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41% des Français ne comprennent pas les textes auxquels ils sont confrontés : quand le charabia administratif alimente la crise de défiance généralisée
©FRED DUFOUR / AFP

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"Le génie de notre langue est la clarté" disait Voltaire. Force est de constater que cela mérite d'être nuancé aujourd'hui.

Alda Mari

Alda Mari

Alda Mari est linguiste, directrice de recherche au CNRS, spécialisée en sémantique. 

Plus d'informations sur https://sites.google.com/site/ensaldamari/home/

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Toute intervention présidentielle s’inscrit dans un dialogue avec les électeurs et tout discours d’élus est une prise de parole au sein de cet échange. L’érudition du langage présidentiel, en se soustrayant à certains des principes régulant le dialogue, vient casser le bon déroulement de la communication et donc de la création d’un consensus, auquel le Président semble vouloir substituer un « argument par autorité ». 

Selon une étude du cabinet Occurrence, 41% des Français seraient confrontés à des textes dont ils ne comprennent pas la signification. Cela n'est pas étonnant, non pas parce que les Français sont de mauvais élèves, mais parce que l'émetteur du discours peut parfois avoir intérêt à ne pas être compris. C’est le cas dans de nombreux textes étudiés par le cabinet Occurrence, émis par des assurances, des banques et des opérateurs téléphoniques. Ce type de locuteurs peut certainement trouver un intérêt à recourir à une stratégie linguistique laissant dans l’opacité le client, qui restera ainsi fidèle à la marque par manque de compréhension de sa situation légale par exemple. La simplicité du texte est à l’avantage des clients, éduqués ou non. 

Mais la gravité de la question s’accroît lorsque l’on se déplace dans le domaine politique,  et qu’il s'agit du discours présidentiel. On a déjà maintes fois relevé que le discours du président est truffé d'expressions latines, désuètes, trop érudites pour que l'ensemble de la population puisse les comprendre sans achoppe. On a recensé à travers de nombreux articles de presse, une variété d’expressions comme antienne, larcin, galimatias …. 

Qu’est-ce qui se cache derrière l'obscurité des mots? Quel est l’effet voulu, ou simplement déclenché par le choix d’un lexique trop complexe pour être immédiatement compris? En quoi ces choix langagiers posent problème du point de vue de la vie citoyenne et de la bonne entente entre le peuple et ses élus? 

Reposons la question autrement: chaque intervention du Président, d’un élu ou d’un représentant de l’état n’est pas à comprendre comme un "discours" au sens strict, c'est à dire une allocution qui n'appelle pas de réponse, qui se suffit à elle même et qui servirait à manifester et ou à faire connaître l'œuvre de l’élu. Chaque intervention présidentielle est une prise de parole au sein d'un dialogue entre (au moins) deux participants: le représentant de l’état et ses électeurs. Il est aujourd'hui plus que jamais vrai que toute parole présidentielle appelle une réponse quasi immédiate de l'interlocuteur (les électeurs). De même, la parole de l’élu peut être elle-même une réponse, et peut être sollicitée en premier lieu par le peuple, comme cela a été le cas ce 10 décembre. 

Si l’on comprend les interventions présidentielles en tant que prises de parole au sein d'un dialogue, le langage employé devient un indicateur non seulement du choix de la posture choisie par le président dans ce dialogue, mais aussi et surtout de l'effet suscité. Quel est, ou mieux, quels sont ces effets suscités volontairement ou pas? 

Dans un dialogue il s'agit de : 
(1) véhiculer un contenu dont le locuteur assume la responsabilité (on dit que le locuteur est commis à ce contenu); 
(2) convaincre son interlocuteur (dans le meilleurs des cas pour trouver un consensus) (3) se positionner, dans une hiérarchie ou une échelle, relativement à son interlocuteur, de sorte à asseoir une autorité et donc à faire prévaloir ses arguments. 

Alors que l'usage d'un langage érudit vise immédiatement à asseoir l'autorité du président (donnant lieu à l’implicature - l’effet - que le peuple n’est pas à même de comprendre ce langage, qui est l’apanage d’un cercle restreint) il reste à savoir quels sont les effets du langage choisi sur le contenu d'une part, et sur l'effet de conviction de l'autre. 

Pour le contenu, tout d'abord,  le choix d'une forme complexe (d'un langage complexe) peut  -- parmi ses effets possibles -- viser à faire croire que le fond est tout autant complexe. Celui qui donc maîtrisera la forme sera capable de maîtriser le fond. Ces deux correspondances sont fausses, et ses interlocuteurs le savent bien. Maintes fois, sur les plateaux télévisés, les gilets jeunes rappellent aux représentants de l’état que tout le monde est à même de comprendre les questions de fond. Le peuple revendique la nécessité de dépasser la forme pour toucher au contenu lui-même. Il s’agit aujourd’hui d’une revendication ouverte qui touche à la relation entre la forme linguistique et la chose à laquelle elle fait référence. En demandant de partager les questions de fond, le peuple demande à dépasser les différences de forme d’expression, qui ne sont pas essentielles au contenu, et qui relèvent de ce que les linguistes appellent, une couche « expressive », donnant toute sortes d’indications sur l’état mental du locuteur, mais ne touchant pas directement au contenu.  

Pour la capacité à convaincre, la stratégie consistant à employer une forme trop érudite soulève tout autant la perplexité. 
D'une part, si le langage n'est pas compris, l’interlocuteur n'aura pas accès au contenu et ne pourra donc pas être convaincu, cela va de soi. Le locuteur, pourtant, en poursuivant cette stratégie de choix linguistique, vise à faire croire que, en se posant comme “celui qui sait,” il sera à même de convaincre. Mais l’effet recherché n’est pas escompté. Son interlocuteur ne cède pas nécessairement à cet argument par autorité (« comme je sais, vous devez me croire »). Il croira en revanche que, soit la complexité de la forme cache un manque de contenu, soit que le locuteur entend bloquer l’accès à ce contenu. Dans les deux cas, l’interlocuteur n'aura pas été convaincu, ni par la stratégie par l’autorité, ni par le contenu dont l’accès lui a été refusé. 
D'autre part l'effet d'"arrogance" surgit immédiatement, enclenché par un mécanisme de « surcomplexification » du langage. Il est important de voir qu’il ne s'agit pas de "simplifier" le discours, mais plutôt de ne pas le "surcharger". La complexification du langage présidentiel, avec ses nuances artificielles, marque une volonté de mise à distance, d’argumentation par l’autorité, voir d’un certain paternalisme (doublé par ailleurs d’une cadence trop lente) qui sont les marques d’un temps bien révolu. Ce faisant, le Président semble violer le « principe gricéen » dit de «  manière ». La maxime de manière (énoncée par l’un des fondateurs de la pragmatique moderne, Grice) sonne ainsi : 

Soyez clair. Évitez les obscurités, Soyez ordonné, Soyez bref, Soyez non-ambigu (Grice – Maxime de Manière)

Il ne s’agit donc pas de « niveler par le bas », mais de ne pas truffer d’une érudition trop apparente une prise de parole qui a comme but premier, non pas celui d’asseoir une posture, non pas de chercher à convaincre par l’autorité, mais de permettre au dialogue de mettre en place une médiation, passant par des prises de parole qui respectent toutes les principes d’une communication réussie, y compris la maxime de manière de Grice. 

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