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Foulards rouges : un succès aux lendemains doux-amers
©ALAIN JOCARD / AFP

Manifestations

Sans pour autant rejeter les revendications des Gilets jaunes, c'est près de 10 500 "Foulards rouges" qui ont défilé hier à Paris pour marquer leur opposition aux violences du mouvement.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : En réaction au mouvement des Gilets jaunes et dans l'objectif d'afficher un soutien à Emmanuel Macron, des citoyens proclamés "Foulards rouges" avaient appelé à manifester ce dimanche à Paris. Quel bilan peut-on faire de cette journée ? 

Jean Petaux : Le bilan chiffré de la Préfecture de police de Paris a fait état, en fin d’après-midi d’une manifestation qui aurait rassemblé 10 .500 « Foulards rouges » à Paris sur un itinéraire « balisé » et on ne peut plus classique pour les cortèges de manifestants : Nation -  Bastille, permettant une évaluation très facile. La situation était donc, ce dimanche, très différente en regard des manifestations des « Gilets jaunes » beaucoup plus « volatiles » en quelque sorte et divisées désormais en plusieurs « spots ». La particularité de la première manifestation des « Foulards rouges » tient au fait que les chiffres fournis par la Préfecture de police sont peut-être un peu « optimistes » par rapport à la réalité. Autrement dit on aurait, cette fois-ci, droit à un chiffrage qui serait la figure inversée de ce qui se fait traditionnellement : des chiffres « policiers » supérieurs aux « organisateurs ». D’autant que le dispositif « Occurrence » rassemblant une vingtaine de médias et qui existe depuis quelques mois n’a pas été « activé » pour cette manifestation (comme il ne l’est pas non plus pour les « Gilets jaunes » depuis le 17 novembre 2018, date du fameux « Acte I »). C’est regrettable, hier comme aujourd’hui, car le chiffrage établi par « Occurrence » a eu le mérite, quand il a fonctionné, de faire cesser une « inflation » statistique totalement délirante où l’on pouvait avoir, pour certains cortèges une variation de facteur 10 selon les chiffres « policiers » et « organisateurs ». On s’est d’ailleurs rendu compte à cette occasion que les chiffres du Ministère de l’Intérieur étaient beaucoup plus proches du comptage « Occurrence » réalisé pour un « pool » de médias écrits, audiovisuels ou internet et donc assez proches de la réalité. Ce que tous les observateurs sérieux savaient d’ailleurs, depuis longtemps.

10.500 manifestants sur « Paris surface » ce n’est pas du tout un chiffre ridicule quand on sait qu’il est beaucoup plus compliqué de mobiliser des manifestants « pour » la défense des institutions par exemple, « pour » le retour au calme, « pour » soutenir un projet de loi plutôt que « contre » l’exécutif (et surtout « contre Macron » : gros succès assuré…), « contre » une réforme, « contre » le système, le régime, etc.

Rappelons-nous le débat, un temps récurrent en France, sur la question scolaire. En 1984, les « anti-loi Savary » (essentiellement emmenés par le Secrétariat national de l’enseignement privé catholique auxquels se sont joints les partis politiques de droite alors dans l’opposition) parviennent à rassembler dans les rues des grandes villes françaises, de janvier à juin, plus de 3 millions de manifestants, dont sans doute plus de 1,5 million à Paris le 24 juin 1984. « En face » le camp « laïc » mobilisé par le CNAL (Comité National d’Action Laïque) fait bien pâle figure dans les manifestations « pour » le projet de loi Savary organisées dans quelques villes moyennes (Rodez par exemple pour le grand sud-ouest). Le résultat de cette séquence est sévère pour la gauche : elle est battue à plate couture. Dix ans plus tard, la situation est totalement inversée. Personne ne se mobilise pour soutenir le texte de loi de François Bayrou abolissant la loi Falloux et susceptible de permettre aux collectivités territoriales de financer, si elles le souhaitent, les établissements scolaires privés sous contrat avec l’Etat. En revanche, le camp des « battus de 1984 » tient sa revanche le 16 janvier 1994 dans une démonstration de force énorme contre le texte Bayrou qui rassemble à son tour 1 million de manifestants tout un dimanche à Paris. Ce qui ne manque pas de saveur d’ailleurs c’est que trois jours plus tôt, le jeudi 13 janvier 1994, le Conseil constitutionnel a pratiquement vidé de sa substance la loi Bayrou en déclarant son article 2 inconstitutionnel et la manifestation, prévue de longue date, est maintenue pour « fêter ça » alors que la « victoire » a été obtenue non pas sur la scène dite « non conventionnelle » mais sur tapis-vert « constitutionnel ».

