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Et la raison pour laquelle les Allemands commencent sérieusement à s’inquiéter d’un Brexit sans deal est…
©John MACDOUGALL / AFP

Épuisement du modèle germanique

Peter Altmaier, ministre de l'économie de la république fédérale d'Allemagne, a déclaré, ce vendredi 11 janvier, que la faible valeur de la livre sterling handicapait les exportations allemandes.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Au regard de cette inquiétude ici exprimée, comment pourrait-on imaginer l'impact d'une fin de l'euro, sur le moyen-long terme, sur les échanges commerciaux du pays, et notamment sur sa capacité d'exportation ? Dans quelle mesure l'Allemagne a-t-elle profité de l'euro dans sa capacité d'exportation et la formation de ses excédents commerciaux ?

Mathieu Mucherie : Primo, le Sterling est certes très bas, mais l’Euro n’est-il pas (artificiellement) trop haut ? Ci-dessous, le taux de change effectif nominal (l’euro contre un panier large de monnaies, pondéré des échanges) : il est au plus haut depuis 2008 (une époque calamiteuse où la BCE montait son taux en pleine crise). Premier indice, la faiblesse extrême de l’inflation en zone euro (1% à peine pour 2019), après des années sous la cible. Ensuite, le rôle de la BCE éminent dans cette affaire (l’euro trop cher comme par hasard depuis juin 2017, quand Draghi a programmé l’extinction prématurée des achats d’actifs). Soit dit en passant, la Banque d’Angleterre a remonté son taux l’été dernier, et Mark Carney passe son temps à multiplier les propos ambigus : ce n’est pas une politique de coulage du Sterling, pour dire le moins. Enfin, la sous-performance des actifs de la zone euro depuis cette date, après des années de sous-performance grave (j’en conclue que les investisseurs internationaux ont quelques craintes sur les valorisations taux de changes inclus) (ne parlez pas de cet argument à un eurocrate : Trichet a pondu un article pour la revue Commentaire, le mois dernier, pour faire un bilan tout rose de l’euro, SANS JAMAIS EVOQUER UNE SEULE SECONDE LA SOUS-PERFORMANCE MONSTRUEUSE DES ACTIFS EUROLANDAIS DEPUIS 2008) (ces gens des marchés financiers sont de grands distraits, ils oublient de valider dans leurs transactions quotidiennes le fait que l’euro est une grande réussite !).   

Deusio, le clan pro-allemand soutient en permanence que l’Allemagne pourrait soutenir un taux de change très cher, que la sensibilité de ses exports aux prix est faible (positionnement haut de gamme). En apparence, c’est vrai, tout semble aller très bien : en moins de 20 ans, l’Allemagne a accumulé près de 3000 milliards d’euros d’exportations nettes, contre 0 pour la France et l’Italie. L’euro, dont l’objectif était de concentrer l’industrie automobile en Allemagne et l’industrie touristique en France et en Italie, a bien travaillé, en conformité avec ce que nous racontait Krugman et d’autres il y a vingt ans en matière d’économie géographique, et ce que les italiens ont découvert à la fin du 19e avec leur unification monétaire (et que nous « découvrons » aujourd’hui en langue française et sociale avec Guilluy)  : mais qu’en serait-il avec un Mark réévalué de 30% ? les exports nettes progresseraient peut-être toujours, mais au détriment très net des importations, dans un choc spartiate qui mettrait à bas le consensus germanique autour de son « modèle » adoré…

Mais désormais l’Allemagne commence à angoisser, peut-être a-t-elle conscience de la concentration excessive de ses avantages comparatifs dans quelques industries, sur fond de crise et de transformation du commerce international, et de montée un peu partout des réflexes mercantilistes, et de début de destructuration moléculaire de l’euro ? c’est, peut-être, le sens de la citation d’Altmaier ; après tout, c’est souvent ce qui arrive quand on se place dans une optique mercantiliste, dans une vision agonistique du commerce international : des menaces multiformes qui virent à la parano, la vulnérabilité aux caprices de tous ceux qui raisonnent également comme si les exports étaient positifs et les imports négatifs, une confiance excessive dans les statistiques officielles (pour qui Apple n’est pas une firme US mais un revendeur de produits chinois), l’invocation de la guerre des taux de changes, le besoin de toujours plus d’excédents. Si on ajoute l’unilatéralisme désormais classique des allemands (déjà vu sur le nucléaire, sur les migrants, sur les pertes cachées des banques, sur l’euro…), avec cette façon bien particulière qu’ils ont eu cet été de négocier en sous-main avec Trump pour la défense de leur sacro-sainte industrie automobile (mais sans garanties claires à ce jour), tout cela commence à former un tout à la fois cohérent et fort peu coopératif, pendant qu’en France des préfets sont chargés de faire semblant d’organiser de pseudo-débats très citoyens… https://www.atlantico.fr/decryptage/3563225/alerte-rouge--apres-la-chine-donald-trump-entend-s-attaquer-a-l-europe-et-voila-pourquoi-la-france-serait-bien-inspiree-de-reagir-au-plus-vite-nicolas-goetzmann

Tertio, imaginons maintenant une crise terminale de l’euro. Oups, l’espagnol et l’italien ne peuvent pratiquement plus rien acheter en provenance d’Allemagne. Je me limiterais ici à un seul secteur. L’auto, qu’elle soit essence ou diesel, ce n’est plus un secteur en Europe : c’est de la macroéconomie. 13,3 millions de personnes (plus de 6% de la population employée de l’Union) y travaillent, dont 3,4 millions dans le segment manufacturier (11% de l’emploi manufacturier total de l’UE). Les véhicules motorisés représentent 413 milliards d’euros d’impôts annuels pour l’Union à 15, soit 3 fois le budget de Bruxelles. Cette industrie exporte 5,9 millions de véhicules (en 2017), générant une surplus commercial de 90 milliards pour l’Europe continentale. Et il se trouve que le cœur de cette industrie est en Allemagne. La première nation industrielle de l’Europe a centré son économie autour de l’industrie automobile, cela ne date certes pas d’hier mais tout depuis 15 ans le confirme ; par exemple, elle a préservé les secteurs connexes tels la mécanique, la robotique et les semi-conducteurs. L’Allemagne a mis tous ses œufs dans le même panier en aluminium. Son exposition à la filiale auto ressemble à celle de la Finlande vis-à-vis de Nokia en 2007 : le matériel de transport représente 40% des exports germaniques, 16% du PIB annuel (c’est presque deux fois plus qu’il y a 20 ans, dans un monde qui pourtant se tertiarise). La monoculture automobile va de paire avec une conception incrémentale des innovations, une logique de sous-traitance en toile hypercomplexe (cette logique qui est fragilisée par le retour du protectionnisme et peut-être ringardisée par les modèles de production interne façon SpaceX ou Tesla), et une vénération pour le moteur à explosion. Un scénario de massacre disruption, si Tesla ou un autre acteur aux dents longues arrive à se plugger à l’intelligence artificielle ou à la 5G pour démolir les acteurs installés, ne relève pas de la science-fiction… ; les récentes décisions de Volkswagen (plus de 50 milliards d’euros d’investissement pour électrifier la gamme) en témoignent ; mais un peu trop tard ? 

Au cours des dernières années, les taux nominaux et l’expansion du leasing automobile ont permis au consommateur européen d’accéder à des voitures allemandes sans rapport avec le niveau de vie. Les constructeurs défendaient l’idée selon laquelle le marché de l’occasion absorberait aisément le stock de voitures en fin de crédit. Cette mécanique est en train de se gripper : le dieselgate et la réglementation écologique viennent mettre en doute les valeurs résiduelles des automobiles allemandes, voire rendre difficile la commercialisation de ces voitures encore quasiment neuves en fin de leasing.

Les institutions bruxelloises et plus encore francfortoises ont pourtant besoin de l’industrie automobile allemande : ne serait-ce que pour la pérennité de l’excédent commercial de la zone, auquel ils tiennent beaucoup, souvenez vous vers 2009, tout s’écroulait, nous perdions 8 millions d’emplois, mais les comptes courants s’amélioraient, ce qui selon eux faisait plus que compenser la crise !! Mourir guéris est au fond leur grand projet. Ils ont aussi besoin d’un système bancaire allemand « exemplaire et assaini » (no comment), et de la stabilité politique allemande (sauf que maintenant l’AfD est incrusté et à 15%...). S’ils perdent tout ou partie de ces assises, si se confirme un affaiblissement de la capacité/volonté de l’Allemagne à garantir le système monétaire, cela va entrainer des troubles dans la force, à commencer par un élargissement des spreads de taux et/ou une forte volatilité de ces derniers, rendant illusoires les efforts en matière de contrôle des soldes budgétaires, et inapplicables les politiques de « normalisation » monétaire (auxquelles ils tiennent énormément, alors qu’elles font monter l’euro qui serait déjà trop cher face au Sterling avant le Brexit, passons).

Et tous ces excédents allemands sont surtout indispensables pour véhiculer l’idée maitresse de toutes nos institutions : l’Allemagne est irréprochable, vierge et en avance. Epargner plus et investir moins sur le territoire national n’a pourtant rien de très vertueux, mais c’est ainsi que les choses sont présentées à l’opinion. C’est important, pour cacher tout un tas de choses, par exemple ceci : depuis 2008, le rythme d’augmentation des dépenses publiques est trois fois plus important en Allemagne qu’en Italie : et, comme le rebond louche des prix de l’immobilier, cela n’a rien de très vertueux :

C’est l’Allemagne qui flibuste, depuis le début. C’est elle qui, avec la France, a fixé toutes les règles, bonnes ou mauvaises (le plus souvent mauvaises). C’est elle qui, avec la complicité ou la passivité de la France, ne respecte pas ces règles, d’abord le déficit budgétaire du PSC vers 2004, puis les 2%/an d’inflation non respectés par la déflation orchestrée depuis Francfort, puis l’excédent extérieur supérieur à 6% (dans les déséquilibres listés par la réforme du PSC en 2011, le Six-pack), donc c’est elle qui poussait à commettre des excès, qui a encouragé une spirale de déflation, puis qui demain poussera à faire du protectionnisme : pourquoi en effet se focaliser sur des emplois perdus « à cause des chinois », et disculper ad vitam ceux liés aux exports germaniques (d’autant que ces emplois là, comparativement à ceux “partis en Chine”, étaient plus stimulants, mieux rémunérés, et moins susceptibles d’être un jour remplacés par des robots) ?? Mais cela nous entraîne vers l’autre question…

L'Allemagne est-elle en capacité de corriger cette situation, comme la Chine semble l'avoir fait au cours de ces dernières années ? 

On voit plus de rebalancing (transition du modèle économique des exports vers la demande domestique et les services) en Chine qu’en Allemagne ; toutes les données en attestent. La plus globale, la balance des comptes courants, est formelle : alors qu’en Chine les excédents sont passés de 10 points de PIB à zéro en moins d’une décennie, ceux de l’Allemagne grimpent, ce qui ne signifie pas « toujours plus de compétitivité » mais toujours plus d’épargne comparativement à l’investissement :  

Ce qui me fait dire que cela ne va probablement pas changer à court-moyen terme ? Autant les chinois se sont remis en cause, autant les allemands en sont à 1000 lieues. Les chinois devaient investir plus mais surtout mieux, ne plus accumuler une épargne gargantuesque et largement improductive, activer un « big bang » du secteur financier et un début d’internationalisation du Yuan, accompagner la montée d’une économie plus servicielle, moins spartiate. Ils agissent sans état d’âme, les surcapacités sont combattues, les salaires réels montent en flèche, les flux de touristes chinois qui déferlent sur le monde pèsent sur les équilibres extérieurs, on le voit à chaque trimestre (et on nous dit que « la Chine communiste se referme sur elle-même », quelle blague !!). Il y a à la fois prise de conscience (« on ne peut pas accumuler des bons du Trésor en dollars indéfiniment ! »), stratégie, action déterminée. Rien de tout cela en Allemagne.

L’électeur médian semble très fier de ses excédents, même s’il n’en comprend ni l’origine ni la destination. Le consensus social est très fort pour la « compétitivité », et la Bundesbank fait partie des négociations salariales depuis les années 70. La pédagogie n’a pas été faite auprès du peuple allemand sur les responsabilités de l’hégémon monétaire (importateur en dernier ressort…), sur les transformations du monde (il n’y aura pas de « 2e Chine » : ce que l’on a connu depuis 20 ans ne se reproduira pas à cette échelle, les indiens n’importeront pas 20 millions de véhicules diesel), sur l’insoutenabilité des arrangements eurolandais (quelle incitation pour les italiens à rester dans ce système ?), etc. Dans la vision germanique, le pays est un très bon élève, les autres doivent faire des réformes un point c’est tout ; la fête est finie (“For the global economy to become healthy and prosperous again – and to stay that way – we need to adapt our policy habits. We have to move towards a more sustainable mix; fewer painkillers, less wine, more healing and greater abstinence”, Andreas Dombret, Bundesbank, été 2016). Mais quand bien même les constructeurs arriveraient à se mettre à la page (production ré-internalisée, essor de l’électrique et de l’autonome), ils buteraient sur l’insolvabilité des consommateurs sud-européens, et sur la fin d’une parenthèse d’équipement de la Chine. Cette dernière pourrait même être pour l’Allemagne ce que la Corée du Sud a été pour la France dans de nombreux secteurs : quand on voit la frénésie chinoise sur les véhicules électriques (plan 2025 sur les batteries, accueil de Tesla, etc.), on se dit que la logique mercantiliste allemande, après avoir fait tant de mal à l’Europe, va se retourner contre elle. Si cela peut amener un euro moins cher, nous n’aurons pas tout perdu, et si cela détruit l’euro ne comptez pas sur moi pour pleurer ou pour faire l’étonné. Mais en attendant, quel gâchis, et quelle hypocrisie autour de la « solidarité européenne » !

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