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Gilets jaunes, 1981, 1968, 1958 et compagnie : les matchs des moments décisifs pour le pouvoir d’achat des Français
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Qui a obtenu quoi avec le recul

Les dépenses contraintes sur 50 ans ont fortement augmenté.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : L’affirmation de certains Gilets jaunes selon laquelle les avancées obtenues ont été les plus grandes augmentations de pouvoir d'achat de la Vème République sont-elles crédibles ? Ne souffrent-elles de la comparaison avec les accords de Grenelle de 1968 ?


Michel Ruimy : Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire sociale, le salaire a toujours été au centre des aspirations du monde du travail. Quant à la question du pouvoir d’achat, elle est au cœur de la dynamique économique comme du dialogue social.
Les « accords de Grenelle », signés à la fin mai 1968 à l’issue d’une grève générale des travailleurs, ont abouti à une hausse de 10% des salaires et à une augmentation de 35% du Smig (Salaire minimal interprofessionnel garanti) qui allait devenir le Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance) un peu plus tard. Il s’agissait, à l’époque, de redonner du pouvoir d’achat aux salariés, qui estimaient être les oubliés de la croissance économique. 
Selon l’INSEE, le pouvoir d’achat est la quantité de biens et de services que l’on peut acheter avec le revenu disponible c’est-à-dire le salaire, les prestations sociales, les revenus financiers auxquels on retranche les prélèvements obligatoires. Il suffit donc que la hausse des revenus dépasse celle des prix pour que le pouvoir d’achat progresse. Le pouvoir d’achat dépend donc, à la fois, de la croissance économique qui est redistribuée, en partie, sous forme de hausse de salaires, et du coût de la vie (inflation). Autrement dit, il est mesuré par la confrontation de la dynamique des revenus et de celle des prix.
Quand ce revenu augmente plus vite que les prix, le pouvoir d'achat des ménages augmente. C’était le cas en 2016 (+ 1,5%), en 2017 (+ 1%) et cette année, aussi. Le problème est que cet effet n’est pas uniforme. Cet indicateur est une moyenne sur l’ensemble des Français. Il ne tient pas compte de la diversité des situations selon les situations personnelles ou « catégorielles » (retraités, actifs, chômeurs, etc.). Dès lors, il y a des gagnants et des perdants.
Il y a 50 ans, les salaires ont ainsi gagné 12%, en moyenne, dans l’année qui a suivi mai 1968 tandis que les prix se sont, eux aussi, emballés, faisant un bond de 9%. Si bien que le gain, en termes de pouvoir d’achat, n’a été grosso modo que de 3%, soit le chiffre moyen des années précédentes. Autrement dit, les salariés n’ont pratiquement rien gagné dans l’affaire. 
En fait, la comparaison doit se faire sur un autre domaine. Ce qui caractérisait les acteurs de « Mai-68 », c’était la conviction que le monde devait changer de base. Elle s’inscrivait dans une stratégie politique, avec une articulation très élaborée entre le social et le politique, qu’on ne retrouve pas du tout aujourd’hui. Dans le mouvement des « Gilets jaunes », on a une dimension de révolte, au sens de l’urgence, ce côté « on n’en peut plus, ici et maintenant ». C’est une rupture avec les formes traditionnelles du mouvement social. Mais, la grande différence réside dans l’homme aux commandes de la France : De Gaulle disposait d’une légitimité historique qui lui a permis de retourner la situation et de l’emporter (après avoir provoqué des législatives que son parti a gagnées) alors qu’Emmanuel Macron ne dispose pas de cette légitimité historique.


En les replaçant dans leur contexte économique, radicalement différent durant 1958, 1968, les années 1980 ou 1990, comment juger l’impact de ces mesures avec recul ?