Pour revenir aux « Foulards rouges », la manifestation de ce jour est un succès en demi-teinte, mais elle doit être comparée aux faibles effectifs mobilisés aussi par les « GJ », en particulier sur Paris (rarement plus de 6.000 personnes). Le mouvement des « Gilets jaunes » a montré dès le début qu’il n’était pas un mouvement de masse mais surtout une protestation (fort bien réussie quant à ses effets) portée par l’image et par des « coups de com’ » avec une sur-présence assurée par les réseaux sociaux et les chaines télés d’infos en continu capables de transformer n’importe quelle « grenouille protestataire » en « bœuf quasi-révolutionnaire ». Face à cette anémie congénitale de mobilisation quantitative, il n’y a rien d’étonnant que ne réponde pas une « manifestation  monstre » comparable à la fameuse « manifestation des Champs » (celle des gaullistes) le 30 mai 1968.

Il reste à voir s’il y aura d’autres « actes » pour les « Foulards Rouges », d’autres dimanches à venir. On pourrait avoir ainsi des jours colorisés, chaque week-end… On savait depuis longtemps que le ridicule n’est plus mortel mais si les « jaunes » occupent le pavé  (et les démontent parfois aussi…) le samedi, les « rouges » le dimanche (mais aussi les « verts » dans les marches contre le réchauffement climatique… dans quelques capitales européennes), il y aura peut-être de plus en plus de « bruns » qui prendront plaisir à dénoncer les dérives des démocraties libérales à bout de souffle et incapables de réguler le dialogue socio-politique dans les institutions prévues pour cela.

Comment analyser le positionnement du gouvernement par rapport à cet appel, et à cette manifestation ?

Jacques Godfrain, ancien ministre, l’un des plus jeunes dirigeants du SAC avant 1968, parrainé par Jacques Foccart, a été président de la Fondation Charles de Gaulle de 2011 à 2018. C’est ce que l’on peut appeler un « gaulliste de strict observance ». Membre de l’aile droite de l’Union des Jeunes pour le Progrès (UJP, les « jeunes gaullistes ») il fait l’analyse très tôt, au début des événements de Mai 68 que ceux-ci sont de nature insurrectionnelle et qu’il convient de le réprimer durement. Il a raconté récemment à Bruno Dive dans les colonnes du journal « Sud Ouest » comment il a pesé, à partir du 25 mai 68 pour provoquer une « contre-manifestation » censée représenter la fameuse « majorité silencieuse », celle qui en avait marre de la « chienlit » dénoncée par le Général lui-même. Mais ce qui est intéressant dans le témoignage de Jacques Godfrain c’est ce qu’il rapporte de la réaction du préfet de police d’alors, Maurice Grimaud, grand commis de l’Etat, républicain et particulièrement soucieux que le sang ne coule pas lors des manifestations (avec des épisodes parfois très violents même s’ils furent sporadiques) organisées à Paris dans le Quartier Latin en particulier. Grimaud c’est un « anti-Papon » en quelque sorte. Du côté du premier cité l’humanisme et le sens de l’Etat qui n’interdisent pas le maintien de l’ordre ; du côté du second, préfet de police de Paris au début des années 60, l’ignorance du doute et le sens de la carrière porté par une ambition froide et sans principe qui autorisent jusqu’à l’horreur (contre le FLN : massacre du 17 octobre 1961) avant l’immonde (contre les militants CGT et communistes : métro Charonne, 8 février 1962).

