Les organisations internationales sont-elles une forteresse progressiste imprenable dans la lutte entre libéraux et conservateurs ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
Les organisations internationales sont-elles une forteresse progressiste imprenable dans la lutte entre libéraux et conservateurs ?
©NICHOLAS KAMM / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraëli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

Voir la bio »
Londres, 
Le 30 septembre 2018 

Mon cher ami, 

Un rire déplacé et révélateur

Lors du discours prononcé par Donald Trump devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, j’ai été frappé, comme beaucoup, par la réaction totalement inappropriée d’une partie de l’auditoire, qui s’est mise à rire lorsque le président américain affirmait avoir plus fait au cours de ses deux premières années que beaucoup de ses prédécesseurs. A vrai dire, il avait utilisé une formule assez similaire à Davos, en février. Et là, personne n’avait ri: un auditoire d’hommes d’affaire et d’industriels se pose simplement la question de savoir si c’est vrai, en toute neutralité; surtout quand c’est l’un des leurs qui parle. J’ai repensé aussi au sérieux avec lequel plusieurs de mes interlocuteurs chinois, voici quelques jours, m’ont parlé des conséquences de la politique du président américain pour l’économie de leur pays: ils s’attendent à être mis en difficulté par le nouveau protectionnisme américain. Comment expliquer alors la réaction new-yorkaise? 
Elle nous fait plonger au coeur de la lutte entre libéraux et conservateurs. A l’ONU, Trump n’est pas confronté à un auditoire réaliste, comme à Davos, ni aux défenseurs d’un point de vue national, comme lors d’une négociation avec les Chinois, mais à une institution qui est le produit de l’ordre progressiste inventé par Wilson et Roosevelt après les deux guerres mondiales. Wilson: l’homme qui a choisi d’entrer dans la Première Guerre mondiale, contre la parole donnée à ses électeurs, et alors que les Etats-Unis étaient suffisamment puissants pour forcer les belligérents à une paix de compromis en 1916, avant que la guerre ne devienne irrémédiablement la matrice des totalitarismes. Roosevelt: le président qui commença par drainer vers son pays les liquidités monétaires dont aurait eu tant besoin l’Europe, asseyant ainsi durablement le pouvoir des fascismes qu’il devait ensuite affronter; celui qui mena une politique économique si inepte que seule l’économie de guerre en sauva les Etats-Unis; le chef d’Etat qui mena une politique d’une partialité flagrante contre le Japon, au point de ne pas laisser à ce pays d’autre choix que la radicalisation permanente et l’alliance avec Hitler; l’homme, enfin, qui donna à Staline les clés de l’Europe centrale, plongeant inutilement une dizaine de peuples dans le communisme pour cinq décennies. Voilà les pères de l’ONU, une organisation dont il faudrait supprimer aujourd’hui une grande partie des activités, en ne gardant que le Conseil de sécurité, le seul de ses organes à fonctionner selon des principes réalistes. 

Des forteresses qui seront beaucoup plus difficiles à prendre que ce que nous imaginons

