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"En défendant Serge Ayoub, j'ai pensé à Vergès et Klaus Barbie"
©AFP FILES / AFP

Bonnes feuilles

Maître Nicolas Gardères publie "Voyages d’un avocat au pays des infréquentables" aux Editions de l’Observatoire. La liste des clients de Nicolas Gardères n'est pas politiquement correcte. Il défend les libertés fondamentales et la possibilité d'exister et de s'exprimer. Extrait 1/2.

Nicolas Gardères

Nicolas Gardères

Nicolas Gardères est avocat au barreau de Paris et docteur en droit public. Spécialisé dans la défense des libertés fondamentales, il est par ailleurs maître de conférences à Sciences Po. Voyages d'un avocat au pays des infréquentables est son premier livre.

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J’étais presque surpris que les choses se passent aussi simplement. En un coup de téléphone et une réunion d’une demi‑heure, j’étais devenu l’avocat de Serge Ayoub dans une des affaires de libertés publiques les plus importantes de l’année. Certainement dangereux pour ma réputation, mais terriblement exaltant. 

Mes amis sont alors très partagés. Tous comprennent ma logique mais beaucoup s’inquiètent des conséquences de cette défense sur mon image et ma carrière. Il est vrai que les avocats défendant des partis ou personnalités politiques très marqués sont en principe du même bord. Ils sont à la fois avocats et militants de la cause. Si l’avocat d’un pédophile ne sera, fort heureusement, pas considéré comme pédophile lui‑même, l’avocat d’un activiste d’extrême droite sera a priori – et habituellement à juste titre – considéré comme un sympathisant. Le cas d’un des plus grands et iconiques avocats français du xxe siècle, Maître Jacques Isorni, n’est d’ailleurs pas là pour tempérer utilement cette corrélation. Né en 1911, le brillant Isorni défendit des communistes sous l’occupation avant de défendre des collaborateurs à la Libération, dont Robert Brasillach et le Maréchal Pétain. À la question : « De quel côté étiez‑vous pendant la guerre ? » il répondit, avocat intégral : « J’étais du côté des prisonniers. À la Libération, les prisonniers ont changé. Moi, je suis resté du côté des prisonniers. » 

S’il l’on en reste là, c’est la robe de Jacques Isorni qui doit trôner dans le ciel de Platon, enveloppant le mot « Avocat ». Cependant, Jacques Isorni n’a pas accepté la condamnation de Pétain, sa défaite d’avocat, jusqu’à dédier une partie de sa vie à tenter de le réhabiliter, bien au‑delà d’un souci de défense pénale. Il en ressort l’image trouble d’un avocat possédé par sa cause, par une sorte de pétainisme rétrospectif et intime voisinant avec la folie, allant jusqu’à établir un parallèle entre le procès de Jésus et celui de Pétain. Le cas Isorni renvoie à la difficulté, voire au danger, de la défense pénale pour l’avocat lui‑même, quand elle s’inscrit dans le champ politique, celui des idées et de l’histoire. À l’investissement émotionnel commun à toute défense pénale vient s’ajouter un investissement intellectuel, idéologique, qui va puiser jusqu’aux tréfonds de nos conceptions de l’État, du Droit et de la Justice. Le combat à livrer est d’une gigantesque violence intérieure, d’autant plus – et c’est un paradoxe – si l’on n’est pas habité des scrupules et réserves du militant d’une cause, qui serait tant la sienne propre que celle de son client. Toutes choses égales par ail leurs, je comprends Isorni, dont j’ai lu la biographie de Pétain, et vois distinctement cette frontière ténue qui peut parfois séparer la défense pénale d’une cause de sa défense totale, jusqu’à l’incarner bien au‑delà des prétoires. À la différence d’un homicide, la politique ne cesse jamais. Elle est présente partout.

Reste Jacques Vergès, avocat de Klaus Barbie. On a beaucoup critiqué Vergès quant à sa stratégie de défense, plus centrée sur lui et ses propres combats anticolonialistes que sur l’accusé. Certainement n’y avait‑il aucune bonne stratégie de défense pour Barbie, si ce n’était de se battre pour le réintégrer malgré tout à l’Humanité. Fait exceptionnel, le procès a été filmé et les vidéos de la plaidoirie de Jacques Vergès sont accessibles à tous sur YouTube. Chacun se fera une idée quant à cette défense qui déplut tant, notamment eu égard à la place tout à fait centrale que prit Vergès dans ce procès. J’en retiens moi la posture modélisante de l’avocat d’extrême gauche défendant un nazi. L’avocat refusant d’accepter l’idée qu’il puisse exister un quelconque monstre parmi nos frères humains. Car si Barbie est un monstre, alors il n’y a pas d’enseignement à tirer de la Shoah. C’est parce que Barbie, Papon ou Eichmann étaient des hommes que leurs procès portaient en eux une utilité cruciale, anthropologique. Par‑delà les enjeux d’ego, c’est peut‑être ce qu’a voulu signifier Vergès en se substituant à son client, rapidement absent du banc des accusés : Barbie est en chacun de nous, est chacun de nous, alors jugez‑moi à sa place. On m’a souvent assigné Vergès comme modèle. J’en ai toujours ressenti un mélange de fierté et de malaise. Par manque de légitimité bien sûr, mais aussi car je ressens chez lui quelque chose de vénéneux, qui m’est largement étranger. C’est pourtant à lui que j’ai pensé en acceptant la défense d’Ayoub. Je lui ai écrit quelques semaines après le début du dossier. J’avais 31 ans, aucune expérience de ce type d’affaires et l’envie de me nourrir de ses conseils. Également le désir de rencontrer ce mythe vivant de ma profession. Nous devions nous voir à la rentrée. Il est mort le 15 août.

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