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Mission (im)possible ? L’Europe face au défi de la construction d’une souveraineté réelle dans le nouveau monde de Trump
©LUDOVIC MARIN / AFP

L’heure de vérité

Alors que Jean-Yves Le Drian, faisant référence au retrait américain de l'accord sur le nucléaire iranien, a estimé que "les Européens n'ont pas à payer pour le retrait d'un accord par les États-Unis, auxquels ils avaient eux-mêmes contribué", Angela Merkel a déclaré que "le temps où l'on pouvait compter tout simplement sur les États-Unis pour nous (les Européens) protéger est révolu".

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : A l'occasion de son déplacement le 10 mai à Aix-la-Chapelle, Emmanuel Macron a pu réitéré son appel pour une souveraineté européenne en déclarant notamment :"​Acceptons-nous la règle de l'autre ou la tyrannie des événements ou faisons-nous le choix de décider pour nous-mêmes de l'autonomie profonde et donc oui d'une souveraineté européenne ? Qui choisira pour nos concitoyens les règles qui protègent leur vie privée ? Qui choisira d'expliquer l'équilibre économique dans lequel nos entreprises auront à vivre ? Des gouvernements étrangers qui, de fait, organiseront leur propagande ou leurs propres règles ? Des acteurs internationaux, devenus passagers clandestins d'un système qu'ils décident parce qu'ils l’organisent, ou considérons-nous que cela relève de la souveraineté européenne ?"​. Une thématique qui a pu être renforcée par la déclaration d'Angela Merkel, à la même occasion, indiquant que l'Europe ne peut plus se reposer sur les Etats Unis pour sa protection"En imaginant que les européens se mettent d'accord, que devrait faire l'Europe pour retrouver une souveraineté réelle ?

Philippe  Fabry : Il s’agirait moins de la retrouver que de la trouver. L’Europe n’a jamais été souveraine. Les Etats-Nations européens l’étaient, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale où ils se sont trouvés cernés par des super-Etats-nations aussi gros qu’eux tous réunis : les Etats-Unis d’un côté, l’URSS de l’autre. L’Est et l’Ouest de l’Europe sont alors devenus des vassaux de l’un et de l’autre, au sein de l’OTAN et du Pacte de Varsovie. « L’Europe » n’était alors qu’une Communauté Economique Européenne.

Les choses ont changé avec la chute de l’URSS et le délitement du Pacte de Varsovie : le Traité de Maastricht de 1993 a créé l’Union Européenne, ce qui a amorcé l’apparition d’une puissance politique plus indépendante des Etats-Unis : elle s’est élargie sur l’ancien espace communiste, et s’est affranchie du privilège du dollar en créant l’euro – quand la Chine et la Russie expliquent aujourd’hui vouloir mettre fin au privilège du dollar et présentent comme un acte de résistance mondiale la décision d’échanger dans leur propre monnaie, il faut se souvenir que les Européens ont décidé de faire la même chose entre eux depuis vingt ans, et que les Etats-Unis ne l’ont pas empêché.

L’attitude française et allemande à l’égard de l’intervention en Irak en 2003 a été un jalon symbolique sur cette affirmation de l’indépendance européenne.

Mais au bout du compte, il demeure une vérité simple qui est que pour être souverain, il faut être capable de se défendre seul. Et pour cela, il faut une armée. Et pour avoir une armée, il faut un budget.

C’est une constante historique : les Etats unitaires ou fédéraux, avec un budget et une armée permanente, dominent les formes confédérales. Pourquoi l’Angleterre, pourtant plus petite et moins peuplée, a dominé la France au début de la guerre de Cent Ans ? Parce que les rois d’Angleterre avaient une armée permanente, alors que les rois de France devaient recourir au service féodal, c’est-à-dire réunir les troupes de leurs vassaux, les faire se battre ensemble alors qu’elles n’y étaient pas habituées, étaient parfois rivales… ce qui débouchait sur des désastres militaires. La France a gagné la souveraineté, et définitivement rejeté les Anglais à la mer, avec la création de son armée permanente, au XVe siècle.

