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L’Europe, c’est la paix... ou de l’huile jetée sur le feu de la lutte des classes ?
©Tolga AKMEN / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 

Le 3 février 2019

Mon cher ami, 

La nouvelle lutte des classes 

Nous ne nous sommes pas reparlés depuis l’extraordinaire séance de la Chambre des Communes, mardi dernier 29 janvier. Le parti conservateur a décidé de mettre fin à ses querelles et de se rassembler derrière le Premier ministre. Du coup, tous les amendements qui visaient à retarder le Brexit  ou à placer le gouvernement sous la tutelle pure et simple du gouvernement ont été rejetés. Oh ! Il reste des récalcitrants dans notre parti, en particulier à la Chambre des Lords, mais au total on aura pu assister au rétablissement de l'autorité du Premier ministre. Extraordinaire autodiscipline des élites britanniques, qui peuvent limiter le pouvoir de leur chef mais aussi le renforcer! 

A Bruxelles, à Berlin, à Paris, on n'en revient toujours pas.  Il se murmure bien dans les couloirs bruxellois, que l'on devra se mettre à négocier. Mais pour l'instant, la position officielle est le refus. C'est celle qui m'intéresse ce soir. 

Nous avons souvent eu l'occasion de souligner ensemble combien le discours sur la construction européenne qui a fait la paix est faible historiquement. C'est la paix, l'esprit de paix qui a fait l'Europe ou plutôt qui l'a refaite après les deux guerres mondiales.  Et de ce point de vue, il suffit de prendre l'exemple des guerres de Yougoslavie pour montrer l'impuissance européenne lorsque ne règne aucun esprit de paix - ni chez les nations de la Yougoslavie en train d''éclater, ni même chez les membres de l'Union, en désaccord sur les moyens de résoudre le conflit. Même réalité en Ukraine. Les pays membres de l'Union, quand bien même ils le voudraient, sont devenus totalement impuissants à maîtriser le néofascisme de Porochenko. Mais, globalement, les pays d’Europe ne veulent plus se faire la guerre et c’est pourquoi certains peuvent mettre un signe d’équivalence entre l’Union Européenne et la paix des nations.

Il apparaît cependant de plus en plus clairement que l’Union Européenne, si elle profite d’un héritage de paix, de pacification de l’Europe, ne rend pas à l’Europe ce qu’elle a reçu d’elle. Au contraire, il y a un esprit de conflit qui s’est installé en Europe et l’Union Européenne y a largement contribué. Je veux parler de la guerre sociale, la guerre de classes, à laquelle nous assistons et dont le Brexit n’est qu’un des épisodes. Au fond, dans la manière dont le peuple grec été écrasé à deux reprises, en 2011 puis en 2015; dans la façon dont la Commission et le Conseil européen réagissent au Brexit; ou bien dans la répression policière actuellement exercée en France contre le mouvement des Gilets Jaunes, on retrouve toutes les caractéristiques d’une guerre de classes.

Grèce, Royaume-Uni, France 

Voici quelques années, la Grèce a été purement et simplement écrasée selon les termes d’une bataille financière. Vous remarquez qu’à la fin, ce sont les classes moyennes et populaires grecques qui ont fait les frais de la politique d’austérité. Pas les riches habitués à l’évasion fiscale. Ni les banques européennes et américaines, qui avaient largement contribué à mettre la Grèce en situation d’insolvabilité, par des prêts imprudents. L’accord les a sauvées. Le règlement de la crise de la dette grecque imposé en juillet 2015 a résulté d’une asymétrie des armes à disposition dans la guerre sociale. Alexis Tsipras avait pensé avoir tout gagné en obtenant le soutien du peuple grec à l’occasion d’un référendum. Eh bien! Il a obtenu plus de 60% des suffrages pour une politique de fermeté face à Bruxelles et Berlin. Mais il a ensuite perdu la guerre en quelques jours. On ne mobilise si facilement que cela un peuple pour le vote. A peine le résultat était-il acquis, la coalition des gouvernements européens, les institutions de l’UE et le cartel européen sont montés à l’assaut à nouveau et ont forcé Tsipras à capituler.

La Grèce, qui n’était soutenu par aucun grand pays, n’avait pas des positions aussi solides que la Grande-Bretagne aujourd’hui pour se défendre dans la mise en œuvre du Brexit. Vous remarquerez bien la similitude des forces qui s’affrontent. D’un côté, il y a le front apparemment unanime des gouvernements européens, les institutions bruxelloises, les très grandes entreprises. De l’autre, la majorité d’un peuple où, comme en France en 1992 ou 2005, on vote d’autant plus eurosceptique que l’on est d’une catégorie sociale modeste. Comme en Grèce en 2015, nous avons un Premier ministre hésitant, manœuvrier et une partie de son gouvernement et de la haute fonction publique qui n’est pas loin de la connivence avec l’adversaire - mais rien d’étonnant à cela puisque l’on défend les mêmes intérêts, ceux de la « superclasse » identifiée par David Rothkopf. Il y a cependant une différence majeure entre la malheureuse Grèce et mon pays: nos milieux dirigeants, de par la communauté des pays de langue anglaise et l’héritage de l’empire colonial, ne sont pas totalement dépendants de Bruxelles. Il est même probable que la guerre du Brexit va être gagnée par le Royaume-Uni, malgré les Remainers, parce que les élites britanniques sont divisées sur le sujet et qu’une minorité suffisante parmi elles prend à cœur les intérêts des classes populaires.

Tel n’est pas le cas des milieux dirigeants français. Ils ne sont plus en guerre avec Bruxelles, depuis de longues années. Quand les Français avaient voté non au Traité Constitutionnel Européen, Nicolas Sarkozy avait, de fait, annulé le vote en faisant passer par voie parlementaire l’adoption d’une constitution européenne rhabillée en traité. Malgré ses rodomontades de campagne contre le monde de la finance, François Hollande a été un des dirigeants français les plus soumis à Bruxelles. En 2015, loin de rendre service à la Grèce en acceptant qu’elle sorte de la zone euro, le gouvernement français a obtenu de l’Allemagne qu’on y maintienne le pays indiscipliné, dans une sorte de punition permanente. Encore plus visiblement que François Hollande, Emmanuel Macron est devenu le porte-parole de la nouvelle guerre civile européenne, guerre sociale, lutte de classes. C’est d’ailleurs bien parce qu’il a revendiqué la guerre sociale en question, en parlant de ces gens « qui ne sont rien », de « fainéants », de « femmes illettrées » qu’une crise politique d’une telle ampleur a éclaté. Avec Macron, nous sommes dans un schéma marxiste presque parfait. La bourgeoisie française est dotée d’une vraie conscience de classe et l’européisme est son idéologie. Et c’est bien pour cela que la police a, chez vous, reçu des ordres de répression aussi dure contre les Gilets Jaunes. Cette partie de la France qui fait partie de la « superclasse » et qui habite le centre des grandes métropoles ne supporte pas la révolte de la France périphérique. Elle ne supporte pas de voir des gens correctement éduqués par l’enseignement secondaire, plein de bon sens, travailleurs, venir revendiquer avec modération et bon sens une meilleure reconnaissance de leur travail et rappeler qu’ils ont le droit de donner un avis sur les affaires d’un pays qui est le leur.

Une guerre sociale qui traverse l’Occident 

Il nous faut ici élargir la perspective. La guerre sociale dont nous parlons n’est pas menée seulement au sein de l’Union Européenne. Elle concerne tout l’Occident. Partout nous avons affaire à la « superclasse », au 1% et à ses auxiliaires (et même ses idiots utiles, universitaires et intellectuels), qui ont mis en place une solidarité de classe transnationale au détriment des nations dont ils sont au départ ressortissants. Il faut élargir la description de Benjamin Disraëli l’Ancien sur les « deux nations » à l’ensemble de l’Occident. Partout on assiste à la coexistence sur un même territoire, le plus souvent dans l’ignorance mutuelle, de deux sociétés qui ignorent à peu près tout des préoccupations de l’autre. « Classes créatives » contre « déplorables » aux Etats-Unis, « Anywheres » contre « Somewheres » en Grande-Bretagne, « Métropoles » contre « France périphérique » chez vous.

Il est bien vrai que les médias établis sont largement ceux des « nomades », des plus riches: mais les « sédentaires » qui y sont exposés n’y voient que des raisons d’aversion croissante. Les mêmes médias ont d’ailleurs été pendant la crise des Gilets jaunes la caisse de résonnance du mépris de classe des métropoles pour la France périphérique. Et, à la marge de la communication habituelle, les réseaux sociaux, de plus en plus considérés comme des médias, sont le lieu par excellence d’une guerre de communication entre le monde des superriches et celui des « déplorables ». Car les déplorables ont, surtout dans le monde anglophone et en Italie, leurs porte-paroles, des gens lucides, issus des classes moyennes et qui préfèrent prendre la défense du peuple, dont ils se savent proches, que de la « superclasse », à laquelle ils ne veulent pas faire semblant d’appartenir, même quand ils vivent (encore) correctement. Aux Etats-Unis, « les gens qui ne sont rien » (E. Macron) ont d’ailleurs trouvé un formidable champion en la personne d’un milliardaire new-yorkais, entrepreneur du bâtiment, dont le parti démocrate n’a, psychologiquement, toujours pas accepté l’élection, à défaut de le faire « empêcher ».

Tout ce dont nous parlons est le produit de la libération des mœurs des années 1968, de l’étalon-dollar instauré par Richard Nixon, de la révolution de l’information, du néolibéralisme lancé par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, de la chute du communisme, aussi, qui a transformé le marché occidental en marché mondial. C’est une banalité d’évoquer, aujourd’hui, la désindustrialisation de nos pays, le retour d’une forme d’emploi de domesticité auprès des « superriches », la stagnation des salaires. Il y a quinze ans déjà, Stanley Fischer, économiste réputé et représentatif du « consensus de Washington » avait vendu la mèche en expliquant que les ouvriers d’Occident avaient le choix entre la baisse de leurs salaires réels et les délocalisations d’emplois; surtout, je me rappelle l’avoir entendu expliquer aux économistes classiques, qui s’interrogeaient sur les limites du quantitative easing permanent qui caractérise la politique monétaire américaine, qu’il n’y avait aucun risque d’inflation puisque la pression des bas-salaires dans les pays émergents rétablissait l’équilibre. En fait il y a bien eu inflation des produits financiers, des marchés d’action, des actifs immobiliers: la crise des subprimes a failli emporter le capitalisme du début du XXIème siècle. Et depuis lors, dans les pays anglophones, on réfléchit sérieusement au monde d’après. Non seulement Trump a été élu mais les élites britanniques ont décidé de rester fidèles au triptyque état de droit/parlementarisme/démocratie en déclenchant la procédure de Brexit contre laquelle elles avaient appelé à voter, massivement, au référendum.

L’Union Européenne aggrave et fige la guerre de classes 

Le Brexit, c’est le sursaut instinctif d’un peuple qui, non seulement, crie qu’il n’en peut plus de la mondialisation mais, surtout, se rend compte que l’Union Européenne aggrave encore les inégalités et la guerre sociale issues de la mondialisation. Quitte à tâcher de survivre dans ce monde terrible, autant le faire dans une société d’hommes libres ! Et sur ce point, mes compatriotes ont profondément raison. L’Union Européenne, dont on nous a longtemps dit qu’elle protégeait des aléas de la mondialisation est en fait un facteur aggravant des crises et des tensions. Là où il faudrait une flexibilité monétaire pour pouvoir parer aux aléas de la conjoncture, l’UE a inventé la monnaie unique; là au contraire, où il serait nécessaire d’avoir une harmonisation fiscale (sous forme d’une baisse généralisée et concertée), il y a au contraire une concurrence délétère entre membres de l’Union. Alors que, dans le basculement international vers la Troisième Révolution Industrielle, il s’agirait d’être en mesure de créer des champions européens qui puissent rivaliser avec les GAFA et leurs homologues chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), le droit de la concurrence décourage toute initiative conséquente dans ce sens. Alors qu’il faudrait réaliser un effort massif d’investissement, public et privé, dans l’éducation, une politique budgétaire restrictive empêche les investissements adéquats. On pourrait multiplier les exemples; mais l’important est de comprendre la différence entre mon pays ou les Etats-Unis, d’une part, et les membres de l’UE (et surtout de la zone euro): chez vous, le manque de flexibilité économique et la multiplication des rigidités institutionnelles exacerbent encore inégalités, divergences de performances entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci, contrastes géographiques. On peut aller jusqu’à dire que l’Union Européenne tend à institutionnaliser la guerre sociale que la mondialisation a installée en Occident.

Le seul motif d’espoir, mon cher ami, vient de l’attitude de mon parti, qui cherche avec l’Union Européenne les termes d’un accord de Brexit organisé. Ce faisant les Tories restent fidèles à l’esprit de Benjamin Disraëli, contemporain de Marx, aussi lucide que lui sur la réalité de la guerre civile qui déchirait la société mais soucieux, à la différence du philosophe allemand, de trouver, pour mettre fin à cette guerre sociale, une paix d’équilibre et non une guerre d’extermination. J’espère de tout mon coeur que l’intelligence collective du Parlement britannique, telle qu’elle s’est manifestée mardi 29 janvier, permettra à l’Europe (Grande-Bretagne et Union Européenne) de trouver une résolution honorable à la crise du Brexit. Si nous voulons avoir, un jour, la possibilité, de relancer l’organisation de l’Europe, il faut, non seulement, rester fidèle à l’esprit de paix des pères fondateurs mais aussi trouver les moyens de mettre fin rapidement à la guerre des classes. C’est le compromis entre les Anywheres et les Somewheres, entre les nomades et les sédentaires que David Goodhart appelle de ses voeux. Nous avons commencé à le pratiquer chez nous et nous proposons à l’Europe de le généraliser.

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