositions avaient tendance à rester dans un cadre relativement limité. En fait, votre question invite à s’interroger sur les spécificités du mouvement des gilets jaunes : s’agit-il simplement d’un mouvement social comme les autres, ou est-il totalement original parce qu’il exprime un clivage encore plus intense ?

En tout cas, si on parcourt l’histoire de ces dernières décennies, il n’est pas certain qu’on puisse trouver un précédent. Par exemple, le dernier mouvement anti-fiscaliste que l’on a connu était la crise poujadiste des années 1950, mais celle-ci était circonscrite au monde des artisans et commerçants, et ces derniers ont su obtenir des mesures pour faire face à la concurrence des grandes surfaces. De même, on ne peut guère comparer le mouvement des gilets jaunes avec les contestations catégorielles (enseignants, infirmières, cheminots), lesquelles touchaient d’ailleurs plutôt les professions sous statut, et on ne peut pas dire que les gilets jaunes s’opposent à un projet de réforme précis comme pour cela a pu être le cas avec la réforme de la sécu en 1995 ou lors des diverses réformes des retraites. Enfin, il est encore plus évident que ce mouvement n’a rien à voir avec les mobilisations post-modernes du type marches contre le racisme ou pour le climat.

En fait, on a véritablement affaire à quelque chose de nouveau. Il y a certes des revendications sociales assez classiques, mais il y a aussi des spécificités qui méritent d’être relevées, y compris dans les symboles comme l’importance des drapeaux tricolores, la présence de la Marseillaise, le fait de se qualifier de « Gaulois », mais aussi l’absence des banlieues et des minorités, ou encore les revendications sur la démocratie référendaire (et non sur la démocratie délibérative, qui est souhaitée, elle, par les cadres urbains). Il se peut donc que l’on soit dans l’acte I d’une contestation originale à l’ère de la globalisation.

L'écoute du gouvernement des aspirations des Français n'est-elle finalement pas la seule option ? 

Le pouvoir actuel est quand même très ambigu. D’un côté, le président de la République a lancé un grand débat national, ce qui peut être vu comme une manière de prendre acte de l’incompréhension entre les gouvernants et les citoyens ; mais de l’autre, il est aussi obsédé par la question de la désinformation, ce qui montre qu’il reste très attaché à la vision classique des élites selon laquelle la contestation est le fruit d’une manipulation ou d’un complot. En fait, chacun se renvoie à la figure l’accusation de complotisme, ce qui est bien le signe que la crise est très profonde, même si elle reste encore tempérée dans ses manifestations.

Suffira-t-il donc de s’écouter pour trouver une solution ? Quand il y a une crise, on a tendance à penser qu’il est toujours possible de trouver un compromis, qu’il suffit que chacun y mette du sien et écoute l’autre partie pour résoudre les problèmes. C’est une vision un peu naïve. Les crises sont généralement produites par des contradictions qui sont justement insurmontables, et qui ne peuvent être tranchées que par le rapport de force. C’est tout le problème aujourd’hui avec les gilets jaunes. Ceux-ci représentent les perdants de la mondialisation et de l’intégration européenne. Ils tentent de se faire entendre, mais ils n’ont guère de chance de l’emporter car ils n’ont aucun soutien puisqu’ils ont contre eux tout le gratin du pays : les médias, les élites, les artistes, etc.

Cela dit, l’histoire montre que les sorties de crise ne se font pas uniquement sur la répression. Les crises se règlent aussi par des réformes substantielles. Par exemple, les tensions de la fin des années 1960 ont débouché sur des réformes sociétales dans les années 1970 (le divorce, l’avortement, le droit de vote des jeunes, etc.). De même, les crises des années 1930 ont débouché sur la création de la sécurité sociale à la Libération.

Le gouvernement va certainement tenter, comme tous les gouvernements avant lui, de jouer sur les deux leviers qui sont à sa disposition : la carotte et le bâton. D’un côté, il va renforcer la répression (ce qu’il a déjà fait et qu’il va amplifier avec la loi anti-casseurs) et de l’autre, à l’issue du Grand débat, il va être amené à faire des concessions (ce qu’il a du reste commencé à faire au début du mouvement). La question est de savoir quel dosage il va effectuer entre ces deux leviers : va-t-il actionner plutôt l’un que l’autre, un peu les deux, beaucoup les deux ? Sa réponse va dépendre aussi de la situation sur le terrain : les gilets jaunes vont-ils se contenter de quelques concessions ? Vont-ils être sensibles à la répression ? 

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