De même, l’Allemagne a été un champ de bataille pour l’Europe du XVIIe au XIXe siècle, où l’on pouvait toujours compter sur la division des princes, jusqu’à ce que la Prusse fasse l’unité allemande, et que le pays devienne la première force du continent.

Si l’Europe veut véritablement devenir souveraine, cela passe donc nécessairement par la mise sur pied d’une armée européenne, qui implique une certaine solidarité budgétaire.

Edouard Husson : Avant d’entrer dans le coeur du sujet, il faut rappeler que la souveraineté ne doit pas être confondue avec la puissance. Trop souvent, la confusion est faite, même si Emmanuel Macron semble mieux maîtriser le droit que la moyenne des dirigeants européens. Il parle ici essentiellement des règles régissant la vie des Européens. Il est néanmoins nécessaire d’insister sur le fait que Monaco, le Vatican ou le Lichtenstein sont des Etats souverains, malgré leur taille infime: leurs autorités sont libres de leur juridiction, de dire le droit dans des frontières identifiables. Comme le disait le Général de Gaulle, la souveraineté, c’est plus que l’indépendance: c’est l’indépendance exercée de manière responsable, c’est-à-dire dans la réciprocité des relations internationales. La souveraineté, c’est, pour une autorité, la capacité à exercer sa part de responsabilité politique, juridique, sur un territoire identifiable. A la fois il faut rappeler, sans se lasser, que la France peut conserver sa souveraineté pleine et entière dans le monde actuel, ce n’est pas une question de taille ni de puissance. En même temps, plus une puissance est petite, plus l’interaction avec les puissances environnantes offre des garanties à la souveraineté. A l’opposé des Etats-Unis, de la Russie ou de la Chine, qui ont de bonnes raisons de penser que leur souveraineté est garantie par leur seule puissance, la Suisse garantit la sienne par la neutralité et une diplomatie tous azimuts. C’est dans ce sens que la convergence, la coordination des souverainetés européennes peut se justifier. Là où Emmanuel Macron retombe dans l’erreur commune, c’est qu’il ne peut pas y avoir de souveraineté européenne, au sens plein du terme, sans abolition complète de la juridiction des souverainetés nationales. L’Union Européenne est une conjugaison de souverainetés nationales: le Parlement allemand, par exemple, s’est réservé, à tout moment, de retirer l’Allemagne de l’euro; il n’y a pas de souveraineté de la zone euro sur la monnaie mais une co-souveraineté des Etats qui la composent. 

Un tel projet est-il une chimère ? Quelles seraient les concessions à faire par les uns et les autres pour parvenir à rendre réalisable un tel projet de souveraineté européenne ?

Edouard Husson : Une fois les notions précisées, on peut penser qu’il y a un grand intérêt à coordonner, sinon conjuguer les souverainetés nationales pour mieux garantir l’Etat de droit, à l’échelle européenne. Le débat de fond, c’est de savoir dans quelle mesure la tendance des membres de l’Union Européenne à abandonner l’exercice de la souveraineté à une autorité européenne est efficace ou non. Le gros problème de l’UE, c’est que ses membres font les choses à moitié: on cesse de garantir l’exercice du droit dans les frontières nationales sans s’assurer qu’on le garantit au niveau du territoire de l’Union. C’est flagrant en matière d’immigration. Les Etats ont renoncé, largement, au contrôle à leurs propres frontières sans pour autant de doter des mécanismes de contrôle appropriés à l’échelle européenne; la zone Schengen paralyse l’exercice des souverainetés nationales tout en ne disposant pas des mécanismes concrets de co-exercice de ces souverainetés à l’échelle de la zone; il y a encore moins une souveraineté européenne en matière d’immigration. Quelle autorité dirait le droit en matière d’immigration? Le Parlement européen ne dispose pas des attributs de la souveraineté; la Commission n’est qu’une autorité administrative à laquelle le Conseil européen, lieu de la co-souveraineté européenne, laisse la bride sur le cou. Même chose en matière numérique: les Etats n’exercent pas leur souveraineté; vous ne me ferez pas croire que les meilleurs cerveaux français ou allemands ou tchèques ou portugais ne seraient pas capables d’inventer pour le territoire délimité par leurs frontières les moyens d’une protection des règles choisies en matière de souveraineté numérique par leur parlement national. Mais il n’y a pas de garantie de la souveraineté sans l’expression d’une volonté politique. C’est bien le problème majeur que nous avons à l’échelle européenne: comment peut s’exercer une volonté européenne légitime? A chaque fois qu’un peuple vote dans un sens qui ne leur plait pas, la Commission et le Conseil européen (ce dernier trahissant sa mission) s’empressent de déclarer regrettable voire nul et non avenu l’expression du suffrage populaire.

