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Idlib : Poutine et Erdogan tentent de gagner du temps (et Poutine du terrain)
©Alexander Zemlianichenko / SPUTNIK / AFP

La montre

Une rencontre eu lieu le 17 septembre à Sotchi entre Erdogan et Poutine pour trouver une solution au blocage d'Ankara dans l'offensive d'Idlib dans un contexte où la Turquie accroit sa présence dans la zone.

Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po, président du Centre d'étude et de réflexion pour l'Action politique (CERAP), senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA), bloggeur de politique internationale sur Tenzer Strategics.

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A l'issue de la rencontre, Vladimir Poutine a expliqué en conférence de presse avec son homologue qu'ils travaillaient ensemble au "maintien du régime de cessez-le-feu" et a assuré avoir "trouvé une solution qui peut convenir aux deux pays" qui consistera en la mise en place d'une nouvelle "zone démilitarisée" à Idlib de "15-20km de large" d'ici au 15 octobre. Concrètement est-ce que cet accord pourrait se traduire irrémédiablement par la perte de contrôle de la Turquie sur cette partie du territoire syrien ?

Nicolas Tenzer : Le pire scénario pour la Turquie serait un contrôle total de la part de la Russie, de l'Iran et d'Assad de la région d'Idlib. Une domination totale de la Syrie par ces puissances représenterait un double danger. D’une part, une absence de contrôle de la part d’Ankara irait à l’encontre de ce qu’elle perçoit comme une condition pour sa sécurité, avec évidemment son inquiétude vis-à-vis de la rébellion kurde. D'autre part, la présence accrue sur le plus long terme de l'Iran en Syrie sanctionnerait une sorte de « défaite » par rapport à son plus vieux rival.

Ankara a probablement sous-estimé ce qu'elle pouvait attendre de l'accord conclu avec la Russie et l'Iran en mai 2017 sur le dos des rebelles syriens. Erdogan a voulu jouer au plus fort. Il pensait pouvoir se mettre Poutine et Rohani dans la poche sans en mesurer les conséquences à moyen terme. C'était une bévue stratégique et Ankara avait semblé se rendre compte qu'il n'y a rien à attendre des promesses qu'avait pu faire Poutine, peut-être pas pendant très longtemps toutefois. D’autres que lui, notamment Netanyahou, ont d’ailleurs commis la même bévue dans son accord avec Moscou. Erdogan n'a rien à gagner dans cette situation, sans parler de la perte de crédibilité d'Ankara sur la scène internationale en raison de cette politique erratique – sans parler bien sûr des violations graves des droits de l’homme en Turquie et des crimes commis contre les Kurdes.

L’accord de mai 2017 fut donc une triple défaite pour Ankara. Erdogan avait essayé de rattraper le coup en tentant un moment de se faire passer pour un parangon de vertu en invoquant d’abord les perspectives d’une catastrophe humanitaire à Idlib dans son entretien avec le Wall Street Journal. Sa position ferme fut aussi aidée par la position plus dure de Washington. On peut craindre que l’accord précipité, et à mon sens sans grand avenir même s’il évite le pire dans l’immédiat, apporte un démenti à cette assertion, à moins – seule explication moins pessimiste – qu’Erdogan ait cherché à gagner du temps. D’une certaine manière on pourrait interpréter l’accord de Sotchi comme un recul tactique de Moscou et un premier obstacle mis à la folie meurtrière d’Assad dans sa reconquête du pays, mais aussi une forme de reculade d’Ankara dans son contrôle de la région. Mais on a surtout du mal à voir comment faire, de manière pratique, pour trier le bon grain de l'ivraie à Idlib. Essayer de faire une distinction entre les civils et les djihadistes, notamment de Hayat Tahrir Al-Sham (HTS), qui a d’ailleurs officiellement rompu avec Al-Qaida, me paraît largement illusoire. Je ne vois pas quel plan concret on pourrait imaginer pour concourir à cet objectif. On imagine mal les groupes islamistes se retirer des zones qu’elles contrôlent en trois endroits principaux et la population civile considérer avec optimisme un tel accord. On sait ce que, dans la langue de Poutine et d’Assad, signifient les zones démilitarisées, d’autant que l’accord prévoit quand même des patrouilles par les forces russes et turques dans la zone définie par l’accord, au demeurant d’une profondeur limitée. On ne voit pas comment cet accord, malgré les patrouilles prévues des troupes turques, garantirait à moyen terme cette population contre le massacre programmé par le régime syrien et ses alliés.

Autre risque pour la Turquie : un nouvel afflux de réfugiés. Si l'offensive, que je considère toujours possible, sinon probable, devait produire cet effet, on peut se poser la question de savoir si la Turquie, qui en a déjà accueilli le plus grand nombre, environ 3 millions, prendrait le risque de fermer complètement ses frontières et dire aux occidentaux d'assumer leurs responsabilités. Ceux-ci n’ont jamais été très volontaires pour appliquer le principe de la responsabilité de protéger, uniquement possible par une intervention de leur part, et on ne voit pas ce qui pourrait changer aujourd’hui ou demain.

Selon Erdogan les appels à la trêve ont porté leurs fruits à Idlib. Toutefois quelles sont les chances que ce dernier arrive à pousser l'opposition à faire de réelles concessions ?

Les effets de la trêve ont été limités et peut-être temporaires, mais réels comme en ont témoigné les manifestations de la population qui rappelle les débuts de la révolution en 2011. A mon sens, les chances du côté d'Erdogan après cet accord, comme d’ailleurs aussi si cet accord n’avait pas vu le jour, sont quasiment nulles. On ne voit pas comment les différents groupes de l'opposition (sans parler d'HTS et autres mouvements djihadistes) pourraient accorder le moindre crédit aux paroles de Poutine – et ils auraient raison. On sait très bien, on l'a vu avec les précédents accords de réconciliation, que ces derniers étaient illusoires, comme le furent aussi les zones de désescalade. Certains de ceux qui les avaient acceptés se sont retrouvés enrôlés de force dans l'armée du régime ; d'autres ont été évacués vers Idlib et une troisième partie a été emprisonnée dans les prisons d’Assad pour y être torturée ou tout simplement immédiatement exécutée. Dès lors, lorsque Poutine déclare que "la Russie va prendre les mesures nécessaires pour s'assurer qu'aucune attaque contre la zone de désescalade d'Idlib ne se produise", je doute fort qu’il faille le croire. Tous ceux qui l’ont fait jusqu’à présent ont été trompés.

Il n'y a pour ces populations aucune confiance à avoir, d'autant plus que Jamil Hassan, le chef des services de renseignements de l'armée de l'air syrienne, a clairement indiqué que trois millions de personnes étaient sur la "liste des personnes recherchées" et l'on imagine bien quel pourrait être leur destin si elles étaient retrouvées par le régime. Partant de là, l'idée qu'un accord puisse être cru est illusoire car il n'y a aucune garantie possible. Jusqu’à présent la Russie a toujours soutenu le régime jusque dans ses pires crimes.

On peut aussi se poser aussi la question du devenir de ceux qui ont été filmés en train de manifester et ont fait des déclarations fortes contre le régime de Damas dans la ville et la région d'Idlib il y a quelques jours. Un nouveau massacre par les forces du régime est leur destin le plus probable, comme celui des secouristes des Casques Blancs et de tous les opposants. Sérieusement, qu’est-ce qui va empêcher la Russie et le régime d’Assad de commettre de nouveaux crimes de guerre ?

Vladimir Poutine n'a-t-il pas pourtant tout intérêt à ménager son allié turc, précieux géographiquement pour le front antiaméricain qu'il veut créer au Proche-Orient ? Quelles options s'offre à lui ?

Du point de vue de Poutine Ankara était une "bonne prise de guerre". Poutine a évidemment intérêt à garder la Turquie dans son giron – d’où les quelques concessions tactiques que Moscou a faites. Mais jusqu’à présent Poutine n’a jamais voulu sacrifier son allié Assad ni d’ailleurs l’Iran dont il a pour ainsi dire besoin dans son opération de déstabilisation de la région. Le jeu de Poutine au Moyen-Orient nous a en tout cas appris que la stabilité n’était pas son objectif. En admettant que, par chance, l’accord tienne, cela signifiera qu’il existera une zone en quelque sorte autogérée à Idlib en dehors du contrôle du régime. Poutine acceptera-t-il d’aller jusqu’au bout de cette concession à moyen terme ? Il reste donc à voir comment la situation va évoluer d’ici la mi-octobre, date d’application de l’accord et dans les semaines ou mois qui suivent. Erdogan a commencé à résister à Poutine, mais de manière encore beaucoup trop faible et fragile pour que cela lui donne la crédibilité nécessaire pour revenir dans le jeu des relations internationales. La question majeure sur le moyen terme sera, en fonction du devenir de cet accord, et, répétons-le, du sort de la population civile, la réaction des puissances occidentales, notamment Etats-Unis et France. Les premiers, depuis notamment la nomination d’un nouvel envoyé spécial pour la Syrie, Jim Jeffrey, semblent avoir durci leur position contre le régime Assad. Ils ont aussi plutôt intérêt à ramener la Turquie, membre de l’OTAN, de leur côté, ainsi d’ailleurs que les membres européens de l’organisation. Si la Turquie se montre ferme dans l’application de l’accord, elle pourra peut-être regagner une partie de sa crédibilité perdue. Mais il lui faudra sortir d’une ambiguïté persistante. Poutine avait donc intérêt à calmer Erdogan dans l’immédiat, mais le vrai sujet pour les Occidentaux est de savoir s’ils auront la volonté de mettre un terme à cette position de la Russie comme maître du jeu au Moyen-Orient. C’est en fonction de cette volonté ou de son absence que Poutine réagira.

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