Ce n’est pas un hasard si c’est dans les organisations internationales comme l’ONU que les conservateurs, aujourd’hui - Trump le premier - se heurtent aux plus grosses oppositions. Les organisations internationales sont les forteresses dans lesquelles le progressisme, battant en retraite sur une partie de la planète, va se réfugier pour tâcher de résister - et d’où il pourrait bien, si nous sommes naïfs, nous empêcher de prendre le pouvoir. Nous autres conservateurs sommes sans doute trop optimistes lorsque nous faisons confiance aux forces de l’histoire pour substituer une ère conservatrice à l’ère du libéralisme dominant en train de s’achever. Il faut plutôt nous préparer à un combat sans merci. Et les progressistes disposent, dans la bataille, de positions très solides qui peuvent leur permettre de rester au pouvoir de bien des manières. 
Avez-vous jamais réfléchi à ce paradoxe: Emmanuel Macron élu, dans votre pays, alors qu’il est le plus fervent des européistes et que la cause de l’Europe fédérale est devenue minoritaire en France au plus tard lors du référendum de 2005 ? Mais le jeu politique est bloqué par l’appartenance de votre pays à cette fédération qu’est l’Union Européenne: les candidats pro-Union partent avec un avantage compétitif quasi-insurmontable pour leurs adversaires; ils peuvent s’appuyer sur un appareil médiatique, des réseaux de grandes entreprises et une « sainte alliance » des gouvernants quasi-unanimement acquis à la cause européiste. Avec l’élection présidentielle française de 2002 au plus tard, il est devenu clair que le jeu normal des forces politiques ne pouvait plus s’exprimer - quelle que soit l’expression du vote populaire, à la fin c’est l’européisme qui gagne. C’est au nom de l’Union Européenne que vos gouvernements successifs font passer la plupart des réformes qu’ils entreprennent. C’est au nom de l’Europe que toute position économique ou politique réaliste est systématiquement écartée. 
Je m’attarde sur l’Union Européenne mais je pourrais prendre d’autres exemples. Prenons la question du réchauffement climatique. Personne d’honnête intellectuellement n’en connaît les causes ni n’est capable d’en dire avec certitude l’ampleur. C’est une question qui devrait être laissée aux scientifiques, sans récupération. Mais vous trouverez toujours suffisamment d’hommes politiques et de hauts fonctionnaires internationaux prêts - contre leur discours affiché de souci pour l’environnement - à brûler des millions de litres de kérosène pour se rencontrer à différents points de la planète, décréter que c’est l’activité humaine qui explique le réchauffement et décider ensemble de contre-mesures dont ils vous diront, aussitôt prises, qu’elles sont tout à fait insuffisantes. il faudra à nouveau brûler beaucoup de kérosène pour la réunion suivante. 
A vrai dire, la causalité unique à laquelle on attribue le réchauffement climatique- le facteur humain - découle d’une pétition de principe ancrée fortement dans l’idée que l’humanité est trop nombreuse sur la planète. Le malthusianisme est très apprécié des organisations internationales car il permet de recommander ou mettre en oeuvre des politiques simples de maniement: contrôle de la population, contrôle des émissions de CO2 etc....Il y a certainement une responsabilité humaine dans le réchauffement climatique mais la meilleure manière de la réduire est de faire confiance aux forces d’innovation, qui inventent des industries toujours plus propres. Pour cela il faut faire confiance aux Etats et au marché. Et non confier à des organisations internationales des feuilles de route uniformes pour toute la planète, dont chacun des signataires sait pertinemment qu’elles ne seront pas appliquées. Alors qu’il s’agirait de protéger l’humanité de crises environnementales, une minorité d’apparatchiks et une oligarchie de puissants mettent cette même humanité en accusation, brident sa créativité - l’équilibre écologique naît de l’innovation entrepreneuriale, non des objectifs du développement durable (ODD) de l’ONU. Avez-vous remarqué comme ils sont riches tous ces gens qui font l’éloge de la décroissance?  
Nous pourrions aussi aborder les questions. - intimement liées - de la monnaie et du libre-échange. Le problème est le plus souvent extrêmement mal expliqué. L’abaissement des tarifs douaniers est un des moteurs du capitalisme moderne, tout comme la baisse des taux d’intérêt. L’économie de marché moderne a triomphé à partir du moment où l’usure a été remplacée par une politique de taux d’intérêt modérés; à partir du moment, aussi, où les Etats ont commencé à faire diminuer le nombre d’octrois et, quand il n’y a plus eu que des frontières nationales, à y abaisser les tarifs. Mais ces tendances profondes du capitalisme ne sont garanties ou efficaces, sur le long terme, que si les Etats nationaux en gardent la maîtrise. On aboutit à des absurdités lorsqu’on prétend, comme pour la zone euro, avoir une politique de taux d’intérêt unique pour une zone monétaire non optimale. Et de même, les négociations multilatérales sur le commerce font courir au monde le risque d’arriver au contraire du libre-échange recherché. Entre Etats, il est possible de procéder à des ajustement réguliers. Mais des processus du type de ceux de l’OMC figent des situations sans rapport avec la rapidité des cycles économiques et empêchent tout contrôle et ajustement efficaces. Est-ce que la Chine s’est vraiment soumise aux règles collectives quand elle est rentrée dans l’OMC? Est-ce que l’Union Européenne joue vraiment le jeu du libre-échange mondial, elle dont la Commission émet en permanence des normes qui sont autant de façon de protéger le marché européen? Est-ce que l’Union Européenne est vraiment un modèle, elle dont les mécanismes mis en place voici vingt-cinq ans ont consisté à figer les rapports de force entre pays européens au moment de l’entrée dans les traités? 

