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André Tardieu : l'homme en avance de deux Républiques sur son temps
©AFP

Entretien

Maxime Tandonnet vient de publier "André Tardieu l'incompris" aux éditions Perrin. Dans cet ouvrage, il revient sur la vie méconnue de ce ministre à qui la France doit pourtant beaucoup.

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

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Atlantico : Vous rendez hommage à un personnage central de la politique française au XXe siècle, un homme qu'on semble avoir beaucoup oublié, André Tardieu, qui fut Président du Conseil sous la IIIe. Qu'est-ce qui a motivé l'écriture de cette biographie ?

Maxime Tandonnet : Au départ le souvenir d'un cours d'histoire: Tardieu, successeur de Poincaré dans les années 1930... Ce nom est resté ancré dans ma mémoire et j'ai voulu en savoir plus... J'ai commencé à fréquenter André Tardieu dans mon livre précédent sur les Parias de la République. Son histoire m'a fasciné, en particulier le décalage entre la réalité d'un authentique homme d'Etat et son image brouillée aujourd'hui ou pire, l'effacement dont elle fait l'objet dans la mémoire collective. La postérité est souvent injuste... Donc, j'ai voulu en savoir beaucoup plus.

Comment expliquez-vous l'oubli dans lequel est tombé André Tardieu ?

Je pense que la classe politique ne lui a jamais pardonné d'avoir eu si souvent raison dans les années 1930. Ainsi, il a violemment fustigé les accords de Munich du 30 septembre 1938 (par lesquels les démocraties abandonnaient la Tchécoslovaquie à l'Allemagne nazie), contre la quasi totalité de la classe politique, les radicaux, la SFIO et sa propre "famille politique" qui les a approuvés et ratifiés. Les politiques pensaient avoir sauvé la paix. Tardieu, isolé dans le monde politique, savait que le déshonneur de Munich préparait l'effondrement des démocraties. Tardieu est mort en 1945 mais il a disparu de la vie publique dès 1939, frappé par une attaque cérébrale. Au lendemain de la guerre, la plupart des dirigeants français rescapés de la IIIe République, Daladier, Blum, Herriot, Reynaud, Auriol ont tout fait pour étrangler la mémoire de celui qui avait vu juste contre eux tous. Eliminer le souvenir de celui qui avait raison comme pour effacer celui de leurs propres erreurs d'avant-guerre.  

Votre livre a pour titre "André Tardieu, l'incompris". Il l'est peut-être à notre époque, mais le fut surtout à la sienne. Qu'est-ce qui explique le caractère exceptionnel de la carrière politique d'André Tardieu ?

Tardieu se gardait des débats de principe qui dominaient sous la IIIe République, par exemple sur la lutte contre le cléricalisme, pour développer une vision pragmatique de l'action publique fondée sur le culte de l'action. Il concevait son rôle d'homme d'Etat comme étant au service de la modernisation du chemin de fer, le développement du réseau routier et des installation portuaires, le respect de l'ordre public. Il a exercé un rôle déterminant dans l'adoption des fondements de la sécurité sociale en 1930. Il a voulu promouvoir un plan de grands travaux, deux ans avant le New Deal de Roosevelt, pour lutter contre la dépression économique mais il en a été empêché par la classe politique qui voulait l'abattre à tout prix. Cet échec fut le plus grand regret de son passage au gouvernement. Il précipite son basculement de l'enthousiasme à la désillusion, une vision sombre de la politique et de l'histoire.

Si vous deviez nous présenter le type d'homme qu'il était en quelques mots, comment nous le décririez-vous ?

C'est un épicurien. Il aime infiniment la vie, le champagne, les restaurants, les femmes, la musique de Wagner, les voyages plein sud, le soleil de la Méditerranée. C'est un intellectuel, au meilleur sens du terme, il voue une passion absolue à l'histoire, à la littérature, aux livres, avec une prédilection pour la géopolitique internationale. Sa personnalité est complexe. Surnommé le Mirobolant, son image publique est alors celle d'un personnage sûr de lui, arrogant, d'un humour dévastateur. Mais cette exubérance est le masque d'une fragilité intérieure. Il est d'une affectivité et d'une sensibilité exacerbées et le moindre manquement de l'un de ses proches le plonge dans une profonde affliction. Il passe sans arrêt de la gaieté outrancière à la déprime totale et cumule les problèmes de santé. Cette fragilité intérieure est son tendon d'Achille.

André Tardieu a été un homme clé dans le rapprochement et l'amitié entre la France et les Etats-Unis. Comment concevait-il cette relation particulière ? 