La France a une longue tradition de jacqueries, de révoltes populaires débouchant souvent sur des manifestations violentes. Or, depuis 1958, les mouvements sociaux coïncident souvent avec une amélioration des conditions économiques d’ensemble. Au cours de la période qui a précédé mai 1968, la croissance moyenne du Produit intérieur brut avait atteint 5,6% et, avec un taux de chômage de 2,5%, l’économie était au plein emploi. D’importantes manifestations suivirent l’élection de Valery Giscard d’Estaing en 1974 alors que l’économie tournait à nouveau à plein régime (près de 6% pour la croissance de 1969 à 1973) et que le chômage était toujours aussi bas. Pas de mouvements sociaux de grande ampleur lors de la récession de 1975 causée par le premier choc pétrolier mais, dès que la croissance redémarra (3,9% en moyenne de 1976 à 1978), les manifestations reprirent, à l’occasion de la crise de la sidérurgie lorraine. Celles de mars 1979 à Paris furent accompagnées, comme aujourd’hui, de scènes de pillage et de dévastation. Le fort ralentissement causé par le second choc pétrolier (croissance de 1,5% en moyenne de 1980 à 1985) ne fut pas particulièrement propice aux mouvements sociaux. Par contre, dès que la croissance redémarra à la faveur du contre-choc pétrolier de 1985-1986 (4,5% de croissance en moyenne en 1988-1989), les mouvements reprirent, cette fois dans les banlieues et les lycées en novembre 1990, avec des débordements violents et, à nouveau, des scènes de pillage.
Il est évident que les facteurs macroéconomiques ne suffisent pas à expliquer les mouvements sociaux et que des mouvements sociologiques et idéologiques plus profonds sont à l’œuvre. Mais, le fait qu’une amélioration des conditions économiques soit propice à l’apparition de mouvements sociaux n’est pas absurde. Il y a, en effet, un large écart entre la réalité de cette amélioration, telle que décrite par les chiffres de croissance ou du chômage, et le vécu de cette reprise. Lorsque les media se font l’écho d’un progrès au plan macroéconomique, comme ce fut clairement le cas en 2017 et au début de 2018, les personnes à faible revenu, dont les conditions de vie restent structurellement difficiles, ne peuvent s’empêcher de penser : « s’il est vrai que l’économie va mieux, pourquoi est-ce que nous n’en profitons pas ? ». Question bien légitime.
Par ailleurs, le Smic fut abondamment utilisé par l’exécutif comme soupape de sécurité lorsqu’on estimait la situation sociale instable, par le biais de « coups de pouce », à la discrétion du gouvernement. Le cas le plus spectaculaire fut la série d’augmentations qui a suivi l’élection de François Mitterrand en mai 1981 : 4 hausses successives durant le reste de l’année 1981, entraînant une élévation cumulée de 19,5% ! Utilisées comme instrument politique, et non comme outil économique, elles avaient comme conséquences perverses d’augmenter le chômage des non-qualifiés et, progressivement, de pousser à la hausse l’ensemble des salaires sans rapport avec les gains de productivité. Il en résultait donc une perte de compétitivité, des fermetures d’entreprises et une hausse du chômage. 
En outre, même si on n’osait pas trop l’évoquer, la parade était connue de tous, gouvernants, patrons comme syndicats : la dévaluation ! C’est ainsi que le franc fut dévalué de 11% en août 1969, puis à nouveau d’environ 5% en octobre, à la faveur d’une réévaluation du mark allemand. C’est ainsi qu’entre mai 1981 et mars 1983, le franc fut dévalué de 16% par rapport au mark allemand. Aujourd’hui, avec l’Union économique et monétaire, les gouvernements français successifs ont mis du temps à comprendre la nocivité des augmentations discrétionnaires. Les dégâts infligés à la compétitivité furent partiellement compensés par des dépenses fiscales (baisses de charges) donc par un recours à l’endettement, une manière de renvoyer, au futur, l’apurement des déséquilibres passés.
Alors que l’addiction politique aux coups de pouce commence à s’estomper, il serait désastreux pour l’économie française qu’elle soit relancée. S’il faut apporter des réponses au mouvement des gilets jaunes, on ne les trouvera pas dans de démagogiques augmentations salariales décidées, non pas par les entreprises, mais par le gouvernement.


A l’aune de ces leçons du passé, cette hausse du pouvoir d’achat promise par Macron aura-t-elle l’effet attendu ?


Les mesures annoncées par Emmanuel Macron déboucheront probablement sur une hausse du pouvoir d’achat des Français, pris dans leur globalité, au premier trimestre 2019, ce qui devrait dynamiser la consommation car ces décisions bénéficient d’abord aux ménages les plus modestes qui ont une inclination à consommer tout euro de revenu supplémentaire. 
Cela mettra-t-il fin à la polémique ? Bien sûr que non car le pouvoir d’achat mesuré par l’Insee ne dit rien de nos dépenses contraintes, celles sur lesquelles on n’a justement pas de pouvoir.
En effet, le pouvoir d’achat est une statistique globale, qui ne rend pas compte des réalités individuelles et de l’impact des prix sur notre perception du pouvoir d’achat. On est, tous, plus sensibles à l’évolution des prix des produits du quotidien, notamment alimentaires, qui augmentent plus vite que d’autres, comme ceux des biens d’équipement (ordinateurs, électroménager...) qui sont plus coûteux et que nous achetons moins souvent.
Pourtant, le sentiment d’une baisse du pouvoir d’achat n’est pas qu’un pur ressenti car ce qui a beaucoup évolué, ce sont les dépenses pré-engagées : logement, assurances, abonnement internet, téléphone mobile, électricité, frais de cantine... sur lesquelles les ménages n’ont quasiment aucune marge de manœuvre. Notons que les transports ne font pas partie des dépenses contraintes selon l’Insee. Dommage pour ceux qui ont besoin de leur véhicule pour travailler, et pas étonnant que l’exaspération sur la hausse des prix viennent de là.
Or, ces dépenses contraintes se sont fortement accrues en 50 ans. Leur part est passée d’un peu moins de 15% du revenu disponible dans les années 1960 à 30% en 2017 et leur niveau pèse proportionnellement plus sur les ménages les plus modestes. Ce n’est donc pas un sentiment, mais bien une réalité de fins de mois difficiles.  
Alors certes, on peut envisager une hausse du pouvoir d’achat en début d’année prochaine. Mais, on peut craindre aussi que d’autres éléments viennent perturber rapidement ce bon résultat, notamment les incertitudes géopolitiques (Brexit, élections européennes…) et les impacts économiques attendus (prélèvement à la source, fluctuation du prix du baril de pétrole, fin de la politique monétaire accommodante de la Banque centrale européenne, les tensions commerciales avec les États-Unis…).

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