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Edouard Philippe évalue ses ministres… mais au fait, quel bulletin de fin d’année pour le chef du gouvernement ?
©Fred DUFOUR / POOL / AFP

Heure des comptes

Après le baccalauréat des lycéens c'est maintenant aux ministres de rendre des comptes auprès d'Edouard Philippe pour le travail abattu cette année. Exemplarité, collégialité, efficacité, les critères d'évaluation sont nombreux.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Conformément aux demandes d'Emmanuel Macron, le premier ministre Edouard Philippe recevra, à partir de ce mardi 3 juillet, l'ensemble de ses ministres afin de procéder à une évaluation de leur action, selon plusieurs critères : ​exemplarité, collégialité, et efficacité. Les détails des décrets relatifs aux textes de loi relevant de leurs ministères seront également pris en compte. Comment évaluer la méthode d'évaluation elle-même ?

Christophe Boutin : Conformément à la demande du Président de la République, bien sûr, mais aussi pour réaliser une promesse électorale faite par Emmanuel Macron en mars 2017, lorsqu’il déclarait, en évoquant les futurs membres de son gouvernement : « ils auront une feuille de route, des objectifs et une évaluation politique ». Il s’agit de mettre en place – en le faisant bien savoir - une véritable responsabilité politique des ministres devant le chef du gouvernement, peut-être, mais bien évidemment aussi - et surtout - devant le Président de la République. Et si, en effet, c’est aujourd’hui Édouard Philippe qui procède à des entretiens avec les principaux membres de son gouvernement (les ministres et les secrétaires d’État placés auprès du Premier ministre), n’oublions pas qu’Emmanuel Macron en a auditionné de nombreux en février 2018, accompagné de celui qui a justement pour fonction, entre autres,  de surveiller auprès du Président le travail du gouvernement, le secrétaire-général de l’Élysée, Alexis Kholer, et de son adjointe, Anne de Bayer.

 Qu’il puisse y avoir examen de la politique menée par les ministres de manière aussi « médiatiquement visible » est intéressant en soi. Cela démontre, que dans le système Macron, les ministres sont bien des techniciens chargés d’appliquer les consignes, que ce soit en préparant les projets de loi, ou, et c’est aussi justement ce qu’on va leur demander de prouver lors de ces entretiens, en étant à même de faire rédiger dans de brefs délais les indispensables décrets d’application qui permettent aux lois votées d’entrer en vigueur. Le ministre est ici uniquement le chef d’une administration, chargé de la faire fonctionner au mieux.

Cela rompt avec ce que nous avons souvent connu dans l’histoire politique française, c’est-à-dire des ministres plus « hommes politiques » que chefs d’une administration. Mais c’est qu’ils n’étaient à ce poste, pour certains d’entre eux, que parce qu’ils représentaient l’une des tendances politiques de la coalition au pouvoir, des soutiens donc indispensables au chef de l’État et de son gouvernement, comme tels impossibles à sanctionner d’une démission sans courir le risque d’une crise politique. D’où une liberté de ton qui menaçait parfois gravement la supposée « cohésion gouvernementale ». Rien de tel avec les ministres de ce gouvernement, qui doivent tout à la présidence, le savent parfaitement, et se gardent bien d’encourir ses foudres.

 L’idée d’une évaluation des ministres n’est pas en soi une nouveauté : il faut rappeler qu’en novembre 2008 François Fillon, Premier ministre de Nicolas Sarkozy, avait lui aussi lancé une démarche d’évaluation de ses ministres, voulant développer une « culture du résultat ». Sous le pilotage du « ministre d’ouverture » Éric Besson, un cabinet privé avait alors été chargé de confectionner une grille d’évaluation, avec des indicateurs permettant d’analyser, pour chacun des ministres, « leur clarté, leur fiabilité, et leur régularité », et ce notamment au regard de leur lettre de mission. Comme le déclarait alors le porte-parole du gouvernement, Laurent Wauquiez : « Pourquoi la politique serait le seul domaine en France à ne pas faire l'objet d'évaluation ? Les ministres comme les autres doivent rendre des comptes ». Mais on avait eu peu de suites de ce bel allant, et ce d’autant moins qu’il fallait préserver les « ministres d’ouverture », dont le sémillant ministre des Affaires étrangères, l’ineffable Bernard Kouchner.

