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Entre démocratie illibérale et capitalisme autoritaire chinois, Francis Fukuyama tente d’imaginer une nouvelle fin à la fin de l’histoire
©Omer MESSINGER / AFP

Prévisions

L'influent politologue américaine place désormais le modèle chinois comme un rival systémique potentiel aux démocraties libérales occidentales.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Interviewé à l'occasion de la sortie de son dernier livre, Identity: The Demand for Dignity and the Politics of Resentment, le chercheur en sciences politiques américain Francis Fukuyama (auteur de La Fin de l'Histoire et le dernier homme) envisage la fin de l'ère Reagan-Thatcher en plaçant le modèle chinois comme un rival systémique potentiel à la démocratie libérale : "Les Chinois affirment ouvertement qu’il s’agit d’un projet supérieur, car ils peuvent garantir à long terme la stabilité et la croissance économique, d'une manière qui échappe à la démocratie". Peut-on d'ores et déjà mesurer, au sein de nos démocraties, une tendance vers un tel modèle ?

Edouard Husson : Fukuyama a raison sur le fait que nous sommes entrés dans un nouveau cycle. L’ère de poussée individualiste des années 1960-2000 a pris fin au plus tard vers 2010. Disons que la crise financière de 2007-2009 a marqué le déclin du monde à dominante libérale-libertaire. Prenons simplement la France: présence de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de la présidentielle en 2002, émeutes urbaines et vote contre le traité constitutionnel européen en 2005, élection de Nicolas Sarkozy en 2007, élection de François Hollande en 2012 sur des thématiques anti-financières, Manif Pour Tous des années 2013-2015, nouvelle présence du Front National au second tour de la présidentielle en 2017; sans que la liste soit complète, loin de là, ce sont autant de signes d’un basculement vers un autre système de repères politiques. Que la tendance de fond soit difficile à discerner est normal: les forces du monde ancien, accrochées à l’hyperindividualisme, résistent. A preuve, l’élection de Macron. Mais qu’est-ce qui caractérise le plus l’élection de 2017: l’élection improbable d’un Giscard redivivus ou l’implosion totale du système politique? Le mauvais score de Marine Le Pen au deuxième tour ou le fait que la nébuleuse libérale-libertaire, sur le déclin sociologiquement parlant mais bien installée à un certain nombre de postes d’influence et de pouvoir, a instrumentalisé des informations livrées par des ennemis de Fillon au sein des Républicains pour s’assurer, par le montage laborieux médiatico-politico-judiciaire d’une affaire qui n’en était pas une, qu’un homme vraiment de droite, ami de la “Manif pour Tous” et de Vladimir Poutine ne parvienne pas à l’Elysée? 

Il est bon de prendre le cas français pour élagir la problématique anglo-américaine et montrer que c’est tout l’Occident qui est travaillé de l’intérieur par une lutte féroce entre conservateurs et progressistes - Macron l’a très bien compris. C’est pourquoi je pense que Fukuyama se trompe lourdement concernant la Chine: son capitalisme d’Etat n’est guère plus que l’adaptation du système post-Mao à quatre décennies d’hyperindividualisme occidental. Comment la Chine va-t-elle s’adapter au tournant conservateur de l’Occident? Personne ne peut le dire actuellement. On remarque juste comme les Chinois sont inquiets face à la politique de Trump: l’initiative revient au président formulateur d’un nouveau conservatisme américain, la Chine cherche à s’adapter. 

L'interview de Francis Fukuyama, réalisée par le site NewStatesman, en arrive à la conclusion que la démocratie illibérale pourrait être la nouvelle fin de l'histoire. Dans quel sens comprendre cette prévision ? 

Je n’aime pas le terme de démocratie “illibérale”. La démocratie a été définie comme libérale par opposition aux systèmes fascistes de l’entre-deux-guerres ou aux systèmes communistes depuis 1917. Mais le terme est vague dès que l’on regarde de près la réalité historique. Et ceci d’autant plus que les régimes de type libéral tendent assez naturellement à l’oligarchie, ne serait-ce que parce que le laissez-faire économique contribue à la concentration de la richesse entre des mains peu nombreuses. Le conservatisme, le gaullisme, la démocratie-chrétienne, la social-démocratie offrent des variantes bien plus démocratiques que la démocratie purement libérale. Quand on voit le mouvement Aufstehen de Sarah Wagenknecht ou le travaillisme à la Corbyn on comprend bien que la social-démocratie se cherche. De même, à droite, un nouveau type de démocratie conservatrice émerge progressivement: Hongrie, Autriche, Etats-Unis ont basculé rapidement. C’est plus laborieux en Grande-Bretagne. Et encore plus difficile en France, où la droite - qu’il s’agisse des Républicains ou du Rassemblement National - manque largement des soubassements intellectuels pour penser une vision conservatrice de la démocratie. La plupart des leaders républicains sont, qu’ils s’en rendent compte ou non, des enfants du giscardisme et donc des sosies de Macron. Quand ils cherchent en tâtonnant autre chose, comme Laurent Wauquiez, ils ne savent pas vers quoi se tourner et sont paralysés par la prédominance intellectuelle du progressisme. Quant au Front National, il s’est fondé sur un tempérament - celui de Jean-Marie Le Pen - plus que sur une vision du monde cohérente. Et il continue à se chercher, avec Marine Le Pen, qui semble s’accrocher à l’illusion d’un populisme transversal à la droite et la gauche. 

