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Dans les entrailles de la pression sociale : pourquoi il est si difficile de se distinguer de certains goûts mainstream
©Marco BERTORELLO / AFP

Droit à l’indifférence

En société, on clamera haut et fort adorer le football, même si c'est faux. Mais, a contrario, on cachera sa passion pour Patrick Sébastien à cause de sa connotation "beauf".

Danielle   Rapoport

Danielle Rapoport

Danielle Rapoport est psychosociologue, spécialisée dans la consommation. Elle est fondatrice et directrice de "Danielle Rapoport conseil", un cabinet d’études et de conseil stratégique.

 
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Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico :D'où vient cette pression sociale sur nos goûts personnels ? Comment émerge-t-elle a l'échelle d'une société ?

Nathalie Nadaud Albertini : Si l’on suit Pierre Bourdieu dans La Distinction. Critique sociale du jugement, nos goûts sont déterminés par notre position sociale, c’est-à-dire qu’un ouvrier, un grand patron ou un professeur d’université n’auront pas les mêmes styles de vie et ne manifesteront pas les mêmes goûts. Cette différence provient de l’ensemble des principes incorporés par l’individu au cours de son éducation et de sa socialisation en général, c’est-à-dire l’habitus.

Tous les goûts n’apparaissent pas comme socialement légitimes. En effet, hiérarchisés en fonction des styles de vie des membres de la classe dominante, les goûts sont un mode de domination symbolique. Ceux de la classe dominante apparaîtront comme l’étalon du « beau », du « distingué », alors que ceux des autres classes, a fortiori ceux des milieux populaires, seront vus comme « laids », « vulgaires ».

Ainsi, dire que l’on aime Patrick Sébastien ou le cinéma d’auteur est un marqueur culturel qui ne positionne pas la personne de la même façon au sein de la hiérarchie sociale.

Danielle Rapoport : S’affirmer face aux autres selon ses propres goûts, ses choix culturels ou politiques quels qu’ils soient, demande un certain courage et une capacité d’affronter un regard social et une doxa pas toujours bienveillants. Dans le cas de l’opposition entre « cinéma d’auteur » et « Patrick Sébastien » par exemple, il s’agit plutôt d’un manque de confiance interne. Eprouver le besoin de se valoriser individuellement et socialement en optant pour la « distinction » et la minorité culturelle, peut être un choix personnel véritable, mais aussi l’influence subie par des réseaux d’amis ou de critiques médiatiques auxquels il fait bon d’appartenir, comme individu singulier, libre, démarqué du mainstream, bref, ce « haut du panier » que l’on aimerait être. 

De plus, juger de bas niveau et non dicible sa passion pour les divertissements populaires prouve bien sa faille culturelle, ses référents auto-construits, fragiles comme l’est sa propre opinion personnelle face à la pression sociale. Sachant que nombre de gens cultivés et de bon goût adorent se commettre devant TF1 qu’ils consomment comme un moment de détente, une petite gâterie transgressive !

Atlantico : Certains goûts presque mainstream sont encouragés, voire font partis de la norme. Par exemple, aimer le foot est vu comme une norme, et que ce soit vrai ou pas (surtout pour un homme) on préférera mentir plutôt que d'avouer son désintérêt profond. Comment ce construit cette injonction sociale sur nos goûts ? Comment naît-elle ? Est-elle corrélée aux tendances où y-a-t-il des goûts qu'il est bon d'avoir en permanence ?

Nathalie Nadaud-Altertini : Pour comprendre comment se construisent les injonctions sociales concernant les goûts, il faut comprendre que la structure sociale où ils se forment n’est pas un espace figé où l’on pourrait identifier des strates sociales en fonction du niveau de revenus. Sous l’influence de l’idéal de méritocratie scolaire, le capital culturel est en effet devenu un capital relativement autonome du capital économique et politique. On a donc tout un jeu de domination/contre-domination qui se met en place en fonction du type de capital dont on est doté.

Ainsi, les personnes les plus pourvues en capital culturel (les professions artistiques et intellectuelles) occuperont une position dominée dans le champ du pouvoir, par opposition aux personnes détenant le capital économique et politique. Mais elles pourront revendiquer leur meilleure position en terme de rapport au culturellement légitime. Prenons l’exemple des œuvres d’art. À l’acquisition matérielle opérée par des membres mieux dotés en capital économique, elles opposeront une appropriation « pure » et « désintéressée » par la contemplation dans les musées. La structure sociale où se forme le rapport aux goûts est ainsi un espace dynamique, de luttes symboliques, en perpétuelle évolution, pour la définition de ce qui est culturellement légitime ou non. C’est à travers ce perpétuel conflit de définition pour la légitimité culturelle que se construit l’injonction sociale concernant les goûts.

Est-elle corrélée aux tendances ou y-a-t-il des goûts qu’il est bon d’avoir en permanence ? Disons que les tendances sont un des modes d’expression du résultat de cette lutte pour définir ce qui est considéré comme culturellement légitime à un moment donné.

Quid du foot qui, ces derniers temps, intéresse beaucoup de monde me direz-vous. L’exemple est intéressant parce qu’il montre que, loin d’être figée, l’expression des goûts est une négociation permanente entre ce qui semble culturellement acceptable au sein d’un certain groupe et ce qui ne l’est pas. En effet, le foot sera, pour certains, considéré comme un sport populaire qu’ils feront rimer avec vulgaire, et ce d’autant plus que le marché autour de ce sport et des joueurs est considérable. On entendra par exemple que ce sont des incultes outrageusement payés pour jouer à la baballe, alors qu’un chercheur qui travaille à la lutte contre le cancer n’aura pas une importante reconnaissance pécuniaire de son travail, alors qu’il fait œuvre utile pour le bien de ses semblables. D’autres encore diront que les supporters donnent une image de violence et sont donc un mauvais exemple pour les jeunes. D’autres en revanche feindront d’aimer le foot, ou iront jusqu'à se forcer à regarder parce que c’est aussi une partie de notre imaginaire collectif et national qui s’écrit à travers les performances des Bleus et qu’ils ont envie d’avoir pris part à cet élément de notre histoire nationale.  