Philippe  Fabry : Cela n’est pas chimérique, mais ne se fait pas d’un claquement de doigts. Pour reprendre l’exemple de l’Allemagne, qui eût cru, en voyant le Saint Empire morcelé de la fin du XVIIIe siècle, que soixante-dix ans plus tard l’Empire allemand serait proclamé dans la galerie des glaces, à Versailles, après une victoire tonitruante sur la France ? Personne, sans doute. Mais pour en arriver là, il a bien fallu soixante-dix ans et quelques guerres.

Aujourd’hui, il y a beaucoup d’obstacles à cette intégration européenne supérieure. La réticence allemande n’est pas le moindre : le fait est que l’Allemagne ne veut pas payer les dépenses de défense nécessaires. Il y a une véritable irresponsabilité du gouvernement allemand depuis des années, qui se cache derrière l’héritage nazi pour justifier son manque d’investissement dans l’appareil militaire. En réalité c’est un faux-semblant : durant la Guerre froide l’Allemagne a dû être rapidement reconstituée et solidement équipée pour prévenir une invasion soviétique. Ce n’est que depuis la chute de l’URSS que l’Allemagne a choisi de jouir pleinement des dividendes de la paix. Cela était admissible jusqu’à il y a quelques années, mais aujourd’hui le monde redevient dangereux et le passé nazi est une excuse commode pour ne pas faire ce qui devrait être fait : l’Allemagne devrait consacrer 2% de son PIB à la défense, elle n’en consacre qu’environ 1,2%, contre environ 2,3% pour la France. L’effort relatif français est donc double de l’allemand.

Et l’attitude allemande est d’autant plus irresponsable qu’elle est en outre mensongère : lorsque Donald Trump a exigé des alliés de l’OTAN, l’Allemagne notamment, qu’ils réhaussent leurs dépenses militaires pour atteindre leur juste part, Madame Merkel a dit une première fois que l’Europe ne pouvait plus compter sur les Etats-Unis. Aujourd’hui que Trump a rompu l’accord avec l’Iran, qu’il n’estime pas assez contraignant, elle a répété la même formule. Pourtant, qui envoie une brigade blindée en Pologne et du matériel dans les pays baltes  pour dissuader la Russie ? Les USA. On a donc le sentiment qu’Angela Merkel a recours à une sorte de chantage affectif pour obtenir le maintien d’un parapluie américain solide sans faire aucun effort de défense.

Or, pour en revenir au problème de la souveraineté, cet effort de défense est central. Si l’Allemagne refuse de le faire, il ne peut pas y avoir d’Europe de la défense, et les appels de Madame Merkel sont tout à fait hypocrites.

Dans une telle configuration, quelle pourrait être la réaction américaine à la réalisation de cette souveraineté européenne ? ​

Philippe  Fabry : On se complaît souvent dans l’idée que les Américains feraient tout pour maintenir l’Europe dans sa vassalité d’après-guerre. Il y a certes, sans doute, aux Etats-Unis des gens qui pensent et agissent dans l’idée que c’est une bonne donne stratégique qu’il faut maintenir, mais ce n’est certainement pas une position unanime, ni même majoritaire.

En réalité, c’est bien souvent une excuse des Européens eux-mêmes. Je citais plus haut l’exemple de l’euro, qui a permis à l’Union européenne de se soustraire en grande partie au privilège du dollar : cela donne une bonne idée de ce que serait une réaction américaine à la réalisation de la souveraineté européenne, c’est-à-dire pas grand-chose.

Aujourd’hui encore, les Etats-Unis ne cherchent pas à diviser l’Europe. Souvenons-nous que Barack Obama s’était même prononcé contre le Brexit. Il est allé jusqu’à employer un ton menaçant pour que le Royaume-Uni ne quitte pas l’Europe.