Les organisations inter-, trans- ou supranationales: une machine à produire des populismes

Une fois que l’on a cela en tête, on comprend mieux ce qui se joue à l’échelle mondiale. Dans l’euphorie progressiste de l’après-Seconde Guerre mondiale, les organisations inernationales se sont multipliées, sur à peu près tous les sujets de la vie collective. Des bureaucraties internationales se sont établies; elles sont devenues pléthoriques, au service d’intérêts puissants - de l’intérêt des puissants, devrait-on dire: les logiques transnationales sont des logiques oligarchiques, où la voix des dominants est prépondérante. Aujourd’hui, ces organisations et ces intérêts sont d’autant plus solides qu’au progressisme socialiste de l’après-guerre a succédé le progressisme libéral à la fin du XXè siècle. De Roosevelt à Obama, il existe une profonde continuité «multilatéraliste ». 
La puissance des réseaux ainsi mise en place est telle qu’elle conduit à verrouiller de plus en plus les politiques nationales, qui adoptent des objectifs « collectifs » dont il est quasiment impossible de sortir puisqu’ils ont été adoptés dans des traités signés par les gouvernements et ratifiés par les parlements. Assez naturellement, les classes aisées de la société produisent, à chaque génération, toujours plus de défenseurs des systèmes trans- ou supranationaux mis en place. Et lorsque se lève un politique prêt à défendre d’autres intérêts, il le fait, le plus souvent, au nom du peuple, c’est-à-dire des couches précarisées par l’ordre international. C’est moins souvent, au départ, l’outrance du propos qui fait traiter de populisme ce qui est dit, que l’opposition exprimée aux objectifs partagés par les élites nationales et internationales. Ou, pour le dire autrement, le système progressiste ne laisse souvent pas d’autre choix aux opposants que celui de l’outrance pour se faire entendre. Les organisations supranationales de toute sorte sont des machines à générer des populismes: et ceux-ci, au fond, les arrangent bien car ils ne mettent pas fondamentalement en cause le système. En 2002, la gauche s’est bouché le nez mais elle a voté Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen. En 2005, les « populistes » ont réussi, en s’additionnant, à faire voter non, majoritairement, au traité constitutionnel européen; mais Nicolas Sarkozy a repris les choses en main, depuis la droite, en mettant ce qu’il fallait de populisme dans son discours pour être élu puis en faisant adopter le traité de Lisbonne, à peine élu. Sarkozy avait le potentiel d’un Donald Trump mais il n’était pas fait de la même trempe: il ne voulait pas lutter pendant cinq ou dix ans contre l’establishment libéral.
Nous en sommes arrivés au moment où les populismes se sont tellement multipliés partout dans le monde qu’ils semblent en mesure de l’emporter. Certains prédisent par exemple une victoire des populistes aux prochaines élections européennes. Mais cela produirait-il quelque chose? Le problème des populismes, c’est qu’il n’ont pas encore pu effectuer leur mue conservatrice. Ils restent fort démunis face à la puissance de ces forteresses progressistes que sont les organisations inter-, trans- ou supranationales. L’establishment libéral dispose encore d’une puissance de feu considérable. Regardez comme le parti démocrate a passé deux ans à tenter de renverser Trump, par une série de coups d’Etat institutionnels avortés; regardez la multiplication des lois sur les fake news , expression de la connivence entre élites politiques, médias, et GAFA au service de la préservation de l’ordre progressiste. Regardez comment, malgré la méfiance profonde des populations, un véritable eugénisme progressiste s’est mis en place depuis quelques décennnies, les travaux de l’ONU ou les votes du Parlement européen servant à préparer le vote des parlements nationaux. 

