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Georges Pompidou, la Grande-Bretagne et la construction européenne
©UPI / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 

Le 10 février 2018, 
Mon cher ami, 
Je viens de relire le passage de la conférence de presse du 16 mars 1972 au cours de laquelle Georges Pompidou expliqua dans quel état d’esprit il fallait aborder l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun au 1er janvier 1973. Je vous conseille de relire ces lignes: je les avais oubliées; et en les redécouvrant j’ai eu le sentiment que votre pays n’a pas compris, après Georges Pompidou, comment il fallait tirer les leçons de l’échec du Traité de l’Elysée et mettre en place une nouvelle façon de faire, où la Grande-Bretagne tenait une place essentielle. 
Une adhésion britannique qui était porteuse d’un nouveau programme politique pour l’unité européenne
Frappante est l’insistance du président français du début des années 1970 sur le fait que « cette adhésion dépasse de très loin la simple notion d’élargissement de la communauté ». Il énumère ainsi une série de contributions essentielles de la Grande-Bretagne, sur le point d’arriver, à la Communauté Economique Européenne. Il s’agit, tout d’abord, pour le président français, de « s’associer étroitement avec la plus vieille démocratie du monde ». C’est essentiel, dans la mesure où, jusque-là, la CEE avait été, aux yeux de tout un courant, emmené par Jean Monnet, essentiellement une construction technocratique. Par une interprétation bizarre des événements du siècle, les fédéralistes européens pensaient que la politique menait au nationalisme. Georges Pompidou entendait au contraire donner à la construction européenne une dimension politique qui n’avait pas dépassé jusqu’ici le stade des relations entre chefs de gouvernement. Il pensait à la légitimité, devant les opinions publiques, de ce qui était construit. 
Cela apparaissait d’autant plus important au chef de votre Etat qu’il entendait que l’Europe respectât une double nécessité imposée par le monde de la fin du XXè siècle: unir les forces pour peser dans le monde; respecter la personnalité des peuples qui composait ce qu’il appelait déjà une « Union Européenne » en construction. L’arrivée de la Grande-Bretagne apparaissait d’autant plus importante, qu’elle offrait, pour la France, la possibilité de « s’unir à un peuple qui a peut-être plus que tout autre le souci de préserver son identité nationale » Non moins essentielle apparaissait à Georges Pompidou le fait d’« accueillir un pays qui, comme la France, a été une puissance coloniale ». Le président français ne voulait pas que le démantèlement de l’Empire français, auquel le Général de Gaulle avait adhéré par réalisme, signifiât un rétrécissement de l’ambition française ni un renoncement à peser sur les affaires du monde. Là encore, la présence de la Grande-Bretagne serait essentielle, du point de vue de la capacité de la future Union Européenne à ne pas s’enfermer dans une perspective strictement européenne. 
Comme le Général de Gaulle acceptant le Marché Commun à son retour au pouvoir en 1958, entre autres raisons parce qu’il y voyait l’occasion d’une saine émulation pour l’industrie française, Georges Pompidou insistait sur le fait qu’il s’agissait d’ « accueillir un pays dont l’industrie est ancienne et puissante, qui est traditionnellement ouvert sur l’extérieur, dont la prospérité dépend en grande partie du commerce ». La France, ajoutait-il, ne devrait pas s’endormir sur ses lauriers industriels. Cependant, le président français avait confiance dans la mesure où il savait que son gouvernement était porteur d’une volonté politique intacte, qui respectait les principes fixés par le Général de Gaulle: la France avait « voulu et obtenu que la Grande-Bretagne accepte tous les principes du Marché Commun agricole »
Finissant l’exposé des motifs, Georges Pompidou insistait sur les principes, spirituels ceux-là, qui dirigeaient la construction européenne en train de se faire, sur le point de se renforcer par l’entrée de l’Irlande et du Danemark en plus de la Grande-Bretagne: « Et enfin, il suffit de lire la liste des pays qui vont faire partie de la nouvelle Communauté, pour voir qu’ils ont tous en commun une même tradition de civilisation à la fois chrétienne et rationaliste ». Dans des termes sobres, le président français de l’époque proposait implicitement à la France d’être de son temps, de sortir de la querelle entre catholicisme et rationalisme, qui lui avait fait dilapider tant de forces. Il écartait aussi, à l’avance, toute complaisance envers des individus ou des groupes qui ne respecteraient pas l’héritage religieux et philosophique de l’Europe. Autant dire que ses successeurs, et bien d’autres responsables européens avec eux, ont fait preuve d’une grande imprudence en laissant s’installer sur nos territoires des musulmans à qui on ne faisait pas comprendre qu’habiter en Europe, c’est en accepter le double héritage, chrétien et rationaliste. 

