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Gestion de crise et « Gilets jaunes », les leçons de la science du risque …
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Cindynique

Une analyse de la gestion de cette crise est intéressante car elle reflète, au travers d’une suite d’erreurs qui ont pu être commises, l’état d’esprit de nos dirigeants.

Jean-Marc Yvon

Jean-Marc Yvon

Jean-Marc Yvon, diplômé de l’IERSE-INHESJ, auditeur de l’IHEDN, est consultant-formateur en intelligence économique et en gestion des risques et des crises. Dirigeant Normarisk, il intervient notamment au CNPP (Centre National de Prévention et de Protection) et à l’université de Paris-Dauphine.

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« Quand un gouvernement se trompe, il n’a qu’une solution : persévérer dans l’erreur. » (André Frossard)

En dehors de toute appréciation politique des choix du gouvernement actuel ou des revendications du mouvement des « Gilets Jaunes », une analyse de la gestion de cette crise est intéressante car elle reflète, au travers d’une suite d’erreurs qui ont pu être commises, l’état d’esprit de nos dirigeants. Et alors que la gestion de crise est pourtant devenue un élément essentiel de la formation de nos décideurs, notamment économiques, dans un monde où la moindre erreur peut réduire à néant des années de travail quand une petite phrase devient virale sur les réseaux sociaux, on peut se demander si les équipes en place ont été bien formées.

Dans un ouvrage intitulé « Cyndiniques. Concepts et mode d’emploi »[1], Kerven et Boulenger analysaient l’histoire et la pratique des « cindyniques »[2], ou sciences du danger. Le terme,« inventé » à l’université de la Sorbonne, apparait pour la première fois dans les médias en 1987, dans un article du journal Le Monde. Ces cindyniques constituent aujourd’hui un des outils clé dans les processus de gestion des risques et des crises.

Les auteurs ont ainsi identifié, à l’origine des accidents et catastrophes, dix causes générales, baptisés « déficits », des causes qui peuvent être d’origines culturelle, organisationnelle ou managériale[3]. Or il semble bien que l’on puisse retrouver ces dix « déficits » à la fois dans l’origine de la crise actuelle des « Gilets jaunes », mais aussi dans sa durée, voire dans son aggravation.

Kerven et Boulenger relèvent d’abord quatre déficits « culturels ».

Déficit 1 : la « culture d’infaillibilité ». Également nommé « syndrome du Titanic » (insubmersible…), ce premier déficit recouvre essentiellement l’excès de confiance du décideur. Quand tout a semblé lui réussir, il considère instinctivement que la série d’évènements favorables doit continuer, ce qui le conduit à refuser la notion de danger (« il ne peut rien nous arriver »). En fait, en sus de la confiance exagérée en un « destin », l’idée de danger est systématiquement rejetée car sa matérialisation, imprévisible, reposerait sur un aléa jugé infinitésimal. La manière dont le gouvernement n’a pas pris en compte ce mouvement à son origine illustre parfaitement cette « culture » : « Gilets jaunes… et alors ? » En quoi allaient-ils plus perturber les choix gouvernementaux que les réfractaires à l’instauration de la limitation de vitesse à 80 km/h, ou tous ceux qui avaient jusqu’alors manifesté leur mécontentement et qu’on avait superbement ignoré ?

Déficit 2 : La « culture de simplisme ». Les phénomènes rencontrés sont minimisés et traités comme étant de petits incidents auxquelles les réponses seront vite trouvées : « c‘est simple, il suffit de… ». Dans le cas des « Gilets jaunes », les acteurs n’ont pas compris la complexité d’un mouvement d’un genre nouveau, et les réponses qu’ils ont cru apporter – avant le 17 novembre les menaces de contraventions par exemple – non seulement n’ont rien résolu, mais ont été contre-productives

Déficit 3 : La « culture de non-communication ». Est-il nécessaire de commenter ce déficit ? « Nous parlons la même langue mais pas le même langage », et pour communiquer, il faut savoir s’abstraire de sa culture et comprendre celle de l’autre. Quelle communication alors entre celui qui, mois après mois, ne peut plus joindre les deux bouts financièrement et celui qui lui répond que c’est mieux pour la planète ? Les réponses apportées par le gouvernement aux « Gilets jaunes » sont aussi lisibles pour ces derniers que des hiéroglyphes… hélas sans la pierre de Rosette, avec, là encore, un effet contre-productif évident.

Déficit 4 : la « culture nombriliste ». C’est le repli sur soi et le défaut de vigilance vis-à-vis de l’extérieur, cette « autosatisfaction » qui est à l’origine de nombreuses catastrophes. Elle se révèle dans l’apparition de filtres involontaires, tels que « l’interprétation défensive » (la réinterprétation d’une information dans le sens qui nous arrange) ou la « scotomisation » (le fait d’éliminer une information que l’on juge gênante). On sait que le phénomène de « Cour » qui entoure les décideurs politiques favorise de tels effets. La gestion des « débordements » du 1er décembre en est un exemple : « nous n’avons eu aucun interlocuteur » regrette Michel Delpuech, le préfet de police de Paris, sans remettre en cause son dispositif.