Danielle Rapoport : La pression sociale – véhiculée globalement par les leaders d’opinion, les influenceurs, les médias, les politiques… - se construit dès l’enfance, car l’enfant, pour exister dans l’affection et le rassurement, doit, dans un premier temps, adopter les directions et directives imposées par sa famille et le milieu socioculturel duquel il est issu et dans lequel il grandira, une sorte d’épigénèse sociale et culturelle ! A l’adolescence, ce qui s’appelle « crise » est en fait le besoin de se différencier, de n’appartenir qu’à soi et son groupe de référence, par des actes et des choix qui l’aideront à devenir une personne à part entière, dans le meilleur des cas capable d’une pensée propre à l’âge adulte. C’est là que se situe, dans l’entrée dans le monde adulte, dans  son cortège d’obligations, ses moules, sa bien-pensance, le pouvoir de faire rentrer les individus dans la norme du moment. Celle-ci se décline en goût partagé par la majorité pour y conforter la cohésion sociale et la capacité d’adaptation des individus.

Ce qui s’appelle « tendances » aujourd’hui est la capacité de certains influenceurs de suggérer voire d’imposer – le résultat est le même – ce que doit être la « mode », comme celle du football qui avant était un jeu populaire et aujourd’hui valorisé  par l’intelligentsia. Il est de bon ton en effet d’aimer le foot et certaines femmes en sont de valeureuses adeptes. Dans le même registre, que des hommes affirment leur désintérêt pour ce sport risquerait un jugement dépréciatif de leur virilité !

Les goûts, qui devraient n’appartenir qu’à chacun puisqu’ils sont tissés d’émotion, d’intelligence et de sensibilité toute personnelles, se diluent sous les diktats de l’establishment médiatico-culturel, et c’est dommage !

Atlantico : Se différencier et clamer haut et fort des goûts qui ne font pas l’unanimité, est-ce risquer l'exclusion sociale ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Non, pas nécessairement. Tout d’abord, si ces goûts ne font pas l’unanimité à l’échelle générale, ils peuvent être valorisés dans un certain groupe. C’est le cas de toutes les cultures fans qui de l’extérieur sont souvent perçus comme des asociaux hystériques, vulgaires et prompts à tous les excès.

De plus, tout dépend de la façon dont on affiche des goûts qui ne font pas l’unanimité. Par exemple, dire que l’on aime les séries TV en général peut être mal perçu parce qu’immédiatement se dessine en arrière fond le spectre de la culture populaire à laquelle on accole l’étiquette de « vulgaire ». Mais, si on dit que l’on aime certaines séries TV plus confidentielles, ou celles qui mettent en scène des problématiques de société, le goût semblera tout de suite plus légitime d’un point de vue culturel. Et il le sera encore davantage si on explique que c’est l’analyse sociale et sociétale qui intéresse à travers les séries TV que l’on regarde avec un œil critique et analytique, presqu’un œil de chercheur.

Il ne faut pas négliger non plus la façon dont les normes qui régissent la légitimité culturelle entrent en interaction avec d’autres normes, notamment celles de l’individualisme contemporain qui donne pour injonction à l’individu d’inventer sa vie et de se présenter comme unique, original, indépendamment des diktats sociaux. Ainsi, on aura tendance à valoriser le fait de se distinguer et d’oser afficher des intérêts pour ce que le plus grand nombre méprise, ou inversement de s’affirmer en revendiquant un désintérêt pour ce que le plus grand nombre apprécie ou dit apprécier.

Cela dit, quelle que soit la façon de présenter des goûts qui ne font pas l’unanimité d’une manière générale, ils ne font pas oublier que l’interlocuteur voudra toujours se présenter comme le mieux placé possible dans la hiérarchie sociale et fera donc explicitement allégeance aux normes communes du culturellement légitime, quitte à avoir un double discours qui semble respecter les différences de goûts et la liberté de chacun à se définir, tout en réaffirmant d’un autre côté la légitimité du code culturel socialement valorisé. Ainsi, on pourra dire à quelqu’un qui dit aimer Patrick Sébastien : « Oui, il est parfois drôle, mais… quand même il est vulgaire… mais vous avez le droit d’apprécier, bien sûr… Bon, personnellement, je regarde plutôt Arte et les documentaires, pour apprendre des choses…mais chacun ses goûts… ».

Danielle Rapoport : Il peut y avoir en effet une opposition relative entre opinion personnelle et exclusion sociale, opinion collective et inclusion, entre image de soi et image sociale, singularité différenciée et unanimité. Mais la tendance est aujourd’hui de s’affirmer au-delà, par-delà les modes et les diktats, et pouvoir le faire réfère pour les uns à une confiance en soi, une puissance interne, et pour d’autres au suivisme d’une tendance à la singularisation. « Osez être vous-mêmes, ou heureux, ou libres », clame la réclame dans une injonction contradictoire !

Mais se différencier par l’affirmation de ses goûts, avec persuasion et sans craindre d’être exclus, nécessite, au regard des neurosciences, une forte activation du territoire préfrontal (mature autour de 25 ans), siège de l’intelligence cognitive et créative, chef d’orchestre de nos émotions, de la nuance, formidable outil d’affirmation de son opinion personnelle face à l’image sociale.

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