Le tournant souhaité par Georges Pompidou dans la construction européenne

A vrai dire, tout ce qui vient d’être énuméré aurait pu être complété par le président français en soulignant qu’il s’agissait de rééquilibrer la politique européenne de la France, qui avait couru le risque, dans les années 1960, de trop dépendre de la République Fédérale. Le Traité de l’Elysée, entre la France et la RFA, n ‘avait pas porté tous ses fruits, assorti d’un préambule anti-gaullien par les députés du Bundestag. L’Allemagne Fédérale n’avait pas voulu suivre la France dans le combat pour un retour à un système monétaire impartial, qui ne dépendît plus du dollar. Pire, la RFA avait joué contre la France dans la crise monétaire de 1968. C’est l’une des raisons pour lesquelles, au printemps 1969, le Général de Gaulle avait amorcé un rapprochement avec la Grande-Bretagne poursuivi et achevé par son prédécesseur. 
Insister sur l’alliance des démocraties, sur la préservation des nations dans l’Union Européenne à venir, sur une vision mondiale, sur une grande ambition industrielle, commerciale, agricole pour la France dans une Communauté Economique Européenne élargie à la Grande-Bretagne, tout cela montrait, implicitement ce qui manquait à la France dans son dialogue avec la République de Bonn: cette dernière ne pouvait se targuer d’une tradition libérale ancienne, elle trouvait dans la construction européenne un ambigu ersatz d’identité nationale après la catastrophe nazie; elle avait une vision largement limitée au continent européen; et elle ne semblait pas prête à faire de véritables concessions à la France dès qu’elle était en position de force sur le plan économique. Georges Pompidou voyait bien quel intérêt il pouvait tirer dans la substitution d’un dialogue à trois au sein de la construction européenne: faire advenir un nouvel équilibre, durable. L’avenir était à un triangle Paris-Londres-Bonn et non plus au seul tête-à-tête entre la France et la RFA. 
La “parenté britannique” a été oubliée au profit du “modèle allemand”
Contrairement à ce qu’en ont fait beaucoup de ses héritiers politiques infidèles ou ceux, fidèles, qui se sont contentés de répéter le discours du Général de Gaulle sans tenir compte de circonstances qui changeaient, il n’est pas possible d’enfermer le fondateur de la Vè République dans une vision définitive des relations franco-allemandes. Non seulement les successeurs, à partir de Valéry Giscard d’Estaing, ont eu une lecture erronée du traité de l’Elysée mais ils ont complètement négligé la carte que Georges Pompidou, interprète exact des dernières initiatives du Général, avait amenée dans le jeu français: la coopération, potentiellement étroite, avec Londres. Il faut même aller plus loin et se demander si bien comprendre la déclaration faite par Georges Pompidou le 16 mars 1972, n’impliquait pas le choix d’une « parenté britannique » plutôt que d’un « modèle allemand », comme cela a été le cas, de plus en plus, à partir de Giscard. 
Fermeté dans la défense des intérêts nationaux du pays, souci d’approfondir sans cesse la tradition démocratique, politique étrangère à ambition internationale, voilà ce que la France pouvait défendre dans une relation d’équilibre des puissances consistant à se tenir à équidistance de la Grande-Bretagne et de la République Fédérale d’Allemagne. Il s’agissait de se comporter comme les Britanniques tout en défendant, face à eux, la raison d’être d’une Europe unie sur des bases réalistes. Au Royaume-Uni toujours attiré par “le grand large”, il fallait donner envie de se référer plus souvent au versant européen de son identité. A l’inverse, il eût été bienvenu de tenir compte des réserves britanniques quand la construction européenne était tentée de sortir du réalisme. J’en donnerai ici quelques exemples: 
- En même temps qu’il se préoccupait de faire entrer la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, Georges Pompidou réfléchissait avec ses partenaires à une union monétaire européenne - en s’appuyant sur le rapport Werner de 1970. Il ne faudrait pas sortir de son contexte ce projet: il était imaginé comme contrepoids à la politique américaine dans le cadre de Bretton Woods. La destruction par Nixon du système de Bretton Woods, en août 1971, le président américain ayant coupé tout lien entre le dollar et l’or, changeait la donne. Les tentatives de construction d’un système monétaire européen dans les vingt ans qui suivirent ne débouchèrent sur rien de concluant: échec du serpent monétaire européen; turbulences monétaires au début des années 1980 dès que la France entendit mettre en oeuvre une politique économique de relance; sortie de la Grande-Bretagne et de l’Italie du système monétaire européen dans le contexte de la réunification de l’Allemagne au début des années 1990. On remarque que, régulièrement, la Grande-Bretagne a souhaité la souplesse monétaire et elle a finalement opté définitivement pour les changes flottants au moment de la mise en place de l’euro. Londres a donc choisi, en l’occurrence, le chemin inverse de Paris. Aujourd’hui, nous avons deux certitudes: seule l’insistance française a conduit les Allemands à faire l’euro - l’Union Européenne aurait dû se construire, sans l’obsession des élites françaises de “discipliner” leur peuple de l’extérieur, sur des pays gardant leur souveraineté monétaire; nous nous en serions beaucoup mieux sortis, dans les transformations et les crises de ces quarante dernières années en suivant un modèle monétaire de changes flottants qu’en nous ralliant au monétarisme à l’allemande. 
- Margaret Thatcher raconte, dans ses Mémoires, comme elle a, en vain, tenté de rallier François Mitterrand à une politique commune de contrôle de l’unification allemande. Au fond, le président français pensait comme elle mais, être peureux, il ne résistait pas aux accolades d’Helmut Kohl et il se rallia à un rapport de forces qu’il jugeait inéluctable: la volonté d’Helmut Kohl conjuguée au souhait de George H.W. Bush d’avoir l’Allemagne réunifiée dans l’OTAN et à la faiblesse réelle de Gorbatchev. Pourtant, France et Grande-Bretagne auraient pu d’autant plus peser, ensemble, que le reste de la CEE était peu enthousiasmé par la réunification allemande et attendait de la France qu’elle jouât un rôle de modérateur de l’Allemagne. Mais les milieux dirigeants français avaient, dès cette époque, désappris les règles du “balance of power”. Préférant toujours les modèles théoriques parfaits à la complexité du réel, les Français voulaient une Europe fédérale et surtout, imaginaient que le meilleur moyen de neutraliser le retour d’une nation allemande était de l’entraîner dans une “souveraineté européenne”. Comme si les Allemands avaient cessé, depuis lors, de défendre leur intérêt national dans la zone euro et dans l’Union européenne. Seule une vision pompidolienne de l’équilibre européen aurait permis de répondre à la réunification de l’Allemagne. Celle-ci aurait été difficile à faire dévier de son cours, au sens où Margaret Thatcher l’espérait: le peuple allemand la voulait; en revanche, la Grande-Bretagne et la France auraient été maîtresses du jeu, en resserrant leurs liens et en se faisant le porte-voix de tous les autres pays de la CEE. C’était la vieille règle de l’équilibre européen, que le premier ministre britannique possédait encore, par opposition au président français: une Allemagne puissante appelait le contrepoids d’une coalition solide.  
- Ni Giscard, ni Mitterrand ni Chirac n’ont vu l’intérêt qu’il y aurait eu, à inventer un équivalent français du “thatchérisme”. Il ne s’agissait pas de copier en tout la “révolution conservatrice” de la Dame de Fer. Mais, en partant de l’idée d’une “parenté britannique” plutôt que d’un ralliement au “modèle allemand”, la France aurait eu intérêt à faire baisser ses dépenses publiques, réorienter l’Etat-Providence, faire baisser les charges pesant sur les entreprises et la charge fiscale en général. Quand on fait le bilan, trois décennies plus tard, la perversité de l’adoption du monétarisme à l’allemande, c’est qu’à l’abri de l’euro, la France a en fait oublié de contrôler ses dépenses publiques - l’orientation des taux d’intérêt sur le comportement de l’Allemagne a rendu invisibles pendant un moment les dépenses françaises. Vous n’êtes toujours pas capables de faire émerger des Entreprises de Taille Intermédiaires. Vos universités connaissent certes un renouveau, mais rien qui puisse se comparer à l’extraordinaire essor des nôtres depuis trente ans. Certes le Royaume-Uni est profondément divisé, politiquement et socialement, par les conséquences de la mondialisation mais vous ne l’êtes pas moins que nous; et nous avons un avantage: nous savons que nous pouvons nous en sortir par nous-mêmes. Le Take back control sera beaucoup plus difficile pour vous. 
Après tout, le conservatisme de Pompidou vous montre la voie pour demain
Il ne s’agit pas d’accumuler les regrets, mon cher ami. Il va certes y avoir beaucoup de casse dans l’Union Européenne, faute d’avoir réformé à temps. Mais le mouvement des Gilets Jaunes montre que votre pays a encore du ressort, politiquement. Les disputes de la semaine dernière entre Paris, Rome et Berlin, sur différents dossiers, montrent que l’Union Européenne construite de manière fédéraliste est arrivée au bout. Le Brexit va avoir lieu. Le coût va être énorme, non pas pour la Grande-Bretagne, mais pour l’Union européenne. Il faudra donc chercher à établir un nouveau mode de relations entre Paris, Berlin et Londres. La vieille sagesse conservatrice exprimée par Georges Pompidou ne demande qu’à être ranimée. 
D’une manière générale, les conservateurs français ne s’intéressent pas assez aux années Pompidou. Le successeur du Général de Gaulle est intéressant dans la mesure où il a posé les bases d’un rassemblement de la droite permettant d’inscrire le gaullisme dans la durée. Ce président mort trop tôt n’a pas eu de successeur: Giscard a largement divergé du conservatisme pompidolien. Quant à Jacques Chirac, il a confondu le pragmatisme pompidolien avec un opportunisme permanent et provocateur. En ces jours où il apparaît que tous les partis, chez vous, qui ont intimement lié leur destin au fédéralisme européen, sont menacés de disparition, les uns après les autres, il est bon de se souvenir que la droite dispose, au-delà du gaullisme, d’une référence conservatrice sous-estimée. 
Bien fidèlement à vous
Benjamin Disraëli

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