 Dix ans plus tard, « exemplarité, collégialité, et efficacité » sont les trois critères présentés par Édouard Philippe évoquant cette nouvelle procédure d’évaluation. « Collégialité » d’abord. On se souviendra ici de l’immortelle formule de Jean-Pierre Chevènement : « un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne », formule qu’il sût mettre en application pour lui-même au moment de la guerre d’Irak. On sait qu’aujourd’hui certaines tensions existent au sein du gouvernement, entre le ministre de l’Agriculture et celui de la Transition écologique par exemple sur certains dossiers, ou entre le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre lui-même sur l’absolue nécessité de faire passer le réseau routier français à 80 km/h de vitesse maximale. Pour autant, il n’y a pas eu d’affrontements qui auraient conduit à fragiliser la structure gouvernementale, pas de manquements graves à la collégialité.

Quant à l’« efficacité » ensuite, on peut penser que nous retrouvons ici celle du ministre dans son rôle de chef d’une administration que nous avons évoqué, devant être appréciée de manière subtile en fonction des missions et des contraintes, des différences inévitables qui peuvent créer des rancoeurs. L’« exemplarité » enfin, est un critère moins nettement définissable, et l’on peut craindre que son flou tourne ici à une appréciation de la manière dont le ministre sait présenter son meilleur profil aux caméras et capter la lumière des projecteurs, bref à privilégier l’image sur le fond.

 Quoi qu’il en soit, la démarche d’évaluation engagée relève de ce pragmatisme dont se réclament Emmanuel Macron et Édouard Philippe, et l’on retrouve ici des méthodes de gestion qui existe de manière prioritaire dans le secteur privé, mais qui ont été très largement intégrées ces dernières années dans le secteur public. L’idée est celle d’une confrontation annuelle du salarié avec son supérieur hiérarchique pour analyser si les objectifs ont été remplis, l’échec ne conduisant d’ailleurs pas nécessairement au renvoi s’il est justifié. Pour autant, pour que cette reddition des comptes – visiblement plus médiatisée cette fois, ce qui change un peu la donne - reste crédible, il faudrait qu’il y ait parfois des sanctions, et la diffusion de leur résultat somme les suites données à ces évaluations seront certainement un critère d’évaluation de la méthode elle-même.

Christophe de Voogd : Nul doute que l’idée d’une évaluation est une bonne idée. C’est un problème général de l’action publique en France, à tous les niveaux, que d’être peu ou pas évaluée. D’où l’irresponsabilité générale qui en découle et qui n’est pas la moindre cause de notre mauvaise gouvernance, de nos déficits et de notre crise démocratique. Il est très heureux que la Cour des Comptes exerce depuis 2008 un contrôle élargi des politiques publiques mais il faudra un jour faire le bilan de cette évaluation.

La surveillance des décrets d’application est une excellente chose : combien de lois sont restées à moitié lettre morte faute des décrets indispensables ? Combien de lois dont l’esprit a été trahi par ces derniers ? On sait la capacité de résistance des administrations, le poids des lobbies, voire le désintérêt de certains ministres, une fois qu’ils ont eu « leur loi ». 

Ceci dit, l’exercice pose plus de questions qu’il n’en résout : ne serait-ce pas, en bonne démocratie libérale, au Parlement de procéder à ces évaluations des politiques menées comme de ceux qui les portent? Que veut-dire exactement « exemplarité » des Ministres ? S’agit-il de la gouvernance de leur administration ? Des « affaires » concernant certains d’entre eux?

Mais le problème de fond est ailleurs : comment évaluer techniquement des ministres, qui sont avant tout des acteurs politiques ? Le talent de communication peut être privilégié par rapport à l’action ; ou bien encore la proximité personnelle avec le Premier ministre et/ou le Président peut être déterminante. Le domaine d’intervention, la sensibilité d’un dossier jouent aussi beaucoup. Vu les prérogatives et l’activisme d’Emmanuel Macron en matière de politique étrangère ou de défense, quelle est par exemple la marge de manœuvre d’un Jean-Yves Le Drian ou d’une Florence Parly ? On mesure également au retard de la loi PACTE sur les entreprises ou de la réforme de la fonction publique que les ministres en charge dépendent étroitement des arbitrages au sommet. Or les décisions venues d’en haut, du changement de l’objet social de l’entreprise au non-financement de la suppression de la taxe d’habitation, sont-elles les plus « efficaces » ? 

Au regard de la méthode choisie, comment pourrait-on évaluer l'action du premier ministre Edouard Philippe depuis sa prise de fonction ? 

Christophe Boutin : Prenons les trois éléments évoqués. « Collégial », le Premier ministre de la Cinquième république l’est nécessairement, puisqu’il a pour fonction de diriger une équipe. On l’a dit, la situation politique nouvelle née des élections de 2017 rend cette tâche plus facile à Édouard Philippe, qui n’a pas par exemple parmi ses ministres de concurrent déclaré rêvant de son siège, contrairement à ce que l’on a pu connaître – on se souviendra des relations de Villepin et Sarkozy sous Chirac…

« Efficacité », le gouvernement qu’il dirige réussit à suivre le rythme de réformes imposé par un Emmanuel Macron qui a besoin d’être toujours en mouvement pour échapper aux critiques de son bilan réel. Il n’y a d’ailleurs aucun heurt sur ce point entre le chef de l’État et son chef de gouvernement.