Toujours est-il qu’aux environs du 27 mai 1968, Maurice Grimaud appelle lui-même Jacques Godfrain (c’est ce que dernier rapporte à « Sud Ouest » samedi dernier), comme étant l’un des responsables des « jeunes gaullistes. Le « PP » n’ignore évidemment rien des accointances de Godfrain avec le fameux SAC (Service d’Action Civique, la quasi-milice gaulliste) dirigé par Foccart, Pasqua, Sanguinetti et Debizet. Le préfet Grimaud enjoint Jacques Godfrain de ne pas organiser de « contre-manifestation » des forces gaullistes, craignant tout simplement une bataille rangée entre « gauchistes » et « gaullistes ». Comme le rapporte le principal intéressé il n’était qu’un jeune cadre politique alors (25 ans) et n’avait pas vraiment voix au chapitre au milieu du « quarteron de tauliers » (pour parler comme de Gaulle…) cités plus haut. Pour autant, considérant qu’il ne s’agit-là que d’un « interdit verbal », Godfrain passe outre la « consigne » du PP et lance les chevaux pour organiser la manifestation du 30 mai qui le surprend par son ampleur. Il raconte aussi comment les députés gaullistes se tenaient sur les marches de l’Assemblée, côté Seine, et regardaient vers la place de la Concorde comment les choses « tournaient ». Quand ils ont vu la marée humaine, ils se sont précipités, raconte Godfrain, pour aller chercher leurs écharpes tricolores et se placer en tête du cortège… « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur… » (Cocteau, « Les Mariés de la Tour Eiffel »).  Mais ce témoignage, 50 ans après, montre bien l’état d’esprit d’une partie d’un exécutif confronté à une situation de manifestations qui se « chronicisent » en quelque sorte : comment en sortir ? Organiser une (ou des) contre-manifestations c’est courir plusieurs risques : le « flop » (pas de mobilisation du tout : on a connu cela lors d’une tentative de contre-manifestation pour soutenir le CEP organisée par Dominique de Villepin avec des jeunes JUMP : cela avait fait « pschitt… » comme disait Jacques Chirac à propos d’autre chose) ; la « baston » (les « pros » et les « antis » se retrouvent face à face : aujourd’hui une quinzaine de « Gilets jaunes » attendaient le cortège des « Foulards » au lieu de dispersion prévu pour la manifestation, place de la Bastille, il ne s’est rien passé) ou une forme de « remobilisation » des « antis » piqués au vif de la contre-manifestation et, alors qu’ils s’essoufflaient (15.000 GJ de moins dans les rues pour « l’Acte XI » ce samedi que pour « l’Acte X ») retrouvent une dynamique face à des adversaires en chair et en os. Voilà donc typiquement l’explication du positionnement du gouvernement dans l’initiative « Foulards rouges » : « faites donc… mais si ça foire nous n’y sommes pour rien, si ça réussit cela pourra toujours nous servir ». Ce n’est pas la plus courageuse des postures, c’est, en tous les cas, la plus « politique ». Si l’exécutif découvre les rudiments de la politique, par la séquence « Gilets jaunes », celle-ci aura au moins servi à ça : à déniaiser sur la chose politique quelques « technos » aussi à l’aise sur ce terrain qu’une poule face à un couteau, comme on disait jadis, à la campagne, loin du périphérique parisien et sans doute assez peu, faute de volatiles, dans les bonnes écoles des arrondissements parisiens à un chiffre.

Que traduit cet événement du niveau de soutien à Emmanuel Macron, notamment à Paris, où il était parvenu à rassembler près de 90% des électeurs au second tour de l'élection présidentielle de 2017 ?

Il ne faut surtout pas comparer ce qui n’est pas comparable : le score d’Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle sur Paris (près de 850.000 voix) et même au premier : 34,83% des SE (soit plus de 375.000 voix) et le chiffre de 10.500 manifestants quasiment « pro-Macron » (pour faire simple) aujourd’hui, entre Nation et Bastille. D’abord, il faut bien le souligner, même si elle est tendue, voire crispante désormais par sa dimension répétitive et quasi-ritualisée, la situation politique n’est pas non plus dramatique  et tellement émotionnelle qu’elle pourrait mobiliser une masse considérable de soutiens soit au président Macron, soit au régime politique soit, plus fort encore, à la démocratie ou aux valeurs fondamentales de la République (exemple le plus fort et le plus récent dans notre vie politique contemporaine : la grande manifestation du 11 janvier 2015, à Paris et dans toute la France, justement consécutivement à une tragédie nationale : la tuerie de Charlie-Hebdo, la policière municipale assassinée à Montrouge et les victimes juives de l’attaque de l’Hyper Casher). Ensuite parce qu’il est clair que l’électorat qui s’est porté sur Emmanuel Macron (à Paris dès le premier tour cet électorat est de dix points supérieur au score national, ce qui n’est pas rien…) n’est pas non plus une masse militante ou inconditionnelle, toute dévouée à son champion élu le 7 mai 2017. Et puis, et c’est là l’élément le plus important, il n’existe pas vraiment un parti de masse qui s’appellerait « La République en Marche ». Dans le passé on a vu combien il était déjà compliqué, pour des partis de militants, disposant d’un « volant de main d’œuvre » mobilisable sur « claquement de doigts », de faire battre le pavé aux troupes pour soutenir le pouvoir en place. Aujourd’hui, ces formations n’existent plus hors temps électoraux (et encore…). « En Marche ! » a su mobiliser des militants en 2016 et jusqu’en juin 2017, portés par les deux challenges électoraux que furent la présidentielle et les législatives. Les cadres du mouvement, de cette « machine électorale » (comme on dit aux USA) mesurent, actuellement, la difficulté de la tâche pour remettre en mouvement un « parti de supporters » qui pourra très bien, en revanche, retrouver le chemin du porte-à-porte et du « boitage » en 2022, pour faire réélire son champion. Même pas certain que les adhérents de LREM se bougent pour les municipales de 2020 et encore moins pour les européennes dans cinq mois. Alors contre les « Gilets Jaunes » et pour les « Foulards Rouges », en fait ni pour les uns ni pour les autres : le choix actuel est plutôt du côté du « Filet blanc ».

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