Concernant les six autres déficits (deux déficits « organisationnels » et quatre déficits « managériaux »), il est peut-être plus difficile de les cerner clairement dans le cadre d’un État stratège et/ou jupitérien. Cependant, leur évocation peut susciter quelques réflexions.

Déficit 5 : La « domination du critère productiviste sur les aspects sûreté ou sécurité ». Elle prend ici la forme, plus simplement, de la domination du « chef » qu’est le décideur politique sur les spécialistes de sécurité ou de sûreté, au nom d’avantages politiques. Les policiers et gendarmes « de terrain » ont, tout au long de la crise, et plus encore lors de la préparation des manifestations parisiennes des 24 novembre et 1er décembre, fait remonter des informations claires sur les menaces attendues. Ils ont proposé des stratégies basées sur l’expérience et mis en garde contre les faiblesses des dispositifs.  Ont-ils été écoutés ? Le réel du terrain, têtu, est-il compatible avec cette « réalité républicaine » à laquelle s’accroche le politique ?

Déficit 6 : la « dilution des responsabilités ». Qui est responsable ? Personne, ou plutôt tout le monde, et en tout cas pas le politique aux commandes. C’est, sur le terrain, la faute de « l’ultra-droite » - ou de « l’ultra-gauche » -, celle des manifestants qui « n’ont pas fait ce que nous avions prévu » ( !). C’est, de manière plus générale, la faute de ceux qui, opposants politiques jettent de l’huile sur le feu, celle des médias, toujours critiques, celle de la complexité des chaînes de décision, celle de ces crédits d’équipements insuffisants décidés par les gouvernements précédents.

Déficit 7 : « l’absence d’un système de retour d’expérience ». Alors que les compagnies aériennes, les entreprises, les services publics, les armées, pratiquent systématiquement le retour d’expérience, on peut se demander si le plus haut niveau de l’État, passant sans cesse d’un projet à l’autre, est capable de trouver ce temps du bilan. Or sans lui, les mêmes causes produisant les mêmes effets, on continue de construire dans les zones inondables et l’on s’interdit de prendre la mesure des nouvelles menaces. Quels enseignements l’État a-t-il tiré de mouvements spontanés, de nuits d’émeutes, quel enseignement de ces « révolutions de couleur » ou de ces « printemps arabes » qui ont montré le poids des réseaux sociaux ? Peu visiblement.

Déficit 8, qui découle du précédent : « l’absence d’une procédure écrite déduite des cindyniques ». Ce peut être, en l’absence de vrai bilan, le maintien de règles de fonctionnement dépassées. Ce peut être, s’il y a prise de conscience, l’absence de directives précises pour adapter ce fonctionnement. Or la prise en compte des nouvelles menaces dans nos sociétés démocratiques, passant notamment par l’intervention du législateur, sous le contrôle éventuel du juge constitutionnel, ou par celle du pouvoir règlementaire, lui aussi sous le contrôle de juges garants des droits et libertés, est nécessairement longue.

Déficit 9 : « l’absence de formation du personnel aux cindyniques ». Face à la crise, les personnels chargés « d’éteindre le feu » ne sont pas préparés à intervenir, alors que la communication de crise ne s’improvise pas, et que rien n’est plus contre-productif qu’une mauvaise communication qui aggrave des situations déjà tendues. Prétendre montrer que l’on comprend les revendications des « Gilets jaunes » en évoquant des repas à 200 euros, ou vouloir débattre avec eux sans connaitre le montant du SMIC, est ainsi d’une légèreté qui frise l’incompétence.

Déficit 10 : « L’absence de préparation aux situations de crise ». Ce dernier déficit résume ce que nous vivons : l’absence de préparation au déroulé d’une crise grave, associée à une communication chaotique, aggrave la situation. La faiblesse manifestée par l’État non seulement fait durer la crise des « Gilets jaunes », mais pourrait conduire aussi à son aggravation dès lors que d’autres catégories (dockers, lycéens, ambulanciers, BTP), qui pour une part d’entre elles « fument et roulent au diesel », s’y associeraient.

On le constate, nos dirigeants semblent donc bien ignorants des « cindyniques », alors pourtant que l’un des auteurs du livre cité (G.-Y. Kervern) a enseigné à l’IEP de Paris ainsi qu’à Polytechnique, lieux prestigieux que certains d’entre eux ont fréquentés. Or la gestion de crise ne peut être le fait de « communicants » qui rédigent à la va-vite sous les lambris d’un ministère des « éléments de langage »…

Le Titanic, on l’a dit, est souvent présenté par les formateurs aux cindyniques, comme le meilleur exemple d’illustration des 10 déficits dont nous venons de parler. Au train où vont les choses, l’orchestre de la garde républicaine pourrait s’entraîner à jouer « Plus près de Toi mon Dieu »…

[1] Kervern G.-Y, Boulenger P., Cindyniques. Concepts et mode d’emploi », Paris, éditions Economica, 2007, 101 p.

[2] Du grec kindunos (κίνδυνος), danger.

[3] Ces causes générales sont nommées « déficits systémiques cindynogènes » ‘Cf. Kervern, Boulanger (2007) op.cit., page 29 et suivantes.

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