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Cahiers de doléances contre les cahiers de l’Insee, « pleins de chiffres faux » ?
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Gilets jaunes

Cela devait arriver : les gilets jaunes ajoutent les propositions, mais ne veulent pas les chiffrer. Non pas parce que ce serait compliqué, ni même parce que ce serait entrer dans la « logique dominante », mais parce que les chiffres, ceux de l’Insee pour l’essentiel, sont « évidemment » faux !

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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On commence ainsi par nous répéter les limites du PIB, bien connues depuis un demi-siècle, jusqu’au rapport commandé par Nicolas Sarkozy aux Nobel Joseph Stiglitz, Amartya Sen et à Jean-Paul Fitoussi. Le PIB additionneles valeurs ajoutées des entreprises, qu’elles construisent oupolluent et, pour le secteur public, les salaires des fonctionnaires, indépendamment de l’utilité et de la qualité de leurs prestations ! Pire, ce PIB ne parle ni de de la répartition de cette « valeur ajoutée », ni de la façon dont elle est obtenue (en liaison ou non avec un déficit extérieur), et moins encore de la façon dont elle est financée (épargne ou dette). En effet, parler de déficit extérieur, de déficit budgétaire ou de montée de la dette publique ou privée n’est pas le souci premier des « gilets jaunes ». Il suffit de critiquer le PIB, ce qui permet de ne plus regarder le déficit budgétaire et la dette publique rapportés au PIB, ces deux obsessions de Bercy-Bruxelles !

La critique de l’inflation par l’indice des prix vient alors, puisque les prix augmentent « évidemment » plus que l'indice Insee. On a beau répéter qu’il s’agit d’un indice représentatif de la consommation d’un ménage moyen, à la suite de milliers de relevés (180 000) dans des centaines de lieux de vente (3 000), on fera toujours remarquer que la baguette augmente « terriblement », même si tel n’est pas le cas pour une baguette normale, en oubliant les baisses du téléphone ou de l’ordinateur ou la qualité croissante des biens que l’on achète et la traçabilité de ceux que l’on consomme. Et cette inflation « sous-estimée » va alors permettre aux gouvernants et aux patrons de sous-revaloriser le SMIC et le tauxdu Livret A, continueront nos gilets. Mais, pour le SMIC, s’il monte plus que la productivité, il fait monter les prix. Donc il menace le chiffre d’affaires des PME et TPE, donc leur marge, donc l’emploi des salariés les moins qualifiés.Et pour le Livret A, on oublie qu’il abrite de l’IRPP une part de l’épargne des classes moyennes qui le remplissent. En 2017, 9,7% du nombre des livrets A collectent 47,6% de l’encours !Pour l’épargne sociale, le Livret d’épargne populaireest là, dont on ne parle pas. Il estmieux rémunéré que le Livret A (1,25% contre 0,75%), pour des personnesayant un revenu fiscal pour deux parts inférieur à 29 567 euros en 2017. Augmenter le taux du Livret A, c’estaider les cadres et faire monter les taux des crédits au logement social et aux PME, si l’on veut calculer bien sûr.

En fait, si l’on veut « changer les choses » plus profondément que par des élections ou des référendums révocatoires, ce ne sont pas des« doléances » qu’il faut écrire, mais exploiterlecadre chiffré (et indépendant)qui décrit la situation française : l’Insee. Puis, il faut estimer et comparer les propositions. Pour demander quelque chose, encore faut-il en connaître les effets ! Et, quand on lit que « grâce aux gilets jaunes », les revenus des classes populaires et moyennes vont monter, encore faut-il savoir ce qui va se passer ensuite dans les entreprises et à l’exportation. L’économie, ce sont des chiffres, des comportements, et des boucles d’actions-réactions. Donc il faut étudier, mesurer, prévoir avant dedécider, puis expliquer les choix, puis voir ce qui se passe et corriger. Et ainsi de suite.

Malheureusement, dans les Echos, Joseph Stiglitz écrit le 10 janvier au sujet des inégalités : « Si l'on regarde les chiffres, la France semble mieux lotie que la plupart des pays, mais ce sont les perceptions, non les chiffres, qui comptent » !  Quelle honte, Monsieur le Nobel, vous voilà du côté des fake news ! Toute la science, donc la science économique, consiste à mieux comprendre et à mieux mesurer pour mieux expliquer et améliorer les conditions d’existence. Bien sûr, on ne voit jamais « la réalité », ni ne sait tout comprendre ou mesurer. C’est même pour cela que l’on avance et que la terre n’est plus plate.

Depuis 1789, où les doléances ont laissé place aux « légitimes revendications », nous avons aussi l’Insee, l’OCDE et le FMI. Nous avonsdes systèmes statistiques partout, à tous les niveaux de détail, plus les travaux d’économisteset d’économètres pour expliquer ce qui s’est passé, nos crises et analyser nos erreurs, plus des propositions pour avancer. Ainsi, à côté des demandes de justice sociale et fiscale, de hausse des impôts des « riches » et de baisse de la TVA pour les biens de première nécessité (en supposant que ceci soit possible dans le cadre européen)… il faut, à chaque fois, des explications, des évaluations et des usages alternatifs de l’argent ainsi « gagné » en taxant les riches ou en coupant les excès. Il fautnon seulement savoir « combien ça coûte », « ce que ça rapporte » en termes nets, à qui, à quel terme, compte tenu de la révolution technologique en cours et de ce qui se passe dans ce monde – et surtout s’il n’y a pas mieux à faire.

C’est bien pourquoi il faut plus d’éclairages, si nous voulons renouer avec le… « siècle des lumières », en distinguant les faits des apparences et des symboles. Car les symboles résistent : c’est même leur caractère premier. Aujourd’hui, l’ISF estle symbole français de la quête de l’égalité, bien avant les hausses de l’IRPP et des taxes sur l’héritage. Il rapporteraitautour de 4 milliards, sans prendre en compte son effet sur les « vieux très riches » qui partentet les jeunes qui vont ailleurs, leur start upvendue. La France ne veut pas admettre qu’elle est un pays assez peu inégalitaire : autant que l’Allemagne pour le revenu (OCDE),moins que l’Italie, le Royaume-Uni, les États-Unis, Israël, le Mexique et le Chili, en tête de liste. Pour les patrimoines, il en est de même. En France, 1% des ménages possède 18% du patrimoine, en Allemagne 1% en a 29%, aux États-Unis 1% en a 38%. Oui, il y a de5à 9 millions de pauvres en France, en fonction de la définition que l’on retient, 60 ou 50 % du revenu médian. Oui, c’est un nombre croissant qui touche les jeunes et les immigrés. Mais ce taux de 13,6 % de pauvres(pour 60% du revenu médian) est le plus faible des pays les plus peuplés d’Europe : moins que les 17% de l’Allemagne ou les 19% en Italie et au Portugal. Et ainsi de suite…

« Gouverner, c’est choisir », disait Michel Rocard, qui insistait sur la difficulté des travaux à mener, des hiérarchies puis des choix à faire. Mais il est encore plus vrai que « bien gouverner, c’est bien choisir ». Ceci implique de la bonne information, de meilleures capacités d’analyse et de conviction, le tout au service surtout d’une meilleure « vista ». Apaiser les « gilets jaunes » en roulant à 90 km/h en campagne est une chose. Avoir plus de croissance par plus de formation, en exportant plus et en réduisant le chômage de masse en est une autre, peut-être plus importante. Il est bon que naisse un débat éclairé, autrement dit chiffré, sur nos choix de société pour la France actuelle et plus encore future. Pas ceux de la « prochaine élection », ceux de la prochaine génération.

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