« Exemplarité » enfin, Édouard Philippe passe plutôt bien l’épreuve des médias, mais, pris en tenaille entre un Président jupitérien et des ministres dont la mise en avant sert mieux la politique gouvernementale – avec, bien sûr ,l’exemple de Jean-Michel Blanquer –, il s’expose finalement assez peu. Il vient de le faire pour la première fois véritablement avec cette limitation de la vitesse routière, assumant ce choix au risque de déplaire à une part non négligeable de la population. Est-ce être exemplaire ? On peut aller dans le mur « droit dans ses bottes » comme l’a fait avec un brio qui reste dans les annales l’un de ses prédécesseurs…

Christophe de Voogd : Edouard Philippe, affable, travailleur et sachant pratiquer l’autodérision, coche plutôt bien les cases de l’évaluation. Sa réforme de la SNCF a été bien menée tactiquement et il sait jouer des ministres « techniques » puis reprendre la main quand nécessaire, sans les désavouer ; il sait aussi empêcher la plupart des « couacs » gouvernementaux, ce qui n’est pas rien dans une démocratie hyper-médiatique. Reste la fameuse réforme des 80 kms/heure qui fait de gros dégâts dans l’opinion : on attend toujours les fameuses évaluations du dispositif expérimental. Le style de gouvernance reste au fond très « vieux monde », avec une démarche de haut en bas, où la technicité, sur fond de centralisme inoxydable, domine le discours comme l’action. La très forte sollicitation des équipes de Matignon, au bord du burn-out dit-on, en est la manifestation symptomatique : management humain exemplaire ? 

Quant à « l’efficacité », les grands enjeux, notamment en matière de réforme de l’Etat, de refonte du système de protection sociale, de maîtrise des déficits etc. ne dépassent guère le stade de la réponse technicienne. L’exemple du prélèvement à la source en est la meilleure illustration : qui peut soutenir que c’était là l’enjeu prioritaire du système fiscal français ? Sans compter l’embarras flagrant du Pouvoir sur des sujets absolument déterminants pour le pays - et pour son propre avenir politique – comme la question migratoire ou la laïcité.

Pourrait-on en conclure qu'Edouard Philippe peut proposer une bonne méthode de gouvernement mais d'un déficit d'incarnation politique ? 

Christophe Boutin : On peut arriver à cette conclusion, mais tout simplement parce qu’il ne reste finalement à Édouard Philippe que la méthode de gouvernement… et pas les choix politiques. C’est le problème de notre Ve République, dans laquelle le Premier ministre « dirige l’action » d’un gouvernement qui, lui-même, « détermine et conduit la politique de la Nation » (article 20 et 21 de la constitution), quand c’est à l’Élysée que se détermine cette politique, et qu’au mieux Matignon la conduit – sous le regard scrutateur des conseillers du Château. Face à un Président qui reste pour tous, et de la manière la plus claire, le « capitaine du navire », le directeur de la « start-up-nation », Édouard Philippe ne peut avoir comme rôle que celui du bon exécutant, loyal et courageux, qui met en œuvre avec méthode et rigueur les directives émanant de la présidence. Et nul doute que l’évaluation qu’il fera sera à destination de cette dernière, et que c’est bien Emmanuel Macron qui, éventuellement, tranchera le destin des ministres qui seraient jugés défaillants. Reste qu’Édouard Philippe ne semble pas pâtir de ce rapport de force… moins en tout cas que d’autres Premiers ministres de notre Cinquième République !

Christophe de Voogd : La répartition des rôles est claire : l’incarnation politique revient dans le couple exécutif à Emmanuel Macron. Le choix d’Edouard Philippe s’explique (outre la prise de guerre à la droite) par son profil de technicien justement, habitué au rôle de n°2. C’est un peu comme la distinction entre maître d’ouvrage et maître d’œuvre. Répartition et combinaison assez heureuse en somme, parce qu’évitant le conflit au sommet de l’Etat, d’autant que les deux hommes partagent, vu leur formation, une culture technocratique commune.

Mais ces références et réflexes communs peuvent aussi s’avérer problématiques, car le Président doit in fine arbitrer politiquement. Autrement dit la meilleure évaluation de monde ne remplacera jamais le choix politique. Or l’on est arrivé à l’épuisement du « en même temps » sur tous les sujets.

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