Il faut se souvenir que les divisions de l’Europe ont été un fardeau pour les Etats-Unis durant tout le XXe siècle : ils ont dû intervenir dans la Grande guerre, libérer l’Europe durant la Seconde, puis la protéger de l’URSS le reste du temps. A chaque fois ce sont les Européens qui ont demandé l’aide des Etats-Unis. Pour l’Amérique, une Europe divisée et faible est une source de problèmes, et d’instabilité ; une Europe unie et capable de se défendre seule est au contraire un gage de paix, de stabilité et de prospérité. Lorsque Trump nous demande de prendre notre défense en main, il est tout à fait dans cette perspective.

De fait, les Etats-Unis redoutent une division de l’Union européenne, et l’on sait pourquoi si l’on se souvient de qui la recherche : Vladimir Poutine. C’est le Kremlin, pas la Maison-Blanche, qui finance les partis eurosceptiques en Europe. C’est la Russie qui aurait intérêt à voir éclater l’Union européenne, afin de n’instaurer que des relations bilatérales dans lesquelles la position russe serait bien plus dominante que face au bloc européen.

Toujours dans le même sens, depuis des années les présidents américains, de George W. Bush à Donald Trump, exigent un effort militaire accru des Européens pour leur propre défense, alors que Poutine, lui redoute une telle augmentation des budgets militaires, et est sur la même ligne que du temps de l’URSS, qui vise à encourager le pacifisme en Europe, précisément pour obtenir une baisse de ces budgets.

Edouard Husson : La relation aux Etats-Unis est un autre révélateur des contradictions européennes. Premièrement, il faut rappeler que nous partageons avec les Etats-Unis une même conception de l’Etat de droit. Les Etats-Unis restent même plus respectueux que la plupart des Etats européens de l’habeas corpus, de la séparation des pouvoirs etc.... Ensuite, c’est un fait que les Etats-Unis ont accumulé une telle puissance qu’ils essaient d’imposer leur vision du droit sans respecter les frontières. Et il est bien clair que l’Union Européenne a figé l’ambiguïté profonde qui entoure la souveraineté des nations européennes: les traités qui la fondent se réfèrent à l’OTAN. L’OTAN n’est pas une organisation supranationale mais une alliance de nations souveraines; pour autant les Etats européens se sont privés largement de la possibilité pratique de sortir de l’OTAN; même la France, que le Général de Gaulle avait fait sortir du commandement intégré en 1966, n’a pas montré l’exemple en 1990 en demandant la dissolution complète de l’alliance; et elle a même été accueillie à nouveau dans le commandement intégré de l’OTAN en 2009. C’est pourquoi on ne peut qu’être profondément sceptique en voyant les Européens s’offusquer de la sortie américaine de l’accord avec l’Iran. Peut-on être dans l’OTAN et critiquer une décision fondamentale des Etats-Unis sans en sortir? Peut-on prendre au sérieux Madame Merkel quand elle dit ne plus pouvoir compter sur la protection américaine sans pour autant demander aux Américains de retirer leurs bases d’Allemagne? S’il est un domaine où l’absence de « souveraineté européenne » et même de coordination des souverainetés nationales à l’échelle de l’Europe est flagrant, c’est celui de la défense. On comprend bien le malaise de tel ou tel gouvernement devant la montée des tensions avec l’Iran; mais allez-vous convaincre la Pologne, par exemple, de renoncer à la protection de l’OTAN contre ce qu’elle croit être une menace russe? Le piège dans lequel les grands pays européens comme la France et l’Allemagne se sont enfermés en 1990/92 - rester dans l’OTAN puis affirmer le caractère crucial de celle-ci pour l’UE s’est depuis longtemps refermé sur nos pays: et le précédent de 2003 devrait être dans toutes les mémoires: après avoir beaucoup protesté contre la guerre américaine arbitraire en Irak, Chirac et Schröder sont rentrés dans le rang et ont abandonné Poutine. Emmanuel Macron et Angela Merkel n’ont même plus Poutine à leurs côtés: vont-ils tenir longtemps face à Trump?

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