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Bienvenue dans l’ère du terrorisme stochastique ou quand les discours politiques mènent à la violence (mais les coupables sont-ils seulement ceux qu’on désigne ?)
©Marco BERTORELLO / AFP

Idéologie

L'envoi de colis piégés à des personnalités démocrates très fortement opposées à Donald Trump a été dénoncé comme une forme de "terrorisme stochastique" (qui se produit par l'effet du hasard), en l'occurrence perpétré par des individus isolés influencés par une augmentation de la violence des discours politiques. En bref, ce serait parce que Donald Trump a des discours agressifs que ce genre d'incident est arrivé, mais cette idée permet aussi de cibler tous les leaders populistes ou nationalistes (Bolsonaro, Marine Le Pen, Orban etc.) dont les outrances langagières sont fréquentes.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico : Cependant, si l'analyse peut s'avérer juste, n'oublie-t-elle pas de prendre en compte une autre forme de communication violente, comme celle d'Hillary Clinton parlant de "panier des pitoyables" lors de sa campagne ou celle de Benjamin Griveaux qualifiant dimanche Laurent Wauquiez de "candidat des gars qui fument des clopes et qui roulent en diesel" (ajoutant : "ce n'est pas la France du XXIe siècle que nous voulons") ? Pourquoi cette violence-ci n'est-elle pas prise en compte ?

Christophe De Voogd : Il faut éviter deux écueils : la diabolisation de Trump, unique viatique d’un parti démocrate en perdition,  un Trump présenté comme responsable de tout, jusqu’à l’attentat antisémite de Pittsburgh, alors que son gendre est juif et que sa fille adorée est convertie au judaïsme. Inversement Trump ne fait rien pour calmer le débat, c’est le moins qu’on puisse dire . A plusieurs reprises , notamment face à Hillary Clinton, il a dépassé clairement la limite de la joute oratoire pour aller jusqu’à la menace (« je vous mettrai en prison ») et évoquer de façon plus que douteuse le droit de port d’armes face aux démocrates : il est indiscutable que ses propos peuvent encourager la passage à l’acte d’un extrémiste. 
Mais ledit extrémiste n’aura pas droit au qualificatif de « déséquilibré», désormais de règle dans les attentats islamistes récents en France ou en Allemagne. De façon générale, nous avons ici affaire sur ce sujet comme sur tant d’autres, à la dissymétrie systématique du commentaire : minimisation quand cela vient de la gauche ou de la clientèle de la gauche ; péjoration maximale quand la droite, est en cause. Je plaide donc pour un minimum d’équité et surtout de respect des faits, car le déni est trop souvent de mise. Ainsi de la théorie de ce « terrorisme stochastique » (quel oxymore !), où l’on met Trump et Ben Laden sur le même plan, en oubliant les actes terroristes organisés et délibérés (et pas du tout « stochastiques ») du second. Je remarque ainsi que certaines statistiques sur le terrorisme aux USA commencent curieusement après le 11 septembre 2001. Ça change évidemment la perspective ! 

Comment se déploie cette violence verbale spécifique à la gauche ou aux courants progressistes ?

En fait il y a clairement deux attitudes rhétoriques à gauche : celle du mépris et de l’arrogance qui caractérisent les propos de l’élite démocrate américaine à l’égard des « pitoyables petits blancs » ou, en France, de la bien-pensance « bobo », notamment dans l’audiovisuel public, à l’égard des électeurs de Marine Le Pen, et même de la droite républicaine. Ce mépris est un erreur colossale qui a aliéné les classes populaires aux USA et qui explique la victoire de Trump. Plus généralement comme vient de le montrer Mark Lilla dans sa Gauche identitaire, l’abandon du discours de l’égalité et de l’universalité pour celui de l’identité et des minorités a été fatale au Parti démocrate. 
Et c’est ici que nous tombons sur l’autre rhétorique d’une certaine gauche : celle, bien plus violente, d’activistes (le plus souvent des blancs surdiplômés d’ailleurs) parlant au nom des « dominés », qui pratiquent l’intimidation systématique, l’appel au boycott et à la sanction professionnelle, le harcèlement via les réseaux sociaux et les plaintes en justice, et la violence au moins verbale contre leurs cibles. Dérive qui fait rage sur les campus américains et qui gagne la France depuis une bonne dizaine d’années, avec la mouvance « indigéniste » et « décoloniale », dont sont victimes des universitaires comme des artistes, y compris ceux de la gauche universaliste. La situation est aussi grave que minimisée, voire ignorée par la plupart des médias comme par les autorités. Une chappe de plomb menace de tomber sur l’université et notamment les sciences sociales en France.

Cette violence verbale "progressiste" ou de gauche ne montre-t-elle pas qu'en matière d'exclusion et d'appel à la violence, cette frange politique connait aussi ses dégâts (pensons au lien entre gauche et minorités religieuses ou encore le cas récent des agressions perpétrées par des végans) ?

Absolument. La violence de certains végans contre les boucheries, mais aussi les déprédations dans les facultés, les voies de fait bénies ou commises par des élus de l’extrême gauche etc, tout cela fait partie d’un panorama bien plus vaste aussi vrai aux Etats-Unis qu’en France, de radicalisation croissante. Mais après tout cela renoue avec la vieille tradition révolutionnaire que l’on a oubliée depuis le déclin du communisme. L’appel de la gauche radicale à la violence politique était courante dans les années 50 et 60 dans les deux pays. Pensons à Sartre ou au Black Panthers. Quant au terrorisme intellectuel qui fait, comme je l’ai dit, son grand retour dans nos universités, il existait sous la forme du marxisme stalinien puis maoïste jusqu’au milieu des années 1970. Là encore nous avons la mémoire un peu courte.
La vraie différence avec ces années, c’est la montée d’une puissante contre-rhétorique de droite, aussi assumée, aussi sectaire et aussi agressive que celle de la gauche radicale; comme celle de Trump justement, ou d’Orban, ou à un degré encore supérieur de Bolsonaro. On se trouve dans un débat public hystérisé, dont ils sont autant les produits que les inspirateurs. D’où la réaction furieuse d’une certaine gauche concurrencée par ses propres méthodes et qui a perdu le monopole de l’anathème. 
Face à cette situation, on peut soit se réjouir de cette nouvelle droite « décomplexée », soit renvoyer les deux camps dos à dos, selon ses propres préférences. Pour ma part, je ne vois guère de bons côtés à cette évolution à la Carl Schmidt, où la politique se réduit au clivage « ami/ennemi » (si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi). Elle aboutira au mieux à une dépression sociale sévère, au pire à la guerre civile.
Je suis convaincu que les gens sont à la fois las du politiquement correct que veut imposer une infime minorité et des discours de haine attisés de part et d’autre. C’est ce que vient de démontrer une importante étude de l’initiative « More in common »pour les Etats-Unis, faisant apparaître les aspirations claires de cette « majorité épuisée » par la tournure actuelle du débat public.
Je suis convaincu que les politiciens intelligents, de droite comme de gauche, devraient y réfléchir car l’attente des peuples n’est peut-être pas là où ils le pensent...et notamment pas dans l’exacerbation des antagonismes, quels qu’ils soient, des « progressistes » contre les « nationalistes », du « peuple » contre les « élites », des « classes moyennes » contre la « technostructure », des « dominés » contre les « dominants», et réciproquement. Les vainqueurs des élections dans les années 2020 devront avoir un autre agenda.

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