De la part de Fukuyama, l’utilisation du terme “démocratie illibérale” lui permet de ne pas traiter l’impensé de ses analyses depuis trente ans: la démocratie ne peut vivre que d’un débat entre une droite et une gauche. Il a largement contribué, par ses analyses sur “la fin de l’histoire”, à faire oublier au monde occidental que la démocratie n’est stable que si ses élites politiques, économiques, culturelles savent organiser en leur sein un véritable débat et aimanter, polariser le reste de la société. Pensée totalement étrangère à un “néo-conservateur” comme lui, qui n’a jamais eu de “conservateur” que le nom. 

Comment comprendre ce qui ressemble à un paradoxe fondamental empêchant de voir un modèle de démocratie libérale s'imposer ici ? Comment comprendre que Francis Fukuyama semble conclure que la notion de "démocratie libérale" serait en pratique un oxymore ? 

J’insiste: nous avons été, depuis trente ans, dans une configuration où la démocratie libérale a progressivement sapé sa propre assise sociale: à la fois par un individualisme sans freins et parce que le système libéral a été incapable d’organiser en son sein un débat entre une droite et une gauche. La social-démocratie a capitulé (Delors, Blair, Schröder) devant l’individualisme économique et financier. Quant à la droite, elle a cessé de défendre la cohésion nationale. Et ensemble, droite et gauche se sont couchées devant la mode des réformes dites “sociétales” au lieu de défendre l’intégrité de la personne et le sens de la communauté comme les meilleurs garants du pacte social.  Les conservateurs commencent timidement à montrer le lien profond qui existe entre leur défense de la famille et la solidarité sociale. C’est là un avantage qu’ils ont sur la gauche socialiste en train de renaître mais qui va sans doute défendre longtemps un modèle sociétal libertarien sans se rendre compte que la liberté des moeurs est un luxe de riches.

Il est intéressant de constater que Fukuyama, qui n’a jamais été conservateur - l’étiquette « neocon » est un leurre - n’arrive pas à imaginer la variante de droite à la démocratie libérale. Il imagine le retour d’un socialisme démocratique mais, presque à son insu, se refuse à penser un conservatisme démocratique.  

Il est temps de commencer à penser solidement la démocratie dans des termes conservateurs. Fukuyama est intéressant, plus nuancé dans le détail que ce que laissent supposer les interviews qu’il donne. Mais il ne nous aide pas à penser toutes les dimensions de la crise en cours. C’est un autre auteur anglophone dont il faut redécouvrir la pensée: G.K. Chesterton, dont l’oeuvre philosophique et les contributions journalistiques sont insuffisamment traduites en français. Chesterton est non seulement l’un des plus grands prosateurs anglais, l’auteur de nombreux romans, policiers ou non, le redécouvreur de Dickens; mais il est aussi un des esprits les plus puissants du XXè siècle et en particulier le formulateur d’un conservatisme démocratique. La démocratie libérale est non seulement à tendances oligarchiques mais aussi totalitaires: elle refuse d’organiser un débat entre une droite et une gauche parce qu’au fond elle ne veut pas du débat. Il suffit de lire les longs développements philosophiques de Sade pour comprendre comment individualisme et totalitarisme peuvent faire bon ménage. Fukuyama se trompe en voulant faire de la Chine le centre de l’avenir politique du monde. C’est en Occident que tout va continuer à se jouer, pour de longues années. Depuis le XVIIIè siècle au moins le libéralisme suscite toujours - et c’est une bonne chose - une opposition conservatrice et une opposition socialiste. Il est urgent, pour l’équilibre de nos démocraties, d’accepter que puissent s’y affronter, dans le respect mutuel, des libéraux, des socialistes et des conservateurs. Il doit être possible de débattre entre socialistes, conservateurs et libéraux sur le degré d’immigration que nous sommes prêts à accepter comme corps social; ou sur la régulation du commerce; ou sur la politique familiale; ou sur les politiques environnementales sans qu’à chaque fois un camp - essentiellement celui des libéraux actuellement - assimile ceux qui ne pensent pas comme lui à l’une des branches historiques du fascisme. 

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