Tardieu a eu plusieurs métiers, diplomate, inspecteur de l'administration et surtout journaliste. Il fut pendant plus de dix ans l'éditorialiste de politique étrangère du Temps, l'équivalent du Monde aujourd'hui. C'est à ce titre qu'il a été invité à Harvard, comme conférencier de politique internationale en 1908 et qu'il a découvert les Etats-Unis. Cette connaissance de l'Amérique et la pratique de l'anglais lui ont valu d'être nommé Haut-commissaire à Washington en avril 1917 pour coordonner l'effort de guerre franco-américain, une mission qu'André Tardieu a considéré comme la plus importante de sa carrière. Cette expérience l'a profondément marqué dans les années 1920. Les débuts de sa carrière d'homme politique se sont inspirés du style américain de l'époque: optimisme, pragmatisme, dynamisme et confiance dans l'avenir.  Plus tard, les déceptions ont eu raison de cet enthousiasme et assombri son caractère.

Un des moments clé de la carrière politique d'André Tardieu est sa participation active à la conférence de paix de Paris. Jusqu'à quel point peut-on dire qu'il est l'homme des différents traités  de Versailles et autres traités qui mirent fin à la Grande Guerre mais sont aujourd'hui très décriés car souvent considérés comme trop sévères voire à l'origine du conflit mondial suivant ?

C'est l'éternel problème de l'anachronisme: comment juger des événements qui remontent à un siècle avec nos valeurs d'aujourd'hui? A l'époque, il ne faisait aucun doute pour personne en France que l'Empire allemand de Guillaume II était coupable du déclenchement d'une guerre qu'il cherchait depuis longtemps, poussé par un état-major belliqueux, puis de l'invasion et des dévastations du Nord-Est de la France, celle-ci n'ayant fait que se défendre. La priorité absolue en 1919 était de mettre l'Allemagne hors d'état de récidiver. En France, ce qui était reproché au traité de Versailles, notamment par Foch et Poincaré, n'était pas d'être trop sévère mais bien au contraire un manque de fermeté. Clemenceau et Tardieu ont cherché un compromis entre la volonté des alliés, soucieux de ménager l'Allemagne, et l'exigence de fermeté de l'opinion publique française. Par la suite, la thèse de Tardieu est que la catastrophe est venue du renoncement des démocraties à faire respecter par l'Allemagne le traité de Versailles en laissant faire son réarmement clandestin, puis face aux coups de force hitlériens.

Votre livre rend hommage à la lucidité quasi-prophétique d'André Tardieu. Qu'est-ce qui selon vous lui a permis de sentir avant tous le péril que pouvait représenter l'avènement d'Adolf Hitler par exemple ?

Le pacifisme et l'inconscience qui règnent alors sur les élites dirigeantes et influentes françaises, dès 1930, est très impressionnant. L'aveuglement sur la nature sanguinaire du péril hitlérien est largement répandu. Or, André Tardieu, qui maîtrise l'allemand à la perfection, est l'un des rares hommes politiques ayant lu et pris au sérieux Mein Kampf, le livre par lequel Hitler révèle ses théories racistes et antisémites et annonce son programme de conquête génocidaire. Visionnaire, riche de son immense culture historique et de son expérience, Tardieu publie au tout début des années 1930 plusieurs écrits littéralement prophétiques sur "l'anéantissement" auquel les peuples européens sont désormais exposés par la montée du nazisme. Il décrit, sept ans à l'avance, Paris sous la botte hitlérienne avec des accents d'un réalisme stupéfiant. A l'époque, Tardieu est totalement incompris, traité de pessimiste, de misanthrope, d'oiseau de majeur. 

Votre livre rend aussi particulièrement hommage à sa stature d'homme d'Etat. Qu'est-ce que nos hommes politiques, souvent décriés, auraient à apprendre de la carrière politique d'André Tardieu ?

Tout le monde ne peut évidemment pas être visionnaire comme l'était Tardieu... Mais son modèle pourrait servir sur d'autres points. Ainsi, chez lui, la politique n'est pas une fin en soi. Son goût de la liberté est même incompatible avec l'idée de lui consacrer sa vie. Dans La Profession parlementaire (1937), il fustige la notion même de carrière politique au service d'une réussite personnelle. Il tient en horreur la vanité, le narcissisme, l'excès d'ambition. Il a démontré sa sincérité en s'éloignant définitivement de la scène publique à 58 ans et en se retirant à Menton. Autre point: Tardieu éprouvait un immense respect pour le peuple qu'il a connu dans les tranchées en 1915 et 1916. Le mensonge et la manipulation, le mépris affiché par les élites dirigeantes envers les milieux populaires lui sont insupportables. Dans son livre, le Souverain captif (1936), il déplore, déjà,  la confiscation du pouvoir par une caste dirigeante au détriment de la nation. Il propose l'usage raisonnable et ponctuel du référendum pour lutter contre cette fracture démocratique. A cet égard, il fut l'inspirateur, 20 ans plus tard, de la Ve République du Général de Gaulle.

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