Les conditions de la victoire politique

Bien entendu, il s’agit de faire en sorte que les conservateurs s’emparent des bastions du progressisme. Remarquez que je dis bien: les conservateurs! Le populisme doit effectuer sa mue conservatrice. C’est-à-dire qu’il doit s’assurer le soutien d’une partie des élites. Personnellement je ne crois pas au populisme de gauche. Il fabrique des faire-valoirs du système progressiste, tels Tsipras ou Mélenchon. Au contraire, on voit bien, dans le cas britannique, comme UKIP est susceptible de perdre ses électeurs au profit des grands partis, à commencer par le parti conservateur, à partir du moment où les partis de gouvernement respectent les intérêts populaires. C’est ce qui s’est passé dans les mois qui ont suivi le référendum sur le Brexit. Remarquez aussi comme UKIP remonte dans les sondages, mécaniquement, dès que le parti conservateur faiblit dans sa volonté d’appliquer le Brexit. Theresa May n’est pas une conserrvatrice complète car elle cherche un compromis avec les principes l’Union Européenne au lieu d’établir un rapport de force qui débouche sur un accord politique.  
Comment ne pas souhaiter une victoire des forces réalistes en matière de convergence européenne aux élections du printemps prochain? Mais quel programme les conservateurs appliqueront-ils ensemble? Les tribulations de Theresa May sont un avertissement. Rien ne serait plus désastreux, si un groupe de conservateurs authentiques s’emparait du Parlement européen - même une simple minorité de blocage -  que de laisser les institutions européennes telles qu’elles sont. Il faudra profondément réduire la taille et l’influence de la Commission, remettre les chefs d’Etat et de gouvernement au centre du processus décisionnel et provoquer une poussée de subsidiarité. Peut-être même suis-je trop modéré dans ma formulation. Il se peut qu’une telle tentative de revenir à une conception gaullienne des institutions européennes soit anachronique. 
Dans les assauts qu’ils vont lancer, dans les années qui viennent contre les dernières forteresses du progressisme, les conservateurs ont enfin la possibilité de se battre à armes égales avec leurs adversaires grâce à la révolution numérique. Il leur sera possible d’être d’autant plus radicaux dans la transformation de la gouvernance mondiale que la révolution numérique rend inutiles bien des outils des grandes organisations internationales du XXè siècle. Passer de la perspective populiste au conservatisme, c’est entre autre choses épouser la troisième révolution industrielle. La révolution numérique rend non seulement ridicule la prétention des organisations supranationales à déposséder des Etats nationaux qui disposent aujourd’hui d’un flux permanent d’informations amplement suffisant pour que la décision se prenne à leur niveau; mais elle encourage aussi la décentralisation, la délégation de pouvoirs aux niveaux inférieurs, qui disposent eux aussi d’une information suffisante pour prendre des décisions efficaces, au plus près du terrain. 
La révolution numérique rend doublement obsolète les organisations hiérarchiques: elle permet à l’individu de disposer d’une information beaucoup plus abondante que celle d’un service de l’Etat il y a cinquante ans. Elle met cette information immédiatement à disposition. Pour aller au bout de leur reprise en main des affaires publiques, les conservateurs auront intérêt à faire comprendre à l’électorat: 
- que la création efficace de crédit est rendue possible, à l’âge numérique, au plus près de l’entrepreneur et du consommateur. L’euro, avec son taux d’intérêt unique pour une zone monétaire hétérogène est une hérésie monétaire. D’une manière générale, les banques centrales sont des dinosaures. Celles qui ne tuent pas leur économie, comme la Fed ou la Banque du Japon, noient leur pays et le monde de telles liquidités qu’elles fragilisent cependant structurellement l’économie. 
- que les big data et les technologies digitales permettent de traiter en temps réel toutes les informations possibles sur les transaction commerciales et rendent donc possible ce que l’on appellera, au choix, un protectionnisme intelligent ou un libre-échange équilibré. 
- que la seule façon de réaliser une transition énergétique efficace est dans une logique de proximité, à la fois locale et bottom-up. Les grandes réunions internationales, les objectifs planétaires sont d’immenses pertes de temps et gaspillages de ressources etc...
Il sera sans doute pénible de s’emparer des grandes institutions et organisations internationales. Et il sera peu concluant de les laisser subsister une fois conquises. Et il faudra sans doute, tel Richelieu abattant les forteresses de la noblesse, les démanteler en grande partie. Mais on n’y réussira que dans la mesure où l’on s’emparera de la révolution numérique pour en faire l’allié des peuples, des gouvernements locaux et des individus.  
Je vous souhaite une très bonne semaine
Bien fidèlement à vous 
Benjamin Disraëli

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !